Les archontes ont du souci à se faire

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En 2017, juste après la sortie du film 120 battements par minute de Robin Campillo1, Act Up-Paris a relancé la fièvre des archives sur Paris avec la naissance d’un collectif, le Collectif Archives LGBTQI2. Et la violence archivale qui vient avec. Inévitablement. Pour décrire la mise en place du dispositif de la violence archivale, Derrida3 parle de « l’illusion d’un commencement et de l’arrivée du commandement » des magistrats supérieurs, les archontes. Gardiens de la loi, détenteurs du « pouvoir de consignation » et du pouvoir d’interprétation, les archontes font autorité sur l’institution de l’archive. Pour Derrida comme pour Foucault et le tournant archival qui marque les années 80-90 ailleurs qu’en France4, l’archive est d’emblée une question politique.

Selon l’auteur de Mal d’Archive, « la fonction archontique » et la fonction archivistique sont au service de la manifestation de « la vérité patriarchique » et donc de la possibilité d’interpréter mais aussi de montrer ou de dissimuler. Le philosophe aborde aussi l’archive sous l’angle de la topographie et de l’architecture : pas d’archives sans maison, sans domiciliation et donc sans négociation du privé et du public. L’archive est un lieu de pouvoir. Pas de pouvoir de l’archive sans lieu : « Même dans leur gardiennage ou dans leur tradition herméneutique, les archives ne pouvaient se passer ni de support ni de résidence. C’est ainsi, dans cette domiciliation, dans cette assignation à demeure que les archives ont lieu » (Derrida, 1995, p. 13). L’antagonisme persistant qu’a dû construire le Collectif Archives LGBTQI avec les institutions patrimoniales (le Ministère de la Culture, les Archives Nationales) de 2017 à aujourd’hui s’est soldé – significativement – par le refus d’un lieu inapproprié pour les archives proposé par la mairie de Paris5. Le lieu en question, l’ancienne Galerie des bibliothèques située dans le Marais ne permettait ni la conservation ni la consultation des archives dans un espace communautaire, la mairie de Paris et les Archives nationales ayant royalement proposé au collectif de jouer le rôle de simple guichet à archives. Le Collectif aurait servi d’attracteur d’archives qui auraient transité dans le local avant de rejoindre les Archives nationales. Au passage aurait été prélevée la compétence communautaire, qui permet d’indexer avec les bons mots-clés les archives LGBTQI. Cette proposition impliquait un véritable saucissonnage de la chaîne de l’archive6 et le non-respect de la règle des 4 C qui s’applique pour tout centre d’archives cohérent : C comme Collecte, Conservation, Consultation et Communication (la valorisation). Et les Archives nationales auraient pu se marquer comme gay-friendly à défaut de développer une véritable politique de collecte et de conservation des archives LGBTQI+.

En fait, les institutions, les archives publiques françaises manifestent un intérêt pour les gays et les lesbiennes à condition qu’ils aient une tête de mouvement social. Ce fut le cas pour les associations de lutte contre le sida comme Act Up-Paris dont les archives ont fait leur entrée aux Archives nationales en 2014 après celle d’Aides, dans les années 2000 pour figurer en bonne place, sur les mêmes étagères, que les archives des Bourbons. Mais pas comme Act Up-Alsace que les Archives nationales ont écarté du fonds ou les objets et artefacts d’Act Up-Paris. Les cornes de brune, les boîtes à traitement ou encore les cornettes et les bracelets des Sœurs de La Perpétuelle Indulgence ont atterri au Mucem (Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) de Marseille, compte tenu du découpage institutionnel par support qu’impose la France à tout bloc d’archives. Les objets vont aux musées, les livres aux bibliothèques et les documents aux Archives nationales. Quant à l’intérêt des politiques pour les archives LGBTQI+, la sincérité de leur investissement sur le sujet voisine avec bien d’autres choses : le pinkwashing, la gentrification des villes, le management de la diversité, l’instrumentalisation électorale des voix LGBT. Ajoutons-y pour la France une volonté de contrôle universaliste des minorités sexuelles et de genre portée par une gauche socio-démocrate profondément anti-communautariste (le Parti Socialiste, Manuel Valls & consorts) dont la politique de la mairie de Paris est l’illustration depuis 2001, sous les mandats successifs de Bertrand Delanoé et d’Anne Hidalgo. On retrouve ce clivage dans la communauté LGBTQI entre celleux qui ne jurent que par les Archives nationales (les républicanistes) et celleux qui préfèrent des archives communautaires gérées par la communauté.

Les limites des politiques de la visibilité représentative

Pourquoi la question de la violence archivale et de la dépossession restent-elles centrales quand tout le monde a l’air d’accord pour réduire les silences et les invisibilisations qui sont au cœur des cultures LGBTQI+ ? Parce que toutes les formes de visibilité ne se valent pas. La question de la qualité, de la durabilité, de l’efficacité et de la fonction d’une visibilité qui prend bien des formes n’est pas nouvelle de même que le fait de ne pas concevoir naïvement la visibilité comme une victoire sur l’invisibilisation ou une censure exercée sur un mode négatif. Invisibilité et visibilisation vont toujours de pair. On invisibilise autant que l’on visibilise, toute la question étant de savoir ce que recouvre ce « on » et quelles stratégies sont à l’œuvre. Ce que dit Foucault dans La Volonté de Savoir au sujet du sexe et de notre tendance à l’avoir vu comme victime d’une censure négative et d’une interdiction vaut largement pour la question de la visibilité. Mais c’est Jasbir Puar qui a posé la question de savoir si les politiques de la visibilité représentatives sont encore souhaitables dans les sociétés de contrôle néolibérales traversées par le biopouvoir. Pour répondre que les corps et les politiques queer doivent quitter le champ associé des politiques de la visibilité, de la représentation et de l’identité, y compris dans sa formulation intersectionnelle7. La critique des trans* of color va dans le même sens. Dans leur introduction à Trap Door, Trans Cultural Production and the politics of visibility (2017), Reina Gosset, Eric Stanley et Johanna Burton insistent sur les aspects piégeants, injustes, excluants et absorbants de la visibilité trans* actuelle dans les médias et les institutions, proposant de préférer la trappe (trap door) à la porte ouverte par la visibilité mainstream. Il faut donc tenir compte des limites de la politique de la visibilité calquée sur la politique des années 70 – la politique des identités états-uniennes – et de ce qui change dans le contexte néolibéral, homonormatif et transnormatif actuel.

Tout dépend aussi de la forme de présence envisagée. Parce que l’archive n’est pas forcément synonyme de mémoire, de se tourner vers le passé ou d’épuisement à vouloir représenter, excaver et restaurer. Parce que la visibilité dit aussi sélection, interprétation et autorité. Parce que tout dépend du modèle d’archive que l’on se choisit. Il y en a qui vous ramènent direct au placard ou dans la tombe alors qu’il y en a qui vous donnent de la force et vous projettent dans le futur. D’autres vous permettent précisément de contrer les « censures productives » à la Foucault dont les LGBT ont fait l’objet au XIXe siècle mais aussi de tourner le dos à celles qu’on nous prépare. Les archives qui sont la vie, c’est back to the future ou de l’ordre de l’événement, sinon c’est la mort avec ses croque-morts, ses chambres froides, ses nécrophiles attitrés et les tripoteurs d’archives. Pour comprendre la violence archivale, épistémique, administrative que déclenche l’archive, il faut revenir sur quatre paradigmes, quatre philosophies de l’archive : le modèle archéologique, le modèle administratif, le modèle productif/performatif et le modèle vitaliste. On verra ensuite quelles sont les limites des deux premiers modèles et pourquoi et ce que l’on peut faire d’autre.

Les quatre modèles de l’archive

Le modèle archéologique est le plus connu, le plus classique, le plus imposé. Il tomberait sous le sens. L’archive représente un accès au passé et elle va permettre de reconstituer l’histoire (factuellement, scientifiquement, objectivement). Avec ce modèle, le temps linéaire de l’existence, biologique, « naturel » déclenche l’archive, la rend possible et la légitime. On se pose la question des archives post-mortem, on s’inquiète des ruptures de transmission des archives entre le passé et le présent, les générations, les morts et les vivants. Cette conception est très liée à la mort (c’est son côté nécrophile) et elle valorise le passé tout en déclenchant une injonction à l’adresse des vivants, une morale plutôt qu’un plaisir : ce que reflète très bien la notion de « devoir de mémoire » que l’on retrouve dans les politiques mémorielles liées à l’état. C’est l’archive de papa. Sa discipline d’adoption est l’histoire. Cela tombe sous le sens commun sauf que le couplage archive/histoire est récent. Il est lié à la constitution des états-nations qui commence au XVIIIe siècle et qui se traduit en France par la création des archives nationales par les révolutionnaires en 1794. Il faut bien centraliser les documents pour disposer d’une administration efficace. Car telle est la première fonction de l’archive : administrer, contrôler. L’archivistique ne deviendra « la science auxiliaire de l’histoire » qu’au XIXe siècle. L’histoire est en charge d’écrire le roman national ce dont un Michelet s’acquittera le nez dans la poussière avec le zèle et la drôle de pente médicale que l’on sait. Influencé par Pinel et Lacassagne qui s’est bien occupé de la pathologisation et de la criminalisation des inverti.e.s et autres pervers en vie, Michelet donne dans la pathologie historique rétrospective des corps morts. Pour faire l’histoire dont il a une vision organiciste, il va en ausculter les personnages principaux afin de déterminer en quoi leur pathologie morbide ou leurs problèmes de santé, la fameuse fistule anale de Louis XIV ou l’abcès de François 1er, expliquent les événements. Écrire l’histoire, c’est pour lui « ressusciter la vie intégrale des organismes » (Michelet, 1880, I-XLIV) et donc fréquenter et analyser les corps trépassés grâce aux archives.

Le modèle administratif est complémentaire du modèle archéologique. Il s’agit de valoriser le passé, « notre mémoire commune » dans une logique patrimoniale, souvent nationaliste et pourquoi pas homonationaliste. Il impacte la façon de gérer les archivé.e.s qui deviennent illico des donateur.trice.s de leur vivant ou post-mortem. Il impose des formulaires de donation, de dons dépossédants, avec une codification juridique à la clé et des histoires de propriété, quelque fois de fric. Il régule les opérations de collecte et de tri. C’est le modèle des archives institutionnelles verticalistes. C’est aussi l’archive de papa, du papatrimoine. Il pose le don comme une obligation soudaine. En donnant ses archives comme il faut, on obéit aux archontes, aux experts officiels de l’archive. On délègue à l’état son pouvoir archivistique, personnel et politique.

Le troisième modèle est celui de l’archive vive, vivante, productive, performative. Il génère une promesse archivale très différente et des archivé.e.s nettement moins passif.ve.s. Avec ce modèle, quand on parle archive, on parle présent-futur parce que la promesse est d’intervenir sur la découpe de l’archive là maintenant, en fonction de nos besoins et de notre passé. En fonction de ce que nous savons des invisibilisations/visibilisations dont nous avons fait l’objet. Le XIXe siècle et le XXe ont visibilisé les inverti.e.s et les homosexuel.le.s, les racisé.e.s, les putes, les trans* grâce aux discours médical et juridique pathlogisants et criminalisants. Cette histoire de la violence se confond avec la grande archive du sexe qu’est la scienta sexualis alimentée par les sexologues et les pervers. L’explosion des discours, des représentations et des images sur les sexualités perverses ou périphériques renvoie à une nouvelle réalité matérielle – archivale – dans la science de l’aveu. À l’absence de trace matérielle de l’aveu relatif au sexe dans la confession et la pastorale chrétienne succède une obsession de l’enregistrement et de la trace qui nourrit et produit le classement et la typologisation des inversions du sens congénital dans les encyclopédies des sexologues comme Kraft-Ebing et les autres. Même si ces archives sont intéressantes, il y a autre chose à faire que de traquer les traces de la violence et les histoires cachées dans les archives de la police, de la justice, de la psychiatrie, les archives de l’état qui avaient pour objectif de nous surveiller, de produire nos identités et les savoirs sur nous. Il faut le rappeler puisque c’est le discours qui a été tenu par les représentant.e.s des Archives nationales dans les réunions du collectif avec la mairie de Paris de 2017 à 2019 : « De quoi vous plaignez-vous ? Faites-nous confiance ! », les Archives nationales ont tout sur vous, avec « les archives des sexualités » autrement dit les archives de la police, des tribunaux et de la médecine.

Le quatrième modèle, matérialiste et vitaliste, est celui qui met l’accent sur l’affect à la suite des théories et des réflexions du nouveau matérialisme ou du tournant matérialiste féministe qui s’appuient sur Deleuze, Massumi (2002) ou Grosz (1994, 1995) et Cvetkovich (2003). Qu’il s’agisse de l’affect au sens de ce que l’on ressent, des émotions ou de l’affect au sens spinozien plus large qui désigne toute capacité à générer de la relation, du mouvement, de l’action. Pour et entre des personnes mais aussi pour des objets qui disposent alors d’une capacité d’agir et qui sont intégrés dans la relation entre humain et non humain. Voilà qui met au centre le pouvoir des choses et des corps à être affectés et à affecter. Par exemple dans une salle de consultation d’archives ou en étant plongé.e. dans la scénographie d’une exposition qui valorise l’archive en exposant des objets. Deux très vilains petits canards des archives reviennent sur le devant de la scène. Le premier en est exclu car va-t-on archiver les corps (sauf à des fins médicales pour montrer la difformité et la pathologie grâce au formol) et la mort du corps de l’archivé.e n’est-elle pas la source même de ses archives à déposer ? C’est le corps. Le second est ce que l’on va mettre sous cloche dans le meilleur des cas, qui ne doit pas être touché et qui n’a pas la faveur première des historiens : c’est l’objet. Il ne s’agit pas simplement de rapatrier le corps et les objets dans le domaine ou plutôt dans l’espace des archives, ce qui n’est déjà pas mal. On peut aussi attribuer aux objets une liveliness, une vitalité, une force vive transversale dans la co-production de ce que nous appellerons « la situation archivale ». Voilà qui étend la définition de ce que nous entendons par « archives » matériellement et de ce que nous comprenons de leur potentiel.

L’archive en situation : le potentiel de l’archive

Marika Cifor (2017) interprète sa rencontre avec les taches de sang séchés sur le costume que portait Harvey Milk, quand il a été assassiné le 27 novembre 1978 à la mairie de San Francisco comme un événement. Les taches correspondent aux emplacements des cinq balles qui ont transpercé Milk. Quand Cifor consulte la boîte d’archives qui contient les effets de Milk à la LGBT Historical Society de San Francisco (les archives LGBT de San Francisco), celle-ci n’a pas encore été indexée. Le costume y voisine avec son boxer, un mouchoir et la chemise blanche que portait Milk ce jour-là. Le sang qui a fait passer de vivant à mort le corps de Milk est « matière qui anime et qui est animée par le contexte archival » (11). Il affecte et suscite des affects dans le corps de Cifor et sa/la mémoire queer du sang après le sida, le tout rendu possible par la décision de Smith, le partenaire de Milk, de garder ces artefacts et de les donner aux archives de San Francisco. Cette situation archivale est un événement au sens deleuzien du terme qui prouve que les traces ne sont pas inertes mais qu’elles sont porteuses de potentiel. Elles sont réactivables et leur réactivation suscite un nouvel événement. Elles ne sont pas seulement – ce que l’on nous a bien fait croire – des traces pour documenter le passé ou une activité passée. Document ou trace, l’archive est un point de départ ou, plus exactement, elle est ce qui permet de décoller et de passer à travers l’archive. L’archive est un « feed-forward mecanism8 », la causalité est circulaire, cybernétique et non linéaire biologisante. C’est « l’anarchive » des deleuziens de Sense Lab9 qui attribuent ce mouvement créateur d’événement au supplément ou à la plus-value que génère l’archive, la machine archive. C’est aussi que la situation de « consultation » (sic) décrite par Cifor est aussi le résultat d’un assemblage corps/objet et donc une cyberarchive anti-naturaliste qui nous rappelle que l’archive est une rencontre collaborative et affective au sens large du terme. Toujours. Cyber au sens harawayien du terme, technologique puisque la cyberarchive contrecarre la dislocation que l’on nous fait faire en permanence entre corps et objet y compris dans les archives. La cyber archive se fout de la séquence temporelle biologisante et naturalisante de l’archive qui caractérise les deux premiers modèles. Et selon laquelle l’archive est finalement une histoire de mort et de fin de vie qu’il va falloir confier, si votre vie en vaut la peine, aux spécialistes.

L’archive vive

L’archive est toujours incomplète mais cette incomplétude nous appartient. C’est plutôt une bonne nouvelle. Les opérations que doit subir l’archive pour exister – vu qu’elle est toujours fabriquée – et qui dessinent son et notre présent-futur sont masquées ou confisquées par les archontes, les expert.e.s attitré.e.s de l’archive, les savants qui traitent les archivistes amateur.trice.s comme des enfants. Mais on peut tout à fait se défaire des contraintes des archives officielles, « nobles » et de leurs usages définis par « la nature » de leur support et le statut de celleux qui les consultent, pour y associer d’autres acteur.ice.s. Il faut se reposer la question de ce qui fait archive, de qui fait l’archive et pour quoi et pour qui. Une première réponse est que nous sommes les archives. Nous sommes tou.te.s des foyers d’archives. Nous sommes les sources diverses et variées des thématiques d’archives que nous souhaitons faire émerger. Nous sommes tous possiblement des archivé.e.s archivant.e.s, voire archivivant.e.s. Et c’est aussi de cela que l’on veut nous déposséder.

L’archive vive, performative des archivivant.e.s, la praxis queer et transféministe de l’archive, c’est tout le contraire de cette dépossession. C’est ce que je retire des deux années de travail avec le Collectif Archives LGBTQI à Paris et des expérimentations menées par le collectif de Marseille avec Mémoire des Sexualités.

Pour commencer, nous générons des ateliers et donc une manière collective, subjective et corporelle de produire du savoir et des pratiques. Et des prises de conscience dignes de celles des ateliers de raising consciousness féministes DIY des années 70 ou des ateliers drag king ou post-porn des années 90. L’atelier archives consiste entre autres à ouvrir des boîtes d’archives ensemble en apprenant le rudiment des classements professionnels avec des archivistes professionnel.le.s. Mettre les mains dans l’archive, dans les papiers et sur les objets, les émotions et les événements que cela provoque collectivement vous éloigne assez vite des injonctions à donner vos archives aux gants blancs ou à les abandonner aux seul.e.s historien.ne.s et de la conception passéiste et poussiéreuse de l’archive, qui plus est textuelle comme on l’a vu. Les ateliers démontrent la force expérientielle et relationnelle de l’archive, de l’affect entre humain et non humain, la puissance des objets dits inanimés à mettre en branle. Idem pour les ateliers d’indexation. Nous pouvons, savons indexer faire le queersaurus. Mieux que les archivistes straights qui font parfois des thesaurus où les mots-clés « féminisme » ou « lesbienne » ne figurent pas. Il suffit donc d’avoir fait un atelier d’archive pour se rendre compte de l’empowerment que procure notre volonté et notre savoir archivistiques mais aussi du caractère vivant et vital des archives.

Le renversement d’expertise qu’imposent les minorités sexuelles, de genre, racisé.e.s, les séropos d’Act Up dans la production des savoirs y compris universitaires se produit aussi pour les archives LGBTQI+. La philosophie de l’archive queer et transféministe, sa temporalité, son épistémologie, ce n’est pas celle qui valorise l’archive des corps trépassés. Act Up aussi a fait autre chose de la maladie et de la mort. C’est aussi le fait d’avoir accès à tous les niveaux de matérialité de l’archive qui change tout. C’est sans doute l’une des raisons pour laquelle les archives institutionnelles françaises et leurs institutions d’appui que sont les musées et les bibliothèques ont fait preuve d’une telle violence et d’une telle constance dans leur interdiction à regrouper tous les supports de l’archive (objets inclus) et tous les corps susceptibles de fréquenter les archives dans un espace commun. Les centres d’archives LGBTQI existants depuis les années 80 ont tous nécessité la création d’un espace spécifique et communautaire, comme à Berlin, Amsterdam, San Francisco ou Amsterdam.

Topographiquement, architecturalement, on est très loin de la salle de consultation de l’Arsenal racontée par Arlette Farge dans son célèbre Goût de l’Archive publié en 1989. Où l’archive est froide. Où le seul organe est la main, celle de l’archiviste une « main qui collectionne et classe », qui a précédé celle de l’historienne chercheuse. Où l’archive devient mer qui vous submerge avec des fonds qui ne se découvrent « qu’aux grandes marées », ce qui nous replonge dans la tradition interprétative, l’herméneutique du sens caché, du sens profond des choses, de la vérité et de ses voiles que l’on dévoile. Comment mieux dire que l’archive est source de vérité, féminine ? Selon une tradition philo-phallogo-centrée bien ancrée ? (Alethéia quand tu nous tiens !). Certes, Farge consulte des archives juridiques et médicales du XVIIe siècle au caractère disciplinaire avéré. Mais fallait-il que la salle de consultation et l’expérience archivale restent ou se fassent disciplinaires à leur tour, homologiquement ? Une fois qu’elle a passé l’épreuve administrative de la délivrance du laissez-passer pour la journée et rempli la fiche rose sous l’œil noir du président qui délivre les numéros de table comme des ordres, l’historienne obéissante se retrouve au cœur d’une institution qui n’a rien à envier à la prison, pire qu’une école ou une église :

[…] le silence d’une salle d’archives est plus violent que n’importe quel brouhaha de cour d’école ; sur fond de recueillement d’église, il découpe, isole impitoyablement les gargouillis des corps, ce qui les rend à la fois agressifs et pernicieusement anxiogènes […] le silence d’une salle d’archives est fabriqué de regards qui s’attardent sans voir ou dévisagent en aveugles (Farge, 1989, p. 63-64).

Et lorsque les objets paraissent, les graines toutes droit sorties des seins d’une jeune fille selon un médecin de campagne qui les envoie à la Société Royale de Médecine ou la lettre de chiffon envoyée par un mari embastillé à sa femme dans un paquet de linge à blanchir, l’historienne exprime un furtif plaisir de la trace suivi d’un sentiment d’impuissance que vient vite contrer la puissance de « l’effet de réel » que procurent ces traces-objets. Avant que ne survienne rationnelle, disponible et triomphante « la grammaire de l’histoire » qui saura faire parler ces traces « brutes » puisqu’on va les questionner. Et « la main qui recopie » (signe de l’inaccessibilité de l’archive et de sa remise en circulation mais aussi de la pratique de l’archive envisagée comme un prélèvement personnel) peut reprendre son travail de fourmi en solitaire car l’archive vous submerge pour mieux vous isoler. Qu’importe puisque la raison vient de triompher, une fois encore, de la passion et de l’émotion ? Vision si cartésienne de l’archive et si peu spinozienne…

Les archivacteurs.trices

Les archives vives, c’est donc des corps. Des corps vivants et pas simplement des autorisations de dépôt ou des conventions de dons. Ce sont aussi les corps des personnes avec qui on va aussi faire de l’archive orale, sonore, filmée, enregistrée a priori et la mettre en circulation. Pas simplement pour faire de l’histoire orale en complément. En fait, les archivacteurs.trices queer et transféministes portent un regard différent sur les récits, les histoires de vie y compris ordinaires. Iels les considèrent comme un dispositif et leur politique de l’entretien est différente. L’archive orale repose sur une collecte d’entretiens oraux et l’entretien est un dispositif de savoir/pouvoir, un dispositif de production de vérité et de valeur. Cela pose plus largement le problème de la production de la vérité historique par les historiens ou les sociologues à partir des archives. De la proximité de l’entretien avec un dispositif d’aveu ou de confession. La question des affects mobilisés qui sont méfiance ou confiance. Des opérations de la discursivité scientifique légitime, reconnue : interroger, recouper, analyser. De nouveau, la question de l’autorité herméneutique, du pouvoir d’interprétation. Il faut doubler le récit-aveu par le déchiffrement de ce qu’il dit. Celui qui recueille est le maître in fine de la vérité. Il disparait d’ailleurs une fois le recueil-cercueil de données fait. Lire l’archive à l’ombre de l’histoire et des sciences sociales pose la question de la valeur à bien des niveaux. Quelle valeur génère l’entretien et pour qui ? À qui profite l’entretien ? Dans les dispositifs d’enquête positiviste, scientifique et individualisante, le crédit ou la plus-value sont pour le chercheur qui signe un article ou un livre. Pas pour les interviewé.e.s. Et quid de la valorisation au sens archivistique, la mise en valeur des archives ? Comment ressortent-elles des institutions ou des espaces de stockage, sachant que la remise en circulation est bien souvent réservée aux chercheurs.euse.s.

Tout ceci renvoie à une analyse plus large de la chaîne de production de l’archive et de la division du travail afférente. Traditionnellement le couple interviewé et interviewant est très inégalitaire, voire genré. Le chercheur considère les personnes interviewées comme son « terrain », une métaphore militaire, lui qui est à la conquête de la vérité historique ou de la compréhension sociologique. Dans l’archive orale, l’archive vivante, c’est l’interviewé.e qui contrôle. On ne décorporalise pas. On ne textualise pas. On va prendre en compte la nature corporelle, communicationnelle et performative du récit, de l’histoire. On ne dépossède pas l’interviewée du pouvoir de l’archive, de son histoire, de son auto-narration. On prend le pouls de l’archive. On ne bride pas le pouvoir de l’archive côté archivé.e.s archivant.e.s. Le but est l’archive orale comme empowerment et +, des deux côtés. Recueillir les voix de l’histoire, c’est aussi ne pas perdre la voix, le grain du récit, c’est résister à la décorporalisation de l’archive et du terrain car en général, la voix, le corps de l’histoire disparaissent des transcriptions des expert.e.s de l’archive. Rares sont celleux qui ont recours à des signes de transcription qui font état des gestes, des mimiques et des intonations de voix pendant l’entretien.

Les récits, les histoires de vie deviennent alors un moment communicationnel, culturel, politique qui va bien au-delà de l’entretien. Loin, très loin de la forme de l’enquête qui a par ailleurs tant marqué notre histoire de la violence et de la visibilité/invisibilité et alimenté le flux des enquêtes des flics, des juges, des médecins avec le bertillonnage, le profilage, les planches anatomiques et l’iconographie. Plus on s’éloigne de l’interview-enquête et de ses succédanées contemporains dans la recherche universitaire disciplinaire, libérale, néolibérale et individualisante, plus on s’éloigne de la « science-aveu » et de la dissémination de la technologie de l’aveu dans toute une série de savoirs (pédagogie, médecine, sociologie, anthropologie, sciences politiques, etc.), plus on se rapproche de l’archive vive. C’est aussi une manière de contrer les phénomènes de dépossession et la violence archivale que j’évoquais pour commencer. En s’éloignant de la chaîne archivale la bien nommée, pour la mettre en boucle et la transformer en circuits culturels.

Pour finir, on pourrait regrouper nos modèles dans deux familles différentes : la famille des archives disciplinaires et celle des archives incontrôlées. La vision disciplinaire de l’archive renvoie à la forme de pouvoir disciplinaire décrite par Foucault et pratiquée par Farge. L’archive incontrôlée se déploie dans les sociétés de contrôle très numériques décrites par Deleuze dans son « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » (1990) et qui viennent selon lui remplacer, concurrencer les sociétés disciplinaires et de souveraineté. L’archive incontrôlée – c’est son ambiguïté – n’est pas plus libre ou subversive. Mais elle met l’accent sur la connectivité, l’information, la transmission, la viralité plutôt que la chasse à la vérité que construit l’histoire. Il est donc très significatif, qu’à l’ère des archives natives (les archives nées numériques) et d’internet, les Archives nationales aient voulu sauvegarder les archives LGBTQI dans leur maison-prison, leur de-meure.

Bibliographie

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Notes

1 Le film raconte l’histoire de la mobilisation d’Act Up contre le sida en s’appuyant sur celle du second président d’Act Up-Paris, Cleews Vellay mort du sida en 1994. Retour au texte

2 https://archiveslgbtqi.fr/. Je suis membre du collectif depuis le début. Pour un suivi et une analyse du feuilleton des archives LGBTQI sur Paris depuis 2001, voir mon chapitre « Sex and the city » dans Queer Zones 2, Sexpolitiques (2005), repris dans Queer Zones, La Trilogie (2018, p. 279-307). Retour au texte

3 Dans son ouvrage intitulé en français Mal d’Archive, Une impression Freudienne (1995). C’est la traduction anglaise parue l’année suivante aux éditions de l’université de Chicago qui injecte la métaphore de la fièvre tant reprise par la suite en titrant Archive Fever. En fait, l’ouvrage de Derrida est tiré d’une conférence donnée lors d’un colloque organisé par la Société Internationale d’Histoire de la Psychiatrie et de la Psychanalyse, du musée Freud de Londres et du Courtauld Institute of Art. C’est une méditation sur les rapports entre inconscient et mémoire, archive et inconscient, la judaïté de Freud et l’archive du mal. Retour au texte

4 Foucault aborde la question de l’archive dans L’Archéologie du Savoir (1969). On situe généralement l’archival turn qui a reboosté les archives studies à la fin des années 80. Retour au texte

5 À ce sujet, voir l’enquête très complète de Cyril Maulpoix parue dans Regards le 3 juin 2019, après la conférence de presse donnée par le collectif pour expliquer son vote. Retour au texte

6 À ce sujet, voir l’argumentaire développé dans le dossier de presse du Collectif Archives LGBTQI du 3 juin 2019. [https://archiveslgbtqi.fr/wp-content/uploads/2019/06/DP_Coll_Archives_LGBTQI_03_06_2019.pdf (25 janvier 2020)] Retour au texte

7 C’est la conclusion de Terrorist Assemblages, Homonationalism in queer times (2007). Retour au texte

8 « Anarchive : Concise definition », Sense lab [page web], [https://senselab.ca/wp2/immediations/anarchiving/anarchive-concise-definition/ (25 janvier 2020)]. Retour au texte

9 Basé à Montréal, Sense Lab est un réseau international et interdisciplinaire de chercheur.e.s, d’artistes et d’écrivain.e.s qui fait de la recherche-création collaborative inspirée du travail de Massumi. Retour au texte

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Référence électronique

Sam Bourcier, « Les archontes ont du souci à se faire », Sociocriticism [En ligne], XXXV-1 | 2020, mis en ligne le 01 juin 2020, consulté le 27 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/sociocriticism/2740

Auteur

Sam Bourcier

Activiste et théoricien queer, Sam Bourcier enseigne à l’université de Lille III. Il a introduit la théorie queer en France, notamment en créant en 1996 le premier collectif et séminaire queer, Le Zoo. Il a publié, entre autres, trois essais fondamentaux pour les études des cultures et des politiques queer (Queer Zones 1, 2 et 3), réunis dans Queer Zones. La trilogie (Éditions Amsterdam, 2018), ainsi que Homo Inc.orporated. Le triangle et la licorne qui pète, (Cambourakis, 2017).