António Nobre, un parisien fin-de-siècle

Résumé

Dans une lettre adressée depuis Paris à son ami José de Castro, António Nobre écrit « nem como poeta vim cá buscar coisa alguma ». Or, c’est bien les nouveautés qu’il entend dans les cafés-concerts de Montmartre, dans les cafés littéraires de Saint-Michel ou découvre dans les librairies du Quartier Latin qui vont l’aider à se forger un style inimitable. Son écriture s’insère ainsi dans un certain univers fin-de-siècle, mais au symbolisme qu’il découvre à Paris, il préfère des esthétiques parisiennes marginales, celles d’un Laforgue, d’un Tristan Corbières ou d’un Charles Cros.

Texte

Alors que les lecteurs et auteurs portugais de la fin du XIXe siècle suivent avec avidité les mouvements littéraires européens, la poésie portugaise fin-de-siècle tarde à s’ouvrir aux audaces venues de France, de Belgique ou d’Angleterre. En effet, les ouvrages de Stéphane Mallarmé (1842-1898) et Paul Verlaine (1844-1896) sont certes lus et débattus dès leurs parutions, mais la littérature nouvelle manière s’impose avec peine. Si sur le plan de l’histoire littéraire l’on peut considérer qu’Eugénio de Castro (1869-1944) introduit le Symbolisme au Portugal en publiant son recueil Oaristos (1890), ce n’est qu’à partir de la création de la revue Arte1 (1895) que cette école prendra son plein essor dans le pays, soit neuf ans après sa naissance officielle2 et trois ans après la publication, à Paris, du recueil d’António Nobre (1867-1900), . Bien que l’écriture du poète, arrivé dans la capitale française en octobre 1891, comporte quelques traits symbolistes, ce mouvement ne compte encore que fort peu d’adeptes parmi les écrivains portugais. Ces innovations sur la scène littéraire lusitanienne, auxquelles s’ajoute un imaginaire décadent tout droit issu de son vécu parisien, font que le recueil est aussitôt associé au Symbolisme et au Décadentisme :

Acabamos de ler o livro de versos de António Nobre, publicado em Paris. Intitula-se: . É uma amostra da poesia decadentista — esotérica — instrumentista — simbolista — rosa cruz3.

A engrossar a legião dos instrumentistas, decadistas, simbolistas ou o quer que eles são — os poetas novíssimos — surge agora António Nobre, sobraçando o , […] com a honra do patrocínio de Léon Vanier, o editor parisiense de todos os nefelibatas ilustres4.

Néanmoins, dès sa publication, et par la suite également, son recueil est perçu comme le réceptacle de diverses écoles, un objet singulier, hybride, comme le résume le spécialiste de la littérature fin-de-siècle, José Carlos Seabra Pereira :

A história e a crítica literárias foram atribuindo-[lhe], indiscriminadamente ou increteriosamente, perfil de “um rômantico, se não um ultra-romântico” (José Régio), mas com elementos “parnasianos” e “realistas” (Guilherme de Castilho), ou de “decadente” e “neo-garrettista” promotor de deletério nacionalismo e de alienante ruralismo (Castelo Branco Chaves, Costa Dias), ou, pelo contrário, perfil de quem “não era, como se tem dito, um romântico ou um neo-romântico, mas um simbolista, decadentista”5.

Dans toute la richesse de son écriture, aucune unité n’apparaît vraiment, déroutant par là ses exégètes et déjouant la critique taxonomiste. Nobre s’affirme plutôt par la différence, voire l’antagonisme avec toute école. Si son discours poétique est original c’est aussi parce qu’il se construit sans grand lien avec ce qui se produisait dans le Portugal d’alors tout en se montrant rétif face au Symbolisme français, lui préférant des esthétiques parisiennes marginales, celles d’un Laforgue, d’un Tristan Corbières ou d’un Charles Cros, comme nous le verrons. En effet, son univers poétique ne se calque pas sur celui de ses pairs lusitaniens ni sur celui des symbolistes parisiens : « Duas das componentes fundamentais do contrariam a poética simbolista : a simplicidade da expressão, que quase chega em certos poemas, a uma transparência do dizer, e por outro lado, a dimensão realista que insistentemente é renovada6 ».

Alors que les auteurs symbolistes cherchent le raffinement linguistique et que leurs poésies s’emplissent de vocables rares et insolites, jusqu’à l’hermétisme d’un Mallarmé, Nobre est bien loin de polir son discours. En effet, les poètes de cette école dépoussièrent les gros dictionnaires pour révéler leurs trésors cachés et en user, parfois jusqu’à l’excès, comme ce sera le cas pour Eugénio de Castro. Dans la préface à son Oaristos, il critique justement la pauvreté toute « franciscaine » des poètes lusitaniens. Leur inspiration serait banale, leurs rimes communes, leur vocabulaire indigent :

Com duas ou três luminosas excepções, a Poesia portuguesa contemporânea assenta sobre algumas dezenas de coçados e esmaiados lugares-comuns. […]

No tocante a rimas uma pobreza franciscana, […] um imperdoável abuso de rimas em ada, ado, oso, osa, ente, ante, ão, ar, etc. […]

No tocante a vocabulário uma não menos franciscana pobreza : talvez dois terços das palavras, que formam a língua portuguesa, jazem absconsos, desconhecidos, inertes, ao longo dos dicionários, como tarecos sem valor em lojas de arrumação7.

Nobre ne faisait pas partie du panthéon des « luminosas excepções » d’Eugénio de Castro ; son lexique n’est ni très riche ni très varié (l’utilisation d’un lexique fin-de-siècle clairement connoté se réduit à peu de compositions) et ses rimes ne sont ni le paradigme du raffinement ni le reflet de la variété symboliste. Maria Lourdes Viegas Góis note à ce sujet que :

Um simples estudo do adjectivo em duas obras vindas a público com intervalo de dois anos apenas — o “Oaristos” e o “Só” — bastaria para pôr em contraste personalidades, interesses e ideias estéticas de seus autores. No primeiro, com frequência se nos depara uma verdadeira torrente de adjectivos ; na segunda, algumas páginas por vezes passamos sem nelas descortinar mais do que um, dois, três, sem relevo, e como perdidos no meio de gritos ou de soluços… Mas a diferença está sobretudo na qualidade : em Eugénio de Castro, é o raro, o precioso, o imprevisto e sempre novo, embalando voluptuosamente os sentidos ; em Nobre, o que domina é o vulgar, o trivial, o correntio, dir-se-ia indiferentemente aplicado a pessoas e coisas, monotonamente repetido. Num, só por este traço de estilo, se deixa adivinhar o artista para uma elite, […] no outro o poeta que, servindo-se da linguagem de todos, por todos procura ser compreendido8.

En effet, chez notre poète, ce sont toujours les mêmes termes et les mêmes univers thématiques qui reviennent, comme ressassés, révélant ainsi de véritables « métaphores obsédantes9 ». De plus, contrairement aux poésies qui se dessinent à l’horizon de l’univers fin-de-siècle, ses vers ne sont pas d’une grande complexité grammaticale. La phrase est en expansion, les propositions relatives, les tours participiaux, les conjonctions de coordination s’entassent. L’auteur préfère de toute évidence la parataxe à la subordination, l’écriture mimant l’oral avec ses accélérations et ses hésitations, s’offrant au lecteur avec l’apparence de l’improvisation, dans une sorte de laisser-aller à l’immédiateté de l’imagination créatrice, plus affective et émotionnelle que rationnelle : « A poesia surge, pois, como expressão espontânea e directa de emoções e sensações do Poeta e como ditada por uma necessidade interior: cada palavra dir-se-ia saltar tão depressa da mente do autor e toda a frase parece formar-se progressivamente e sem ordenação lógica10 ». En effet, dans de nombreuses compositions, les phrases sont tout simplement juxtaposées ou liées par la conjonction de coordination « e » ou sa variante populaire « mais », ou par la conjonction adversative « mas » :

Mais vejo o Sol, áurea cabeça do Senhor,
Mais vejo os cravos, notas de clarim em flor!
Mais vejo no quintal as papoilas vermelhas,
Mais vejo o lar das andorinhas, sob as telhas,
Mais oiço o tanque a soluçar soluços d’água,
[…]
Ainda vejo a tua casa, e oiço os teus gritos
(Mas nas janelas e na porta vejo escritos.)
O Vasco é ainda sempre triste, sempre sério
(Mas mais ainda quando vem do cemitério.)
Meu quarto de dormir vejo-o no mesmo estado
(Mas não sei que é, não me parece tão caiado)11.

E a noite, pouco a pouco, descerá…
E tudo acabará.
E depois e depois, o Anjo há-de se ir deitar,
E a sua Mãe há-de a abraçar…E hão de chorar
E a sua alcova deitará sobre o jardim12

Maria de Lourdes Viegas Góis note à ce sujet que l’utilisation de la conjonction de coordination « e » « tem o dom de […] nos evocar a linguagem viva – familiar, infantil ou popular13 ». Les anaphores et les répétitions lexicales sont constantes et l’accentuation rythmique très cadencée, donnant même parfois une tonalité festive à des vers pourtant emprunts de pathos :

Que asseada vai prà cova!
Olhai! olhai!Sapatinhos de sola nova,
Olhai! olhai!
[…]
Ó ricos sapatos de solinha nova,
Bailai! bailai!
Nas eiras que rodam debaixo da cova…
Bailai! bailai14 

Sous la multiplication des accents, les formes fixes, décasyllabes et alexandrins, se désagrègent comme l’a analysé Lindley Cintra :

São numerosíssimas as variantes introduzidas por novos acentos. Analisando os alexandrinos dos poemas À toa, Menino e moço, Males de Anto, Febre vermelha e Enterro de Ophelia, encontrei perto de sessenta. […] Partindo dos esquemas fundamentais, António Nobre chegou à máxima desagregação15.

Ses vers sonnent faux et finissent donc par se rapprocher du rythme de la prose ou de « versos contados » selon l’expression de Vitorino Nemésio16. Il s’avère que la rigidité de l’alexandrin et du sonnet appartient à un autre temps, celui d’avant sa rencontre avec Paris. En effet, des 51 poèmes que compte la première édition de , 21 sont des sonnets, mais seuls trois ont été écrits à Paris. Dans la capitale française, le poète s’affranchit, se libère des règles formelles en inventant les siennes, une diction, une musique et un rythme qui lui sont propres, certes, mais qu’il partage avec certains auteurs fin-de-siècle français, Charles Cros, Tristan Corbière et Jules Laforgue tout particulièrement.

Dans ses poèmes parisiens, les strophes sont des plus variées, toutes les combinaisons rimiques, jusqu’au vers blanc, et tous les mètres sont utilisés. Cette hétérométrie peut se réaliser dans plusieurs vers séquentiels, comme par exemple dans le poème « Lusitânia no Bairro Latino17 » (composition de 152 vers) où l’on passe dans la première partie du poème d’un vers monosyllabique (toutefois le seul du recueil), à l’hétérométrie la plus totale : 59 décasyllabes, 36 alexandrins, 17 enéasyllabes, 15 octosyllabes, 10 heptasyllabes, 7 hexasyllabes, 2 pentasyllabes, 3 tetrasyllabes, 1 trisyllabe, 1 dissyllabe. La contestation du code poétique est donc une voie (mais aussi une voix) par laquelle se construit l’identité lyrique du poète : « Ele, que é feito de literatura e por um dos poetas mais “literatos” (no sentido de astúcia estética), torna-se afinal um livro simples, poderosamente natural, ingénuo, dado18 ». Fernando Guimarães précise à ce sujet que :

Em António Nobre e Eugénio de Castro esta disponibilidade para a diversificação torna-se ainda maior com o recurso à heterometria, como se assim se quisesse encontrar uma forma de expansão ou ampliação rítmica. É a liberação do verso, a qual coincide com o modo como, entre os simbolistas, a prosa poética e o poema em prosa encontraram a sua figuração rítmica própria19.

Alors que pour Eugénio de Castro il s’agit bien d’une quête formelle pour se rapprocher des symbolistes parisiens, pour Nobre cette diversité correspond à sa nature profonde, à l’essence d’un art poétique qu’il découvre dans les marges parisiennes, dans ses cabarets plutôt que dans ses cercles ou ses revues littéraires. Bien que le poète participe très brièvement à la revue Boémia Nova, dont le rédacteur en chef n’est autre que son ami Alberto de Oliveira, à Paris, il se cherche une voie autre, loin « da fútil coimbrice »20. Aussi, l’auteur de affranchit sa voix de celle de ses pairs, dont Eugénio de Castro, le maître incontesté du symbolisme portugais, le seul ayant gagné une reconnaissance internationale de son vivant. Son exil parisien le tient bien loin des agitations littéraires lusitaniennes, et c’est de sa rencontre avec Paris que naît sa propre identité lyrique. Des 53 poèmes de la deuxième édition de , 20 ont été écrits dans la capitale française, dont les plus célèbres : « António », « Lusitânia no Bairro Latino », « Purinha », « Viagens na Minha Terra », et « Males de Anto ». Or pour ces compositions, la rigueur formelle n’est plus de mise, les vers prennent de nouvelles tournures sur le plan rythmique et métrique, à tel point que Fernando Cabral Martins considère comme « um carnaval de ritmos »21.

Quand bien même l’écrivain indique que, « nem como poeta vim cá buscar coisa alguma »22, c’est bien les nouveautés qu’il entend dans les cafés-concerts de Montmartre ou découvre dans les librairies du Quartier Latin qui vont l’aider à se forger un style inimitable, précurseur de la modernité poétique au Portugal. Son écriture s’insère ainsi dans un certain univers fin-de-siècle où les vers se délitent, où le populaire et la chanson deviennent objets poétiques. En France, la période intermédiaire entre la fin de la guerre franco-allemande et la Commune d’une part et, d’autre part, la publication du Manifeste du Symbolisme (1886), est le théâtre de ce que les critiques ont appelé la « dernière bohème ». Les cercles littéraires qui se retrouvaient naguère dans les salons font place aux cafés et cabarets où les auteurs décadents viennent lire leurs compositions23. Ceux-ci y forment des groupes éphémères qui s’autodésignent Zutistes (1871), Vilains Bonshommes (1871), Hydropathes (1878), Hirsutes (1881) ou Jemenfoutistes (1883-1884). En 1882 est créé le plus célèbre de tous ces cafés-concerts, Le Chat Noir ainsi que la revue éponyme (1882-1895), un café aussi célébré à Lisbonne du temps de Nobre (image n° 1).

Fig 1.

Fig 1.

Image n° 1 : O António Maria, 28 de fevereiro de 1893, p. 30.

Bien qu’aucune revue littéraire ne porte ce nom au Portugal, son enseigne ornera néanmoins une collection de contes érotiques, écho ludique et fantasmatique des nuits du Chat Noir et des cafés interlopes de la butte Montmartre (image n° 2), fréquentés également par António Nobre.

Fig 2.

Fig 2.

Image n° 2 : 1er numéro de la collection Nu e cru…, Bruxelles [Lisboa], Imprimerie Amoureuse, 1893.

Sur les planches du cabaret parisien Maurice Rollinat vient lire ses poèmes, Aristide Bruant y récite Laforgue ou Corbière, Charles Cros y pratique l’art du monologue. Bruant reprend l’enseigne en 1885 et fonde le Mirliton que Nobre fréquentera tout comme le cabaret du Moulin Rouge24. La parole poétique récitée dans ces lieux où se côtoient intellectuels, bourgeois noceurs et tout un monde de bohème, perd de sa sacralité. Elle devient plus populaire, prosaïque. Ainsi, aux rythmes précieux et raffinés recherchés par un Eugénio de Castro et les symbolistes français, Nobre s’inscrit davantage dans cet univers de la marge, préférant le mélange adultère de tout, cher à Tristan Corbière ou à Rimbaud :

J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs25.

Loin de sa « Lusitânia », Nobre fait resurgir « no Bairro Latino » les voix de son « Entre Douro e Minho ». Paroles de soi et paroles d’un monde recréé avec nostalgie coexistent dans un même espace poétique en une véritable « Alchimie du verbe ». Le prosaïsme déjà présent chez Cesário Verde l’est plus encore chez Nobre. En effet, lorsqu’il décrit, depuis Paris, ses paysages lusitaniens et son vécu portugais, c’est un registre populaire qu’il utilise, mimant la voix du peuple pour décrire son peuple. C’est ainsi que toute une mémoire orale s’inscrit dans ses vers : refrains folkloriques, « ladainhas », parler des gens de rues et des marins, voix des femmes qui ont bercé son enfance. Par ailleurs, il va même jusqu’à intégrer des dialogues dans son discours poétique ; des vers entiers de « Viagens na minha terra », « Balada do caixão », « Males de Anto », tous rédigés à Paris, sont écrits sur ce mode dialogique donnant voix à l’altérité et aux petites gens :

— Olhe, Sra. Júlia, às vezes, desespero…
Mas, eu quero-lhe tanto! ajudei-o a criar…
Em pequenino era tão bom de aturar…
E depois era tão alegre, tão esperto!
E então que lindo! era mesmo um cravo aberto!
Mas, hoje é aquilo : tem os olhinhos sumidos,
Tão faltinho de cor, os cabelos compridos,
E tosse tanta vez! já arqueia das costas…
[…]
— Ó Sra. Carlota
E se eu falasse à Ana Coruja, essa que bota
As cartas? foi talvez malzinho que lhe deu…26 

Dans ce dernier poème, le sujet lyrique s’efface et ne prend pas part au dialogue qui s’impose. La parole de l’autre s’incruste dans le texte en une espèce d’aparté théâtral dont le lecteur/spectateur ne serait que le seul destinataire et supplante celui du je pour mieux le montrer. Ainsi, certaines de ses compositions procèdent d’une dramaturgie de la parole, d’une théâtralité évidente, celle justement mise en scène dans les « caf’conc’ » du Paris fin-de-siècle. Ce sont parfois des monologues ou dialogues dans lesquels la parole est déléguée par l’auteur à des locuteurs définis. De la sorte, la singularité de la parole lyrique s’efface pour laisser place à des structures polyphoniques. Dans ces compositions, des voix concomitantes se profèrent et se construisent mutuellement dans un même espace textuel. Ces poèmes sont à même d’accueillir plusieurs voix qui s’entrelacent et se construisent de façon complexe. Elles peuvent mixer plusieurs voix de source spécifique (« António », « Lusitânia no Bairro Latino », « Saudade », « Os Figos pretos », « À Toa », « Os Cavaleiros », « Certa vellhinha », « Meses depois, num cemitério ») ou n’en présenter qu’une, mais dédoublée, comme dans « Poentes de França ».

Grâce à la polyphonie, le poète adopte des structures proches du théâtre. « Meses depois, num cemitério » en est même symptomatique puisque le dialogue entre « Anto » et le « Coveiro » n’est autre que la réinterprétation de l’acte V, scène I de Hamlet de Shakespeare :

ANTO
Olá, bom velho! é aqui o Hotel da Cova
Tens algum quarto ainda para alugar?
Simples que seja, basta-me uma alcova…
(Como eu estou molhado! é do luar…)
[…]

O COVEIRO
Os quartos meu Senhor, estão tomados,
Mas se quiser na vala (que é de graça…)
Dormem, ali, somente os desgraçados:
Tão bom dormir…bom sítio…ninguém passa…27

Il s’agit, comme le note Maria Madalena Gonçalves, d’une stratégie littéraire « cuja opção formal acusa a variedade classificatória (de um) homem que foi : narrador popular, poeta elegíaco, actor trágico28 ». Selon la théorie de Bakhtine, les écrits polyphoniques sont des constructions hybrides, à savoir « un énoncé qui, d’après ses indices grammaticaux (syntaxiques) et compositionnels, appartient au seul locuteur, mais où se confondent en réalité, deux énoncés, deux manières de parler, deux styles, deux “langues”, deux perspectives sémantiques et sociologiques29 ». La parole de Nobre se disperse, le poète est à la fois élégiaque, populaire et tragique. Le texte devient hybride car il incorpore d’autres voix que la sienne ou parce qu’à travers la sienne parlent d’autres voix et d’autres modes de dire s’énoncent, comme le souligne Óscar Lopes : « Há em Nobre um sensível predomínio do linguajar do povo, […] e que sentimos por vezes extensivas as entoações femininas indistintamente populares ou burguesas provincianas30 ». Le sujet poétique parle en utilisant les diminutifs si caractéristiques d’un certain discours féminin31 fait de tendresse et d’attendrissement ; sa voix prend des inflexions enfantines, mais incorpore aussi le parler des étudiants et des pêcheurs, des paysans ou des jeunes filles en fleur :

Lanchas, ide com Deus! ide e voltai com ele
Por esse mar de Cristo…
Adeus! adeus! Adeus
Georges! anda ver meu país de romarias
E procissões!
Olha essas moças, olha estas Marias!
Caramba! dá-lhes beliscões!
Os corpos delas, vê! são ourivesarias, gula e luxúria dos Manéis!
[…]
Vá! Georges, faz-te Manel! viola ao peito,
Toca a bailar !
Dá-lhe beijos, aperta-as contra o peito,
Que hão-de gostar !
[…]
Os anjinhos!
Vêm a suar:
Infantes de três anos, coitadinhos!32

« Bois a pastar ao longe, aves dizendo missa
À natureza e o Sol a semear Justiça!
Vão pela estrada aleijadinhos de muletas;
Atiro-lhes vinténs: vêm pegar-lhes as netas.
Mas o trem voa à desfilada…— Olá! arreda!
(Ia-o apanhando: foi por um fio de seda…)
E assim neste galope, a charrette rodando,
Já de Tentúgal se vai quase aproximando,
S. João do Campo já nos fica muito atrás…
Assim, Malhado! puxa! Bravo, meu rapaz!
Que estamos quase là! mexe-me essas ancas!
Enfim!
Tentúgal toda a rir de casas brancas!
A boa aldeia! Venho cá todos os meses
E contrariado vou de todas essas vezes.
Venho ao convento visitar a linda freira,
Nunca lhe falo: talvez, hoje, a vez primeira…
Vou lá comprar um pastelinho, que eu bem sei
Que ele trará dentro um bilhete, isto sonhei:
Assim o pastelinho, ó ventura sonhada!
Tem de recheio o coração da minha Amada .33.

Si cette facture est toute nouvelle dans le panorama de la littérature fin-de-siècle portugaise, elle est l’une des marques formelles de la poétique de Tristan Corbière34 ou de Jules Laforgue. Ces deux auteurs ont par ailleurs été publiés par l’éditeur parisien de Nobre, Léon Vanier. Ainsi, cette « composante orale » et populaire qui serait la caractéristique de l’écriture nobrienne était déjà très présente chez certains auteurs fin-de-siècle français, oralité qui selon Daniel Grojnowski témoigne :

[…] d’une nouvelle donne qui stimule l’irruption du style parlé dans l’expression poétique, en feignant d’imiter la tradition populaire. Associées aux rondes et romances de Charles Cros., aux dérapages de la voix de Tristan Corbière, aux suggestions de la chanson grise de Verlaine, Les Complaintes selon Jules Laforgue consacrent un genre bâtard qui tient du monologue et du couplet de caf’conc’ […] où la référence savante fait bon ménage avec le refrain des rues35.

Aussi, António Nobre s’inscrit en droite ligne d’une certaine tradition fin-de-siècle française, celle qui préfère le Cabaret du Chat Noir aux mardis mallarméens. Rien d’étonnant alors à ce que ses vers viennent hanter les modernistes portugais de la première heure, Mário de Sá-Carneiro en particulier. Et Fernando Pessoa d’en conclure : « Quando ele nasceu, nascemos todos nós.36 »

Bibliographie

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Castro, Eugénio de, Obras poéticas – vol. I, Lisboa, Lumen Editora, 1927.

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S.n., « Nosso livro », O Século, 18 de Abril de 1892.

S.n., «  », Diário popular, 13 de Abril de 1892.

Notes

1 Cette revue résolument cosmopolite publie en français les symbolistes Paul Verlaine, Pierre Louys, Henry de Régnier, Émile Vehaeren, Gustave Khan, Robert de Montesquiou, ainsi que des traductions d’auteurs suédois, allemands ou anglais. La revue comportait aussi un Bulletin International qui informait ses lecteurs des mouvements culturels de nombreux pays. Retour au texte

2 Le poète Jean Moréas publie le Manifeste du symbolisme dans Le Figaro du 18 septembre 1886. Retour au texte

3 Sans nom d’auteur, « Nosso livro », O Século, 18 de Abril de 1892. Retour au texte

4 Sans nom d’auteur, «  », Diário popular, 13 de Abril de 1892. Retour au texte

5 Pereira, José Carlos Seabra, António Nobre: projecto e destino, Porto, Edições Caixotim, 2000, p. 17-18. Retour au texte

6 Silva, Teresa Ribeiro da, « Dois poetas nos arredores do simbolismo: Tristan Corbière e António Nobre », Nova renascença, n° 35-38, 1989-1990, p. 228. Retour au texte

7 Castro, Eugénio de, Obras poéticas – vol. I, Lisboa, Lumen Editora, 1927, p. 19-20. Retour au texte

8 Góis, Maria Lourdes Viegas, O “Só” de António Nobre: ensaio de análise literária e estilística, Lisboa, Universidade Técnica de Lisboa, 2000, p. 97. Retour au texte

9 Mauron, Charles, Des métaphores obsédantes au mythe personnel, Paris, José Corti, 1995. Retour au texte

10 Góis, Maria de Lourdes Viegas, op. cit., p. 202. Retour au texte

11 « Na estrada da beira », , p. 161. Retour au texte

12 « Purinha », , p. 52. Retour au texte

13 Maria de Lourdes Viegas Góis, op. cit., p. 153. Retour au texte

14 « Os Sinos », , op. cit., p. 82. Retour au texte

15 Cintra, Luís Filipe Lindley, O decassílabo, o alexandrino e o verso livre no “Só”, Lisboa, Edições Brotéria, 1968, p. 13-16. Retour au texte

16 Nemésio, Vitorino, Conhecimento de poesia, Bahia, Publicações da Universidade da Bahia, 1958, p. 128. Retour au texte

17 « Lusitânia no Bairro Latino », , op. cit., p. 35-40. Retour au texte

18 Nemésio, Vitorino, op. cit., p. 127. Retour au texte

19 Guimarães, Fernando, Poética do simbolismo em Portugal, Lisboa, Imprensa Nacional-Casa da Moeda, 1990, p. 50. Retour au texte

20 « Carta a Manuel », , op. cit., p. 66. Retour au texte

21 Martins, Fernando Cabral, Poesia simbolista portuguesa, Lisboa, Editorial Comunicação, col. Textos literários, 1990, p. 24. Retour au texte

22 Nobre, António, Correspondência, Lisboa, Imprensa Nacional-Casa da Moeda, 1982, p. 248. Retour au texte

23 Pour avoir un aperçu de ce vaste mouvement, voir l’anthologie de Grojnowski, Daniel ; Sarrazin, Bernard, L’esprit fumiste et les rires fin-de-siècle, Paris, José Corti, 1990. Pour le cas d’António Nobre, voir notre article « Nobre et le rire fin-de-siècle », Quadrant, n° 24, Université Paul-Valéry – Montpellier III, 2007, p. 85-120. Retour au texte

24 Dans une lettre à Alberto de Oliveira, le poète mentionne ces lieux ainsi que certaines chansons à la mode connues de son ami : « […] nossos irmãos latinos, nem por tal deixam de ir ao “Cabaret du Mirliton” com alguma rapariguita pelo braço ouvir Bruant cantar  “oh ! là, là, cette gueule, cette binette, Oh ! là, là, cette gueule, qu’est là !” […] Ah, bem dizia o do Moulin Rouge : “et, c’est ça la fraternité?” ». Correspondência, op. cit., p. 138. Aristide Bruant lui avait par ailleurs offert et dédicacé un de ses livres de « Chansons et monologues » lors de son séjour parisien, ce qui prouve bien que le poète avait une connaissance certaine de l’esthétique qui s’affichait au Mirliton, lieu dont l’enseigne proclamait : « Au Mirliton, public aimant à se faire engueuler ». Retour au texte

25 Rimbaud, Arthur, « L’Alchimie du verbe », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1992, p. 106. Retour au texte

26 « A Ares numa aldeia », , op. cit., p. 184-185. Retour au texte

27 « Meses depois, num cemitério », , op. cit., p. 187-188. Retour au texte

28 Gonçalves, Maria Madalena, « Só » de António Nobre, op. cit., p. 23. Retour au texte

29 Bakhtine, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1994, p. 125-126. Retour au texte

30 Lopes, Óscar, « A Oralidade de Nobre », Modo de ler, Porto, Inova, 1969, p. 286. Retour au texte

31 Voir notre ouvrage António Nobre ou la crise du genre, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 19-39. Retour au texte

32 « Lusitânia no Bairro Latino », , op. cit., p. 44-45. Retour au texte

33 « Carta a Manuel », , op. cit., p. 69-70. Retour au texte

34 Teresa Ribeiro da Silva établit un parallèle très pertinent entre les poèmes de Tristan Corbière du recueil Gens de mer et Lusitânia no Bairro Latino. Voir son article « Dois poetas nos arredores do simbolismo: Tristan Corbière e António Nobre », op. cit. Retour au texte

35 Grojnowski, Daniel, Aux commencements du rire moderne, Paris, José Corti, 1997, p. 89. Retour au texte

36 Pessoa, Fernando, « Para a memória de António Nobre », in Páginas sobre literatura e estética, Publicações Europa/América, Nem Martins, s.d., p. 152. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Fernando Curopos, « António Nobre, un parisien fin-de-siècle », Reflexos [En ligne], 4 | 2019, mis en ligne le 03 mai 2022, consulté le 26 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/reflexos/376

Auteur

Fernando Curopos

Maître de conférences

Sorbonne Université - CRIMIC

curoposfernando@yahoo.fr

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