Traduire en portugais sous Salazar ou la contrainte du crayon bleu – l’exemple des Parents terribles de Jean Cocteau

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Mots-clés

censure, salazarisme, Cocteau, Les Parents terribles, traduction

Palavras chaves

censura, salazarismo, Cocteau, Os Pais terríveis, tradução

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Texte

« Ecidi escrever ortado ; poupa assim o rabalho a quem me orta»1 , in Maria Velho da Costa, Desescrita, 1973.

Les réflexions menées dans le cadre la journée d’études intitulée « Dictatures, censures et répression dans les mondes lusophones XXe et XXIe siècles » 2ont permis de mettre l’accent sur le lien ténu entre production intellectuelle, artistique et littéraire et censure dans les pays d’expression lusophone. Si l’on s’en tient exclusivement aux formes et aux contours de la censure à l’encontre de la littérature écrite au Portugal, force est de constater que la riche bibliographie3 produite tant au Portugal qu’au Brésil tend à confirmer les propos de l’essayiste Jacinto Prado Coelho qui considère que « la censure est la marque de fabrique de la littérature portugaise »4. Il s’agit ici d’analyser le véritable travail de sape exercé par les censeurs du régime salazariste, en particulier sur la traduction en portugais du Brésil de la pièce Les Parents terribles de Jean Cocteau. Avant de tenter de percer, en quelque sorte, les arcanes des services de la censure de l’Estado Novo, il est utile dans un premier temps de rappeler brièvement avec Graça Almeida Rodrigues5 les logiques et les enjeux de la censure au Portugal pendant la période de l’Estado Novo.

Aspects de la censure au Portugal sous l’Estado Novo

Dans cet ouvrage qui fait autorité sur l’histoire de la censure au Portugal, Graça Almeida Rodrigues rappelle que « si la censure inquisitoriale et la Real Mesa Censória ont établi au Portugal les bases de la censure et son fonctionnement», au cours des XIXe et XXe siècles, cette dernière est « un véritable baromètre de l’idéologie politique des gouvernements qui se sont succédé6. » En effet, jusqu’à la Révolution libérale de 1820 la censure préalable est en vigueur, et il faut attendre 1822 pour que la liberté d’expression soit constitutionnellement reconnue, bien avant le retour au Portugal de D. João VI après son exil au Brésil. Le texte base de la Constitution de 1822 prévoit en effet dans son article premier que  « toute personne peut imprimer, publier et vendre dans les États Portugais tous livres ou écrits sans censure préalable7 ». La liberté d’expression est également consacrée par la Carta Constitucional de 1834, par la Constitution de 1838 et par celle de 1911 instituant la première République portugaise8. La censure ne réapparait au Portugal qu’après le coup d’État du 28 mai 1926, qui met à fin à la Première République et instaure la Dictature militaire. Mais c’est avec la Constitution de l’Estado Novo de 1933 que la censure est officiellement réintroduite par l’article 2 du décret 22 469 du 11 avril 1933, qui stipule que « les publications périodiques définies par la loi sur la presse, ainsi que les feuilles volantes, les feuillets, les affiches et autres publications, dès lors que ces derniers portent sur des sujets à caractère politique ou social sont assujetties à la censure préalable. » 9

L’article 3 de ce même décret définit d’ailleurs avec clarté la fonction sociale de la censure :

[…] la censure aura pour seul objectif d’empêcher la perversion de l’opinion publique dans sa fonction de force sociale et devra être exercée de façon à la défendre de tous les facteurs qui la désorientent contre la vérité, la justice, la morale, la bonne administration et le bien commun, et de façon à éviter que les principes fondamentaux de l’organisation de la société ne soient attaqués10.

Un décret-loi du 14 mai 1936 élargit même le champ d’action de la censure à la presse étrangère en interdisant notamment « l’entrée au Portugal, la distribution et la vente de journaux, revues et autres publications étrangères contenant des matières dont la divulgation ne serait pas permise dans des publications portugaises11 ». En novembre 1936, Salazar exige que les services de l’État se dotent d’un Règlement des Services de la Censure. Publié au Journal Officiel (Diário do Governo), ce document ordonne qu’en matière de censure « [soient] interdits les espaces laissés en blanc, les encarts ou écrasements, intercalés de dessins ou d’annonces, ou toute indication permettant de déduire l’intervention de la censure12 ». En 1944, toujours par la volonté de Salazar, la censure devient légalement un organe de formation et de propagande politique. La Direcção Geral dos Serviços de Censura (DGSG) est intégrée au Secretariado Nacional da Informação (SNI) et devient selon Mário Soares « l’arme absolue de Salazar13 ». Comme le souligne Oliveira Marques, « de tous les mécanismes répressifs la censure fut sans aucun doute le plus efficace, celui qui a réussi à maintenir le régime à l’abri de tout changement structurel pendant quatre décennies14 ». Si, comme le rappelle l’historiographie portugaise, Salazar a utilisé la censure pour se maintenir au pouvoir de 1933 à 1968, son successeur, Marcello Caetano, de 1968 à 1974, malgré une loi sur la presse plus libérale, n’abolit pas pour autant la censure15 qui reste une réalité contraignante pour la création artistique et intellectuelle, comme l’admet d’ailleurs le romancier Ferreira de Castro dans une interview concédée au journal portugais Diário de Lisboa :

Écrire dans ces conditions [celle de la censure] est une véritable torture. Car le mal ne situe pas seulement dans ce que la censure interdit mais aussi dans la crainte de ce qu’elle peut interdire. En écrivant, chacun de nous pose sur sa table de travail un censeur imaginaire et cette présence invisible nous retire toute spontanéité, coupe tout notre élan, oblige à masquer notre pensée, toujours cette obsession lancinante : les censeurs laisseront- ils passer ce que je viens d’écrire16 ?

« Véritable chambre de torture des mots» 17  selon le romancier José Cardoso Pires, la censure ne sera abolie qu’à la suite de la Révolution des capitaines, le 25 avril 1974 ; la liberté de la presse sera définitivement consacrée par l’article 37 de la Constitution de 1976 :

Toute personne a le droit d'exprimer librement sa pensée et de la divulguer par la parole, par l'image ou par tout autre moyen, ainsi que le droit d'informer, de s'informer et d'être informée, sans entraves ni discriminations. L'exercice de ce droit ne peut être entravé ou limité par aucun type ni aucune forme de censure.18

Pour avoir une idée plus précise de l’organisation et des agissements de la censure pendant le fascisme, les travaux produits par Alexandra Assis Rosa19 clarifient un certain nombre de points. Concernant l’identité des censeurs, l’universitaire portugaise souligne qu’il existe toute une constellation d’organismes étatiques jouant un rôle prépondérant en la matière. À la tête de cette entreprise de censure, se trouve le président du Conseil, Salazar lui-même. Dès 1933, le dictateur portugais légitime le rôle essentiel de la censure dans une formule restée célèbre dans un de ses premiers discours en tant que président du Conseil : « politiquement il n’existe que ce dont le public connaît l’existence20 ». Directement sous les ordres du Ministère de la Guerre entre 1926 et 1927 puis sous les ordres du Ministère de l’Intérieur entre 1927 et 1974 et donc de Salazar puis de Marcelo Caetano à partir du 28 septembre 1968, se trouve la Direcção Geral dos Serviços da Censura à Imprensa (DGSCI) qui est, en somme, la clef de voûte de la censure au Portugal. Organisée et longtemps dirigée par le commandant Álvaro Salvação Barreto, la DGSCI est majoritairement constituée d’officiers à la retraite dont les fonctions consistent à concurrencer et à doubler les travaux du Secrétariat National de l’Information, de la Culture Populaire et du Tourisme, le SNI, dirigé jusqu’en 1958 par António Ferro. Également constitué d’officiers à la retraite, le champ d’action du SNI s’étend à tout ce qui concerne les arts, la culture, les journaux, la télévision. Les historiens portugais le notent, la cohabitation entre la DGSCI et le SNI est souvent difficile, les décisions de l’un ou de l’autre organisme sont parfois antagoniques. Rappelons que la censure s’exerce également dans les bibliothèques publiques, les établissements d’enseignement primaire, secondaire et universitaire, au sein des librairies et des musées. Le précieux tampon « Visado pela Comissão de Censura » [Visé par la Commission de censure]  apposé sur toutes les publications est obligatoire. La censure veille également à chasser des publications et des créations « toute parole critique ou subversive, tout ce qui pourrait causer alarme et porter atteinte à la tranquillité du peuple portugais » 21. Les censeurs ont également pour mission de promouvoir le patriotisme économique et veillent aussi à faire sortir du champ public toutes les publications qui porteraient préjudice aux relations du Portugal avec les autres pays. Plus largement, ils bannissent toutes les formes de langage considérées comme « inconvenantes ». Ne pouvant interdire la presse, la radio et la télévision du fait même de leur intérêt en termes de propagande, les personnels liés au service de la censure prennent soin de conseiller les organes de presse, de radio, de télévision à ne pas évoquer des sujets qui fâchent le régime et risqueraient de le desservir. « A bem da Pátria » [Pour le bien de la Patrie], les informations sur les divorces, les suicides, la délinquance juvénile, les crimes passionnels, les conflits au travail, les bidonvilles, la faim, les enfants aux pieds nus vendant les journaux ou de l’eau dans la ville basse de Lisbonne ou de Porto, les questions liées à la consommation de drogue, l’homosexualité, le nudisme, la prostitution, les avortements, l’alcoolisme, les maladies mentales ou encore la mortalité infantile, tous ces sujets de société n’existent pas dans la mesure où le public ne sait pas qu’ils existent. Ce recours systématique à la censure est justifié par le fait que « Salazar rejette non seulement la souveraineté du peuple mais aussi la liberté des Portugais car il considère que ces derniers ne sont pas prêts ni civiquement ni moralement à accepter cette liberté22 », dès lors que le président du Conseil considère que « le peuple portugais est sentimental, émotif, crédule23 » et qu’il est composé d’hommes « qui sont comme ils sont et non comme certains voudraient qu’ils soient24 ». À cet égard, il est intéressant de noter que dans le journal O Século du 23 mars 1937, Salazar justifie l’usage de la censure en affirmant que son pays se trouve dans la situation d’un malade dont il aurait la charge et « il est donc indispensable, pour son repos, de l’épargner, car on ne doit pas crier inutilement dans la chambre d’un malade » 25.

Comment déceler la censure ?

Travailler sur la censure pendant la période de l’Estado Novo, c’est, en somme, être confronté à l’absence de preuves de son existence. C’est justement cette censure qui ne dit pas son nom qui produit une autre forme de censure, plus insidieuse, plus dévastatrice : l’auto-censure difficilement décelable et interprétable parce qu’elle se loge, en quelque sorte, dans les interstices du texte. Appréhender cette forme particulière de censure implique un travail d’archéologie textuelle sur les manuscrits laissés à la postérité par les auteurs et oblige à interroger le péritexte privé. Pour avoir une chance de la déceler, il faudrait donc se plonger sur la correspondance de l’auteur avec son éditeur, avec ses proches, consulter les journaux intimes quand ceux-ci existent, en vue de cerner l’emprise de la censure sur les procédés créatifs des littérateurs. Pour se rendre compte du travail de sape de la censure, il est, semble-t-il, plus judicieux d’interroger les documents avérés en matière de censure.

Notre recherche sur la censure au Portugal et en particulier sur ses effets sur la création artistique et littéraire permet de constater que ces études remontent à la fin des années 1990 et non à la période de la Révolution des Œillets. Deux ouvrages sont essentiels pour comprendre les enjeux de la censure au Portugal pendant la période de l’Estado Novo. Ces deux études fondamentales de Cândido de Azevedo —A Censura de Salazar e Marcelo Caetano et Mutiladas e Proibidas — n’ont pu voir le jour que grâce à la réorganisation dans les années 1990 de l’Institut des Archives Nationales de la Torre do Tombo, notamment au classement des archives de Salazar et à la réunion des archives de la Direcção-Geral dos Servicos de Censura dans un unique et épais dossier intitulé Livro negro da censura26. Le colloque « Traduzir em Portugal durante o Estado Novo27 », organisé en 2009 à l’Université Catholique de Lisbonne, a mis par ailleurs en lumière les exactions de l’appareil répressif de l’Estado Novo à l’encontre des œuvres étrangères traduites. En consultant les actes de cette manifestation, nous avons pu constater que la littérature française traduite en portugais pendant la période salazariste n’avait pas été suffisamment étudiée. Cela voudrait-il dire que la littérature française qualifiée par le dictateur portugais de « maudite littérature française » ait été épargnée par la censure ? Il est vrai que la littérature nationale fut plus visée par la censure que les littératures étrangères, dans la mesure où, comme l’affirme José Cardoso Pires, « les censeurs étaient plus tolérants dans l’appréciation des œuvres signées par des auteurs étrangers28 » Concernant la lecture des œuvres étrangères, notons tout d’abord que la censure n’empêchait pas les opposants au régime, bien souvent lettrés, d’avoir accès aux œuvres originales en français dans la mesure où cette génération rebelle, parfaitement francophone, issue de la bourgeoisie se procurait par différents moyens clandestins les œuvres en langue originale. Un véritable réseau de distribution clandestine de livres en langue étrangère via les librairies notamment de la Baixa et du Bairro Alto de Lisbonne et par les clubs de lecteurs s’était constitué. Malgré les interdictions de la censure, des ouvrages comme les textes de Sartre Le Diable et le bon Dieu, Le Mur, Les Mains sales, mais aussi Mémoires d’une jeune fille rangée, Les Bouches inutiles de Simone De Beauvoir, Le Portugal et Salazar de Christian Rudel ou encore les livres de Jorge Amado comme Capitães da Areia, interdit en 1952 puis en 1965, sont lus clandestinement à Lisbonne, Porto et Coimbra29. En réalité, sous l’Estado Novo, toute une bibliothèque d’origine étrangère, espagnole, anglaise, française et brésilienne et donc a priori subversive pour le régime circulait sous le manteau au grand dam des autorités. Naturellement, le pouvoir de l’Estado Novo ne pouvait que s’en prendre aux traductions de ces œuvres étrangères pour filtrer ou atténuer leur impact subversif sur le grand public30. En censurant les œuvres traduites, notamment en langue française, Salazar a définitivement isolé le Portugal des courants de pensée moderne. L’enjeu pour ce régime viscéralement anti-communiste et anti-libéral était de durer, de perdurer coûte que coûte. Filtrer ou interdire les traductions c’était en somme fermer le pays aux influences étrangères envisagées comme néfastes et constituait le meilleur moyen de maintenir les Portugais isolés, « fièrement seuls », selon le slogan officiel du régime. La consultation des archives nationales de la Torre do Tombo permet un accès direct aux rapports rédigés par les autorités de censure de l’Estado Novo. Ils portent sur des ouvrages en langue portugaise mais aussi sur des demandes spécifiques d’adaptation d’œuvres étrangères pour lesquelles l’aval de la Commission de Censure constituait la condition sine qua non à une autorisation de publication ou/et de représentation publique.

Un de ces rapports a particulièrement attiré notre attention car il permet de se faire une idée plus précise des méthodes utilisées par les censeurs à l’époque salazariste et nous renseigne sur cet appareil répressif qui taillade et mutile la littérature au nom de la raison d’État.

La censure «in progress»

Il s’agit d’une demande formulée par le régisseur de la compagnie de théâtre Rey Colaço Robles Monteiro auprès du directeur du théâtre national Dona Maria II de Lisbonne, le Dr. António Carlos Leónidas en vue de la représentation de la pièce de Jean Cocteau Les Parents terribles31. L’auteur du projet se soumet à la procédure en vigueur et transmet donc le texte en portugais de Jean Cocteau traduit en portugais du Brésil par Carlos Brant. Dans le courrier du 11 avril 1963 (cf. document 1) adressé au directeur du théâtre national accompagnant le tapuscrit de la pièce, Rey Colaço Robles Monteiro prend soin d’indiquer aux autorités de censure qu’il s’agit d’une demande de première approbation car l’intention de la compagnie est de livrer dans un second temps aux autorités de la censure une traduction portugaise du Portugal de cette même pièce. Dans la suite de son courrier, il indique le nom du traducteur qui se chargera de traduire Les Enfants terribles, il s’agit de Francisco Mata. Rey Colaço Robles Monteiro conclut en demandant officiellement que le manuscrit soit soumis à l’Inspection des Spectacles. Si on se souvient des principaux éléments de la pièce de Cocteau, on imagine aisément que Les Parents terribles n’a aucune chance d’échapper aux fourches caudines de la censure. L’intrigue est en soi subversive et elle ne peut qu’être rejetée par les autorités de censure de l’Estado Novo. Les Parents terribles met en scène le jeune Pitch, âgé de 22 ans, qui tombe amoureux d’une jeune fille de son âge, Madeleine. Abusé par sa propre mère, il décide de présenter à sa famille celle dont il est amoureux sans même savoir qu’elle est la maîtresse de son père.

Le directeur du théâtre national, très au fait de la procédure mais n’ayant probablement pas lu la pièce, transmet par courrier du 29 avril 1963 (cf. document 2) adressé à l’Inspecteur-chef de l’Inspection des Spectacles le tapuscrit de la traduction en question et retranscrit dans le corps de sa lettre dactylographiée l’intégralité du message que lui a adressé quelques jours auparavant Rey Colaço Robles Ribeiro.

La version brésilienne de Os Pais terríveis envoyée par Rey Colaço Robles Monteiro aux autorités de censure est, par endroits, l’objet d’observations écrites au crayon, en bleu et en rouge. L’intention première du censeur est d’émender le caractère sulfureux du texte de Jean Cocteau. Pour ce faire, il élimine les expressions ou les mots jugés familiers et les remplace par des structures langagières plus policées. Ce procédé qui relève de l’ennoblissement trahit les intentions du dramaturge du fait de la destruction des réseaux signifiants sous-jacents32 inscrits dans le texte de Cocteau. Nous pouvons lire, en effet, sous la plume de Jean Cocteau : « Michel a passé la nuit chez une femme » ; le traducteur brésilien Carlos Brant maintient l’impudeur du texte de départ en traduisant avec justesse : « Miguel passou a noite com uma mulher ». À l’inverse, le censeur (cf. document 3) rature la version brésilienne et modifie substantiellement à l’aide de son crayon bleu le sens initial de la phrase : « Miguel passou a noite fora por causa de uma mulher » [Michel a passé la nuit dehors à cause d’une femme]. Par ce jeu de biffages, le censeur crée une ambiguïté quant aux activités nocturnes de Miguel, même si, dans la suite des dialogues, la phrase « Miguel já é homem » [Michel est déjà un homme] vient confirmer les réelles activités du personnage au domicile de cette femme. Plus loin dans le déroulement de la pièce, Léonie dit à Yvonne : « Querias que eu fosse amante do Jorge para te veres livre dele ? », phrase qui traduit idéalement la réplique de Cocteau : « tu voudrais que je sois l’amant de Georges pour t’en débarrasser ? ». Le censeur anonyme armé de son crayon bleu transforme une nouvelle fois le texte de la traduction (cf. document 4) : « Querias que me interessasse pelo Jorge para te veres livre dele ? » / « tu voudrais que je m’intéresse à Jorge pour t’en débarrasser ? ». En supprimant le mot « amant » jugé impropre et en le remplaçant par le verbe « interessar-se », le censeur introduit une ambigüité lexicale polysémique33, dans la mesure où le segment « interessasse pelo Jorge » admet deux sens, l’un à connotation érotique, l’autre marquant une simple sympathie ou bienveillance.

Quoi qu’il en soit, l’identité de ce re-traducteur/censeur interroge. Qui est ce censeur qui rature, raye et transforme la traduction brésilienne de Os Pais terríveis ? En comparant les écritures des différents rapports finaux, il est aisé de constater que l’un des censeurs, le plus sensible aux qualités dramatiques de la pièce de Cocteau, est l’auteur de ces interventions sur la version brésilienne de Os Pais terríveis. Dans un document final qu’il rédige le 14 juin 1963 (cf. document 5), le censeur donne un avis final défavorable (« la pièce est irreprésentable au Portugal») accompagné d’un argumentaire nuancé bien différent des avis très tranchés de ses collègues censeurs. Il prend soin en effet de signaler que « la pièce Os Pais terríveis est sans aucun doute une œuvre d’un très grand pouvoir dramatique qui, représentée par une bonne compagnie de théâtre, constituerait inévitablement un spectacle d’une grande valeur artistique ». Si l’on compare la calligraphie de ce rapport avec les corrections apportées dans le tapuscrit, on constate qu’il s’agit de la même écriture, celle de ce censeur/re-traducteur anonyme. Il semble qu’en se lançant dans le rewriting de la version brésilienne des Parents terribles le censeur ait voulu donner toutes ses chances au projet de représentation d’aboutir. Bien vite, en avançant dans sa lecture, il semble se rendre compte du caractère excessivement subversif de la pièce de Cocteau. Il s’interrompt dans cet exercice de mise en conformité de la pièce aux canons de l’Estado Novo et s’attache à partir de la scène 3 de l’acte 1, à l’instar de ses collègues censeurs, à souligner toujours avec le même crayon bleu les termes ou les passages qui rendent, selon lui, la pièce « irreprésentable » au Portugal. Le tapuscrit passe entre plusieurs mains au fil de la procédure. L’un des censeurs, le plus zélé, utilise un crayon rouge pour signaler tous les passages déjà signalés en bleu par son collègue. Non content de dresser la liste des mots bannis par le service de censure, l’homme au crayon rouge raye d’un grand trait des répliques entières de la pièce. L’une de ces répliques a attiré notre attention. Il s’agit de celle dans laquelle Michel interroge Yvonne (cf. document 6) : « Pour quelles raisons irais-je à la recherche d’une femme de ton âge ? » En réalité, ces interventions en bleu et en rouge sur le tapuscrit préparent la mise à mort de Os Pais terríveis. Le couperet de l’interdiction tombe le 23 juillet 1963, soit un peu plus de trois mois après la demande formulée par Rey Colaço Robles Monteiro. L’autorité de censure appose le tampon « Proibida » [Interdite] sur la page de garde du tapuscrit (cf. document 7) ; les autres pièces versées au dossier de censure de Os Pais terríveis contiennent les rapports finaux des quatre censeurs. Un premier considère (cf. document 8) que cette pièce est « néfaste pour la société » du fait que « la valeur esthétique de la pièce ne justifie pas que soit représentée publiquement l’histoire d’une famille qui vit, réagit, […] et résout ses problèmes en contradiction avec les principes les plus élémentaires de la morale ». Un autre censeur, plus virulent, considère (cf. document 9) que la pièce de Cocteau dans sa version brésilienne  est une « œuvre dispersée » et s’oppose à sa représentation au Portugal : « concepts erronés et inacceptables ; vices et défauts de l’éducation familiale propre à une bourgeoisie agonisante, dialogues et situations scabreuses aux implications graves et indésirables au plan moral et social ». Le troisième censeur souligne que « même une version portugaise de la pièce ne mériterait pas d’être approuvée » (cf. document 10). Le quatrième censeur condamne les concepts « presque toujours exprimés par Léonie, qui déprécie le foyer, le mariage, l’autorité des parents, et justifie l’adultère ». Ces rapports sont à l’origine de l’interdiction prononcée le 23 juillet 1963 (cf. document 11) à l’encontre de la représentation en portugais de la pièce de Cocteau Les Parents terribles au théâtre national Dona Maria II. Ils s’inscrivent dans la logique de défense des valeurs qui font l’essence même de l’Estado Novo et qui s’articulent autour de la devise si chère à Salazar : « Dieu, Patrie et Famille ». Ainsi la représentation de la pièce de Cocteau Les Parents terribles / Os Pais terríveis au théâtre national Dona Maria II constitue pour les censeurs salazaristes un danger tant il est vrai que le dramaturge français s’attaque avec virulence à la famille bourgeoise traditionnelle. Dans le tapuscrit, les mots « burguesia » [bourgeoisie] , « pontos de vista burguês » [points de vue bourgeois], les répliques comme « já vens com a velha moral das famílias » [te revoilà avec ta vieille morale des familles] ou encore « quando era pequena queria casar com a mãe » [quand j’étais petite je voulais me marier avec maman] sont, sans surprise, doublement soulignés, en rouge et en bleu. Plus loin dans le texte de la traduction, en mettant en avant le désir charnel dans des énoncés comme « Há quantos tempo que não beijas » [cela fait combien de temps que tu ne m’embrasses pas], « um rapaz pede estar ligado a uma mulher carnalmente » [un garçon demande à être lié à une femme charnellement], « ter essa mulher na carne » [avoir cette femme dans la peau] ou encore le terme « prostituta » [prostituée],  Cocteau, via la traduction brésilienne, subvertit et réinvente un discours sur le corps, en général et sur la sexualité en particulier, que l’Estado Novo ne peut que rejeter du fait de ses relations de forte proximité avec l’Église catholique romaine34. Les censeurs soulignent en rouge et en bleu les allusions directes au suicide allié à la sexualité et à l’adultère : « tu pensas suidicar-te porque amo uma moça » [tu penses te suicider parce que j’aime une fille]. Symptomatique de cette censure préalable est le titre de l’acte III intitulé « Pecado original » [Péché originel] qui est barré d’une croix dans l’exemplaire fourni aux autorités de censure (cf. document 11), car il met probablement trop en lumière, aux yeux des censeurs, les intentions de Jean Cocteau dans Les Parents terribles : mettre en scène une tragédie familiale aux connotations incestueuses.

Si en 1963, comme nous venons de le voir, les redoutables censeurs de l’Estado Novo ont eu raison des Parents terribles de Cocteau, il n’en reste pas moins qu’en 1974, les enfants terribles de la Révolution d’Avril ont eu raison de la terrible censure qui pendant quarante années, à grands coups de crayon bleu et rouge, a mutilé la littérature portugaise et étrangère. Le public portugais devra néanmoins attendre les années 1980 pour pouvoir assister à la représentation de Os Pais terriveis35. La pièce de Jean Cocteau ne sera en effet mise en scène en portugais qu’en 1986 par Fernanda Lapa et représentée au théâtre Prótea de Oeiras puis à l’Institut Franco-Portugais de Lisbonne36. Il semble que l’on puisse affirmer que cette mise en scène en langue portugaise met symboliquement un terme à ce travail méthodique et systématique de mutilation de la littérature auquel les censeurs salazaristes se sont adonnés ʺen toute légalitéʺ mais impunément pendant quatre décennies. En procédant à quelques recherches sur la réception des Os Pais terríveis par Fernanda Lapa, il est frappant de constater que le public portugais de 1986 ne semble pas avoir eu conscience des vicissitudes dont fut l’objet la pièce de Cocteau à l’époque salazariste, dans la mesure où aucune allusion à la demande de représentation du régisseur Rey Colaço Robles Monteiro auprès des services de censure n’est mentionnée dans les documents de presse consultés. Sans nécessairement remettre en cause les jugements critiques que l’on peut émettre sur le travail de mise en scène de Fernanda Lapa, la lecture des documents tirés du Livre noir de la censure que nous venons de proposer semble pouvoir apporter un nouvel éclairage tant sur les années de plomb du Salazarisme que sur la réception du théâtre français au Portugal.
Annexes37

Document 1

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Document 3

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Document 6

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Document 7

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Document 8

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Document 9

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Document 10

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Document 11

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Notes

1 J’ai écidé d’écrire oupé ; cela économise le ravail de celui qui me oupe. Retour au texte

2 Cf. Journée d’études Institut de Recherche et d'Études Culturelles (IRIEC, Toulouse) organisée le 11 mai 2012 par Marc Gruas in http://www.canalu.tv/producteurs/universite_toulouse_ii_le_mirail/colloques/dictatures_censures_et_repression_dans_les_mondes_lusophones_xxe_et_xxie_siecle [Page consultée le 01/08/2014]. Retour au texte

3 Cf. Graça Almeida Rodrigues dans Breve História da Censura Literária em Portugal, Lisbonne, Biblioteca Breve, 1980, pp. 107-111. Retour au texte

4 Jacinto Prado Coelho, Originalidade da Literatura Portuguesa, Lisbonne, Biblioteca Breve, 1977, pp. 55-58. Retour au texte

5 Graça Almeida Rodrigues, op. cit., p. 51. Retour au texte

6 Ibidem. Retour au texte

7 Cf. http://debates.parlamento.pt/Constituicoes_PDF/bases_crp1822.pdf [Page consultée le 01/08/2014]. Retour au texte

8 Pour une lecture intégrale de ces textes constitutionnels, cf. http://debates.parlamento.pt/?pid=mc [Page consultée le 01/08/2014]. Retour au texte

9 Cf. http://hemerotecadigital.cm-lisboa.pt/LeisdeImprensa/EstadoNovo.htm [Page consultée le 01/08/2014]. Retour au texte

10 Cf. http://hemerotecadigital.cm-lisboa.pt/LeisdeImprensa/EstadoNovo.htm [Page consultée le 01/08/2014]. Retour au texte

11 Cf. Décret-loi 26 589 du 14 mai 1936 cité par Graça Almeida Rodrigues, op. cit., p. 68. Retour au texte

12 Il s’agit de l’article 33 du Diario do Governo cité par Graça Almeida Rodrigues, ibidem. Retour au texte

13 Mário Soares, Portugal Amordaçado - Depoimento Sobre os Anos do Fascismo, Lisbonne, Arcádia, 1974, p. 151-152. Retour au texte

14 Oliveira Marques, História de Portugal, Vol. II, Lisbonne, Palas Editores, p. 299. Retour au texte

15 La censure est régie par la loi n° 5/71 du 5 novembre 1971 publiée au Journal Officiel (Diário do Governo) n° 260 qui prévoit que : « les commissions de censure sont subordonnées au Ministre de l’Intérieur, par l’intermédiaire de la Direction Générale des Services de Censure. » Cf. http://hemerotecadigital.cm-lisboa.pt/LeisdeImprensa/EstadoNovo.htm Retour au texte

16 Diário de Lisboa, 17 novembre 1945, in Ferreira de Castro, Eleições Legislativas – Subsídios para a história da vida portuguesa (1945/1973), octobre 1973.  Retour au texte

17 José Cardoso Pires, “Dinossauro excelentíssimo”, A República dos corvos, Lisbonne, Dom Quixote, 1988, pp.142-143. Retour au texte

18 Cf. http://hemerotecadigital.cm-lisboa.pt/LeisdeImprensa/Pos25deAbril.htm [Page consultée le 01/08/2014]. Retour au texte

19 Alexandra Assis Rosa, « Politicamente só existe o que o público sabe que existe » - Um Olhar Português Sobre a Censura: Levantamento Preliminar” in http://alexandra.assisrosa.com/HomePage/Publications_Publicacoes_files/Rosa-2009d.pdf [Article consulté le 1/08/2014] Retour au texte

20 Constat dressé par Salazar le 26 octobre 1933 lors de l’inauguration du SPN in Discursos de Salazar, (Propaganda Nacional)— Discursos, Vol. I, p. 259. Retour au texte

21 Cf: Dicionário da História de Portugal, Volume VII, Coord. António Barreto e Maria Filomena Mónica, Porto, Livraria Figueirinhas, 1999, p. 275. Retour au texte

22 Idem., p. 281. Retour au texte

23 Ibidem. Retour au texte

24 Idem Retour au texte

25 Citée par Joaquim Cardoso Gomes dans Os militares e a censura: a censura à imprensa na ditadura militar e Estado Novo (1926-1945), Lisbonne, Livros Horizonte, p. 182. Retour au texte

26 Pour consulter le Livro negro da censura, cf. http://digitarq.dgarq.gov.pt/ Retour au texte

27 Teresa Saruya, Maria Lin Moniz et Alexandra Assis Rosa, Traduzir em Portugal durante o Estado Novo, Lisbonne, Universidade Catolica Editora, 2009, 357 p. Retour au texte

28 Citée par Cândido de Azevedo dans Mutiladas e proibidas : para a historia da censura em Portugal em tempos do Estado Novo, Lisbonne, Caminho, 1997, p. 201. Retour au texte

29 Pour consulter l’intégralité de la liste dressée par Maria Luisa Alvim des 508 titres d’ouvrages censurés sous le régime fasciste, cf. http://eprints.rclis.org/9342/1/livros_proibidos.pdf [Page consultée le 01/08/2014]. José Brandão dans Livros proibidos nos anos da ditadura de 1933 à 1974 identifie pour sa part 900 titres, cf. http://pt.scribd.com/doc/105625590/Livros-Proibidos-na-ditadura [Page consultée le 01/08/2014]. Retour au texte

30 Notons qu’à cette époque-là, la notion de grand public de lecteurs concerne une partie très réduite de la population du fait du nombre important d’analphabètes, 70% en 1930, 50% en 1940, 42 % en 1950, 35 % en 1960 et 25 % en 1970. Cf . http://www.dgeec.mec.pt/np4/172/%7B$clientServletPath%7D/?newsId=196&fileName=50_Anos_VolI.pdf. [Page consultée le 01/08/2014]. Retour au texte

31 Pour consulter l’intégralité du dossier «Os Pais terríveis » cf. http://digitarq.dgarq.gov.pt/details?id=4321537. [Page consultée le 01/08/2014]. Retour au texte

32 Sur les notions d’ennoblissement et de destruction des réseaux signifiants sous-jacents, cf. Antoine Berman, La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 68-69. Retour au texte

33 Comme le souligne David Nicolas dans le Dictionnaire de sémantique « une forme est sémantiquement ambiguë si on peut lui faire correspondre au moins deux sens distincts » cf. http://www.semantiquegdr.net/dico/index.php/Ambigu%C3%AFt%C3%A9 [Page consultée le 01/08/2014]. Retour au texte

34 Si officiellement la séparation entre l’Église et l’État est inscrite dans la Constitution portugaise de 1933 (cf. Titre X. Des relations de l’État avec l’Église catholique et avec les autres cultes in http://mjp.univ-perp.fr/constit/pt1933.htm#Titre_X._Des_relations_de_l%C9tat_avec), dans les faits, l’Église joue un rôle fondamental d’encadrement de la société portugaise. Retour au texte

35 http://www.escolademulheres.com/Pessoas/FLapa.html Retour au texte

36 Cf. http://arquivo.sinbad.ua.pt/cartazes/2010001248 Retour au texte

37 Les 12 documents en annexe présentés sont extraits du dossier de censure n º PT/TT/SNI-DGE/1/7173 - Os Pais terríveis. L’ensemble des pièces conservées aux Archives nationales Torre do Tombo de Lisbonne sont consultables en ligne à l’adresse suivante : http://digitarq.dgarq.gov.pt/details?id=4321537 Retour au texte

Illustrations

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Référence électronique

Marc Gruas, « Traduire en portugais sous Salazar ou la contrainte du crayon bleu – l’exemple des Parents terribles de Jean Cocteau », Reflexos [En ligne], 3 | 2016, mis en ligne le 25 mai 2022, consulté le 27 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/reflexos/791

Auteur

Marc Gruas

Maître de conférences

Université Toulouse Jean Jaurès

marc.gruas@univ-tlse2.fr

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