La désacralisation des discours minoritaires : identités apocalyptiques dans Historias para pasar el fin del mundo de David Caleb Acevedo

  • La désacralisation des discours minoritaires : identités apocalyptiques dans Historias para pasar el fin del mundo de David Caleb Acevedo
  • The desacralization of minority discourses: apocalyptic identities in Historias para pasar el fin del mundo by David Caleb Acevedo
  • La desacralización de los discursos minoritarios: identidades apocalípticas en Historias para pasar el fin del mundo de David Caleb Acevedo

Cet article vise à analyser la performativité à l’œuvre dans le roman Historias para pasar el fin del mundo (2015), de l’écrivain portoricain David Caleb Acevedo. Il interroge les tensions mises en évidence par ce roman entre, d’une part, des stratégies de visibilisation et d’affirmation d’identités déviantes par rapport aux normes de genre hégémoniques et, d’autre part, des stratégies de re-citation et de désacralisation des discours minoritaires, lesquelles sont de nature à miner de l’intérieur les sites d’identification et d’affirmation préalablement construits. Il s’agit ainsi de tenter de comprendre pourquoi et comment ces stratégies apparemment contradictoires coexistent dans le texte, mais aussi quels en sont les effets pour le public lecteur. Ce faisant, l’article fait émerger deux niveaux de performativité : au niveau de la diégèse et au niveau de la réception, en même temps qu’il souligne l’ « opacité » qui, selon Édouard Glissant, est propre au texte littéraire.

This article analyzes performativity in Historias para pasar el fin del mundo (2015), by the Puerto Rican writer David Caleb Acevedo. It examines the tensions this novel reveals between, on the one hand, strategies of visibility and self-affirmation of identities that deviate from hegemonic gender norms and, on the other hand, strategies of recitation and desacralization of minority discourses that are likely to undermine from within preexisting sites of identification and self-affirmation. The aim is thus to try and understand why and how these apparently contradictory strategies coexist in the text, but also their effects on the reader. In so doing, the article brings out two levels of performativity: at the level of diegesis and at the level of reception, while at the same time emphasizing the "opacity" that, according to Édouard Glissant, is specific to the literary text.

Este artículo pretende analizar la performatividad en la novela Historias para pasar el fin del mundo (2015), del escritor puertorriqueño David Caleb Acevedo. Estudia las tensiones que esta novela pone de relieve entre, por un lado, unas estrategias de visibilización y afirmación de identidades marginales con respecto a las normas de género hegemónicas y, por otro lado, unas estrategias de recitación y desacralización de los discursos minoritarios, las cuales son capaces de arruinar desde dentro las identificaciones y afirmaciones previamente construidas. Se trata de este modo de procurar entender por qué y cómo dichas estrategias aparentemente contradictorias conviven en la novela, y de anticipar sus efectos en el público lector. El artículo pone así de realce dos niveles de performatividad: a nivel diegético y a nivel de la recepción, y subraya al mismo tiempo la “opacidad” que, según Édouard Glissant, es la esencia del texto literario.

Plan

Texte

Introduction

Je propose dans cet article d’analyser la performativité1 à l’œuvre dans le roman court Historias para pasar el fin del mundo (2015) de David Caleb Acevedo. Cet écrivain portoricain, né en 1980, ouvertement gay et connu notamment pour son implication dans les luttes communautaires contre le VIH, a été lauréat du prix national de nouvelle de l’Instituto de Cultura Puertorriqueña (ICP) deux ans plus tôt pour son livre intitulé ðēsôngbərd. Son roman Historias para pasar el fin del mundo assume une filiation à la confluence de l’utopie, la dystopie et, plus largement, la science-fiction. L’action se déroule quelque temps avant la fin du monde, dans un XXIIe siècle où les véhicules volants – « flotacletas », « aerobús », « aeromóviles » – sont légion et où l’on restaure les fleuves comme s’il s’agissait de monuments nationaux, tandis que l’on joue au « polo celeste » – un « extraño deporte en el que la gente juega en una burbuja de aire, sostenidos por las corrientes » (Acevedo, 2015, p. 55) – et que l’on télécharge des connaissances directement dans le cerveau grâce à une technologie appelée « telemétrica » (Acevedo, 2015, p. 46) – à condition toutefois de ne pas excéder une certaine quantité de données par téléchargement, sous peine de souffrir de saignements de nez. Dans ce récit incisif et sarcastique, l’auteur livre une réflexion sur la façon dont les représentations queer sont susceptibles non seulement de resignifier les discours hégémoniques sur le genre et la sexualité, mais aussi de questionner leur propre nature minoritaire.

Mon propos est donc d’interroger les tensions mises en évidence par le roman entre, d’une part, des stratégies de visibilisation et d’affirmation d’identités déviantes par rapport aux normes de genre hégémoniques et, d’autre part, des stratégies de re-citation et de désacralisation des discours minoritaires, lesquelles sont de nature à miner de l’intérieur les sites d’identification et d’affirmation préalablement construits. Il s’agira ainsi de tenter de comprendre pourquoi et comment ces stratégies apparemment contradictoires coexistent dans le texte, mais aussi quels en sont les effets pour le public lecteur.

Pour ce faire, j’étudierai les procédés par lesquels l’auteur désessentialise l’hétérosexualité et la binarité, resignifie les catégories de genre et de sexualité et désacralise les discours minoritaires. Je m’efforcerai d’expliquer ce qui, dans ce discours littéraire de désacralisation des identités queer, relève de la construction et de la célébration d’une culture communautaire, au risque de provoquer des effets indésirables « rebinarisants » chez un public non ou mal informé. Enfin, j’accorderai une attention particulière à l’autodérision, à l’autoréférentialité et à l’hybridité qui semblent venir ruiner tous les efforts de visibilisation mis en œuvre par le texte, mais aussi par les représentations queer qui le précèdent.

L’inversion comme stratégie de désessentialisation

Le dispositif narratif du récit répond au motif, caractéristique tant des romans utopiques que dystopiques, du « monde à l’envers2 ». Construit en trois parties – « I. El fin del mundo », « II. Historias de lo que nunca sucedió » et « III. La espera » –, le roman adopte successivement le point de vue de huit personnages d’une même famille. Dans chacun des huit chapitres que compte le récit, chaque personnage évoque, depuis un présent aux accents apocalyptiques, ses souvenirs d’avant « la plaga », un phénomène causé par l’activation soudaine d’une protéine présente dans l’ADN humain et vouant l’espèce à l’extinction : « Huffington Post es el primero en lanzar la noticia. El mundo se acaba porque todos nos volvemos marikhones. Y las mujeres se vuelven marikhonas3 » (Acevedo, 2015, p. 9). Le terme « plaga » est à prendre dans son double sens d’ « épidémie » et de « fléau », les deux étant intrinsèquement liés dans la diégèse puisque l’ « épidémie » d’homosexualité annonce le « fléau » aux connotations bibliques de fin du monde. « Plaga gay » est également l’expression qui a été attribuée de façon péjorative à l’épidémie du VIH dans les années 1980, aux côtés d’autres expressions comme « cáncer gay » ou « peste lila ». Il s’agit donc d’un terme s’inscrivant dans une histoire liée au collectif LGBT – plus précisément gay –, qui fonctionne ici comme inversion performative de l’injure.

Le dispositif narratif, qui repose sur un constant va-et-vient entre passé et présent, sert ainsi le propos du récit en offrant deux visions du monde en miroir : l’avant-fléau, organisé autour de l’hétérosexualité obligatoire (Rich, 1980, p. 631-660) et dans lequel le public lecteur de la fin des années 2010 reconnaîtra aisément son propre monde extradiégétique, et l’après-fléau, où l’homosexualité généralisée construit l’image d’un monde inversé, festif mais destiné à disparaître – à mi-chemin donc entre l’utopie et la dystopie. Ce « monde à l’envers », que le dispositif narratif permet de mettre en évidence, est fondé sur un renversement du régime politique de l’hétérosexualité (Wittig, 1998, p. 76). En effet, la « plaga » se traduit par une redirection des pulsions sexuelles de chaque individu vers des personnes de même sexe exclusivement, mais aussi par une impossibilité absolue de procréer, même par des moyens détournés :

Nadie puede embarazarse. Ser homosexual o lesbiana es solo la primera parte de la plaga. Pronto descubrimos que no podemos tener relaciones con el sexo opuesto, ni siquiera para reproducirnos, porque comenzamos a vomitar. Y si los hombres se masturban para recopilar su semen y dárnoslo, la semilla se pudre dentro de nuestras vulvas y nos da candidiasis. Es como si quien hubiese diseñado la plaga lo hubiera hecho con la expresa intención de jodernos la especie (Acevedo, 2015, p. 29).

Cette stérilité systémique est bien plus qu’un phénomène biologique que les différents narrateurs autodiégétiques s’efforcent de justifier par des arguments scientifiques et/ou téléologiques. À un niveau plus symbolique, elle souligne, par la stratégie de l’inversion, la centralité de la contrainte à l’hétérosexualité dans le système d’appropriation du travail reproductif des femmes4. En effet, si le renversement du système hétérosexuel, que Wittig appelait de ses vœux (2007, p. 56), a ici pour corollaire la fin de la reproduction, c’est bien la preuve que la construction sociale de l’hétérosexualité a pour but essentiel d’assurer la division sexuelle du travail et l’exploitation de la force reproductrice des sujets construits comme « femmes ». En ce sens, l’inversion à laquelle se livre le récit de David Caleb Acevedo peut être vue comme une stratégie de désessentialisation, dans la mesure où elle permet de faire ressortir la dimension contingente de l’hétérosexualité, qui apparaît ainsi en tant que « produit de l’action humaine, historique » (Rubin, 1998), mais aussi comme une stratégie de visibilisation d’identités minoritaires situées à la marge de ce système. On trouve par ailleurs le même mécanisme concernant les rôles de genre, à la nuance près que le renversement ne semble s’opérer que dans un sens : « No puedo creer cómo la plaga cambia a la gente. Serah siempre fue una niña recatada por voluntad propia, de mucha tranquilidad y decisiones sosegadas, incansable advocata del savoir vivre. Ahora la imagino desbocada, como yo, como todos » (Acevedo, 2015, p. 15). Cette inversion des rôles à sens unique – puisqu’elle n’affecte apparemment que les personnages féminins – pourrait être interprétée comme une stratégie de mise à nu de l’objectif ultime du régime politique de l’hétérosexualité : l’oppression des femmes. En effet, sans hétérosexualité, la domination des femmes disparaît et, avec elle, le concept même de féminité tel qu’il est défini par la culture hégémonique : ainsi voit-on des femmes autrefois décentes et pudiques devenir grossières, « comme tous » selon le narrateur masculin – c’est-à-dire, en définitive, comme les hommes5. Cette égalité de comportement est d’ailleurs signalée à plusieurs reprises dans le roman6, comme si la généralisation de l’homosexualité avait pour conséquence nécessaire de déconstruire la différence entre « hommes » et « femmes » et, par conséquent, le système hiérarchique qui organisait les rapports sociaux de sexe dans le monde d’avant-fléau. Ainsi, la stratégie de l’inversion affecte aussi bien l’orientation sexuelle que l’identité de genre et la division sexuelle du travail. Ce faisant, elle souligne la contingence de ces catégories et, surtout, leur étroite imbrication, la différence sexuelle assurant le maintien de l’hétérosexualité, laquelle garantit à son tour la division sexuelle du travail. Il s’agit donc bien là de dénaturaliser le système sexe/genre, et de rendre visible son caractère construit. En ce sens, Historias para pasar el fin del mundo est un roman résolument féministe. Mais au-delà de la désessentialisation du système, il se présente également comme un discours encapacitant pour les multitudes queer (Preciado, 2003) : en effet, le récit est une vaste célébration des corps rejetés dans un domaine d’abjection (Butler, 2009, p. 17) et révèle ainsi une stratégie d’inversion performative comparable à celle qu’a connue, par exemple, le terme « queer ».

La célébration de l’abjection comme stratégie de resignification ?

L’inversion évoquée plus haut s’inscrit significativement dans un registre carnavalesque ; cela n’a rien d’étonnant puisque celui-ci, tel que l’a défini Bakhtine, repose précisément sur la remise en question des relations de pouvoir et des valeurs idéologiques dominantes à travers la mise en scène d’un « monde à l’envers »7. Historias para pasar el fin del mundo doit ainsi beaucoup au registre carnavalesque, tant dans l’esprit que dans la langue, qui emprunte souvent au grotesque. L’argument même de l’œuvre repose sur une situation grotesque. En effet, le « switch » commence par une « vomitina » (Acevedo, 2015, p. 39) généralisée qui dure environ une semaine, mais n’affecte toutefois pas celles et ceux qui étaient déjà lesbiennes ou gays avant le « fléau » : « Con la plaga, los que ya son gays y lesbianas ni siquiera vomitan. Los heterosexuales, bisexuales y pansexuales como yo, vomitamos el verde de la bilis. Los transexuales, parece que por corto circuito, se suicidan en masa » (Acevedo, 2015, p. 90). Dans une nouvelle inversion, gays et lesbiennes sont donc construits et célébrés comme norme tandis que les hétérosexuel·le·s sont renvoyé·e·s au domaine de l’abjection, comme le montre très explicitement cette anecdote de la « vomitina », où l’hyperbole le dispute à l’avilissement des corps. Remarquons par ailleurs que les autres sujets construits comme abjects – bisexuel·le·s, pansexuel·le·s et transsexuel·le·s8 – sont également biologiquement contraints de se conformer à la seule identification désormais possible, sous peine de disparaître. Ce maintien dans le domaine de l’abjection des bisexuel·le·s et pansexuel·le·s ainsi que l’auto-destruction des transsexuel·le·s peuvent s’envisager comme une nécessité narrative destinée à faire émerger un « monde à l’envers » intelligible pour le public lecteur, dans lequel l’inversion préserve la binarité9 pour révéler la place importante qu’elle occupe dans le système sexe/genre. En effet, la présence de ce que Butler nomme des « moments d’indécidabilité productive » (2006, p. 166) pourrait affecter la mise à nu de l’imbrication évoquée plus haut entre hétérosexualité, reproduction et oppression des femmes. Toutefois, cette nécessité narrative implique aussi un risque de lecture transphobe, dans la mesure où elle s’appuie sur la confusion entre identité de genre et orientation sexuelle. Dans cette perspective, on peut également voir là une marque d’autodérision de la part d’un auteur gay, conscient des logiques de pouvoir au sein même de la communauté LGBT, laquelle, dans son roman, devient significativement la « comunidad LG », « que es comunidad porque no nos queda remedio. » (Acevedo, 2015, p. 10). Cette autodérision, qui constitue une forme de critique à l’égard des gays et des lesbiennes transphobes et biphobes, est également très présente dans les descriptions qui sont faites des personnages nouvellement gays ou lesbiens, dont la principale occupation consiste à satisfaire leurs besoins physiques élémentaires – notamment sexuels –, faisant écho à la réduction, dans la culture hégémonique, de la figure de l’homosexuel·le à sa sexualité10. L’esthétique pornographique domine ainsi dans le roman, qui use volontiers d’un langage familier, souvent obscène, lequel, conjugué à des situations de grossissement hyperbolique des codes de la pornographie traditionnelle, suscite le rire :

Tenemos sexo allí mismo, en los casilleros. Somos espectáculo de todos los que se cambian, quienes se masturban mirándonos. Se la echo en el culo y él me la echa en la cara. Cuando ve mi cara de asombro se ríe.

–¿Nunca te habían hecho un facial?

–No.

–Pues, aprovechemos.

Le hace un ademán a los demás masturbadores para que se acerquen. Poco a poco me echan la leche en el rostro y el cuerpo. Quedo bañado de emplegoste blanco.

–No te bañes, –dice Mark. –Quédate así. La humillación es un arte.

Nos retiramos hacia la sauna y allí nos abrazamos. Nuestros sudores se mezclan con mi vestimenta de semen y se convierte en un súper lubricante que nos devuelve las erecciones. Nos frotamos los huevos hasta venirnos. Mark se arrodilla y me pasa la lengua. Se traga la leche. Succiono mi leche fuera de su culo y me la trago (Acevedo, 2015, p. 48).

L’abjection est donc caractérisée, dans Historias para pasar el fin del mundo, par sa resignification, laquelle passe en premier lieu par un renversement des catégories dominantes, puisque les corps des gays et des lesbiennes ne sont plus renvoyés au domaine de l’abject et deviennent au contraire la norme, tandis que les corps des hétérosexuel·le·s sont frappés d’abjection. En second lieu, cette resignification s’opère par une célébration des plus bas instincts, où l’obscénité est érigée en valeur suprême dans un monde où la sexualité occupe une place de premier plan11, pour le plus grand plaisir des personnages, qui prennent joyeusement part à de nombreuses orgies, mais aussi des lecteurs et des lectrices, chez qui cette inversion festive, couplée à une esthétique hyperbolique, provoque le rire carnavalesque. Cette stratégie de resignification, enfin, ruine totalement la structure sociale du monde diégétique d’avant-fléau, qui s’érige en reflet du monde extradiégétique du public lecteur, en questionnant l’appartenance au domaine de l’abject de certaines pratiques, et en sapant l’un des piliers de la culture dominante – le tabou de l’inceste : « Me abro las piernas y dejo que mi hijo me penetre. […] Cuando mi hijo me inunda, me siento de su edad. Y pienso que si pegando nuestras pieles, podemos ser iguales, entonces todo estará bien » (Acevedo, 2015, p. 49). On retrouve, dans cette sorte de retournement du stigmate poussé à l’extrême, l’autodérision qui sous-tend l’ensemble du récit. En effet, comme le souligne Daniel Borrillo (2001, p. 176-177), l’idée d’égalité comme celle de l’inceste nourrissent les « fantasmes culturicides » des discours homophobes, car elles mènent à une « indifférenciation menaçante » susceptible de « saper le fondement même de notre civilisation » – apocalypse à laquelle fait écho évidemment l’argument même du roman qui, de ce point de vue, constitue en soi un gigantesque sarcasme. Le narrateur récupère donc ici ces discours homophobes et les resignifie selon les deux modalités citées plus haut : l’inversion et la célébration de l’abjection. Toutefois, dans ce cas également, la resignification suppose, pour fonctionner réellement, une complicité des lecteurs et des lectrices, et leur capacité à décoder l’autodérision présente dans le sous-texte. Sans ce savoir partagé, le risque est important de voir le récit confirmer les discours de haine, voire leur servir d’alibi. Ainsi, un tel discours littéraire, même émanant d’un auteur et d’une culture minoritaires, n’est porteur de subversion que dans certaines conditions de lecture et – comme l’a montré Butler (2009, p. 233-234) concernant la performance drag –, rien ne garantit qu’il le soit, dans la mesure où sa performativité peut opérer dans les deux sens : vers un renforcement des représentations hégémoniques – par la réception acritique de la citation des normes –, ou vers leur dénaturalisation – par le décodage de la charge ironique de la citation. Par ailleurs, de même que le carnaval préserve les structures sociales hégémoniques en agissant comme soupape de sécurité dans des conditions rigoureusement encadrées, rien ne garantit non plus qu’une lecture dénaturalisante ait un effet réellement subversif sur les représentations des normes de genre et ne contribue pas à les protéger, voire à les renforcer. Historias para pasar el fin del mundo fait ainsi apparaître l’impasse dans laquelle les régimes épistémiques dominants mettent les discours minoritaires, en les enfermant dans une sorte de jeu perdant/perdant. En effet, quel que soit le choix qu’opère l’auteur – visibilisation ou désacralisation des identités contre-hégémoniques –, il s’expose à une possible lecture réactionnaire. Face à cette fausse alternative, le roman de David Caleb Acevedo choisit de pousser le jeu à l’extrême en questionnant sa propre nature de discours minoritaire, laissant délibérément les lecteurs et les lectrices dans l’incertitude.

Le je(u) comme brouillage des catégories

Historias para pasar el fin del mundo peut ainsi se lire comme une vaste parodie, à au moins trois niveaux. En premier lieu, il s’agit d’une parodie des normes de genre et de sexualité, que l’on observe par exemple dans le traitement des discours religieux hétérosexistes. Dans ce cas, la parodie opère en particulier par inversion des voyelles initiales du couple Adam / Ève – inversion renforcée par le fait que dans la religion « néo-biblique », c’est l’homme qui sort de la côte de la femme et non l’inverse – et affaiblissement – dégradation symbolique – de la voyelle initiale du jardin d’Éden :

Se abre una pantalla en el aire en donde están enfrascados un chico y una mujer en pleno debate, sobre las ventajas de tener un homorromance sin sexo, versus un heterorromance. La mujer aboga por la última opción. Dice que el hombre fue hecho para la mujer, que en Iden, la Triada creó a Edán para Ava. Que Edán salió de una costilla de Ava. Que el homorromance no es natural. El chico le refuta que lo que dice la NeoBiblia le aplica solo a los que creen en ella, que nadie estuvo en Iden, que ni siquiera se sabe si existió (Acevedo, 2015, p. 54).

En second lieu, le roman se présente également comme une parodie des représentations contre-hégémoniques, comme dans ce récit fait par l’un des narrateurs de son coming out, qui opère comme un clin d’œil parodique aux lecteurs et lectrices LGBTQI+, dans la mesure où les récits de coming out font partie intégrante de la sociabilité communautaire :

Antes de la plaga soy chef aficionado y asexual. Ningún tipo de atracción por nadie. Nada nada mal con mi sistema nervioso. Tampoco con mis niveles de testosterona. El sexo opuesto no me llama la atención. El mismo sexo tampoco.

Crezco como hijo único, y por tanto, mi madre tiene sus esperanzas de nietos cifradas en mí. Cuando ve que cumplo los 21 y nunca he tenido novia, me sienta en la sala una tarde.

–Está bien si me dices que eres homosexual...

–...no...

–...porque yo lo único que quiero es un nieto. Puedes adoptar...

–...mamá, no soy gay...

–...ahora con las nuevas leyes, no tendrías problema, pero quiero un nieto.

–¡Mamá!

Se sorprende y calla. La abrazo.

–No soy gay. Tampoco quiero un nieto. No me atrae nada. Lo siento.

Se separa de mí y se va a la cocina. El defraude es obvio. No me habla el resto de la semana (Acevedo, 2015, p. 53).

En dernier lieu, Historias para pasar el fin del mundo peut aussi se lire comme une parodie de la littérature elle-même. En effet, le roman fait un usage abondant de stratégies intertextuelles et autoréférentielles qui finissent par brouiller l’ensemble du message. Le fait que l’œuvre se situe à la confluence de plusieurs genres littéraires – utopie, dystopie, plus largement science-fiction – en constitue d’ailleurs un trait paradigmatique, en même temps qu’un indice pour les lecteurs et les lectrices de l’hybridité qui la caractérise. Cette hybridité générique – au sens littéraire du terme – vient ainsi, en forçant le public à adopter une lecture du récit que l’on pourrait qualifier de « non binaire », relativiser la fausse alternative, évoquée plus haut, entre les stratégies de visibilisation et les stratégies de désacralisation des discours contre-hégémoniques sur le genre et la sexualité. En effet, comme le souligne Yves Clavaron, l’hybridité permet « d’interroger le rapport au réel et sa subversion dans l’écriture romanesque postcoloniale, par la remise en cause des catégories occidentales (roman, poésie et théâtre) et la pratique de l’intertextualité ou de la transtextualité (influences, imitations, adaptations, citations, pastiches, parodie…) » (2011, p. 11). Il n’est donc pas étonnant qu’à cette hybridité générique s’ajoutent également de nombreuses références parodiques à des œuvres canoniques de la littérature hispano-américaine ou occidentale, qui tendent à désacraliser l’idée même que l’on peut se faire d’une œuvre littéraire dans les sociétés occidentales et leurs (ex-)colonies12, avec ses limites et ses frontières autoritaires – le terme « autoritaire » étant à prendre ici tant dans sa dimension auctoriale que dans sa dimension oppressive. On peut notamment citer un passage où l’une des narratrices, après avoir relaté sa vengeance consistant à déposer les morceaux du fœtus dont elle vient d’avorter chez le géniteur de celui-ci, fait allusion à la littérature fantastique et, en particulier, au motif du golem rendu célèbre par Mary Shelley dans Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818) et couramment utilisé dans la littérature hispano-américaine, comme chez Quiroga (« El hombre artificial ») ou Borges (« Las ruinas circulares ») : « Dos meses después del incidente de la caja y los pedazos de feto en casa de Larry, sueño con un homúnculo que lleva su rostro. Me persigue y me dice “mamá”. Solo que el Gólem me triplica en altura » (Acevedo, 2015, p. 35). Cette désacralisation est encore plus significative dans l’extrait suivant, qui parodie ce monument de la littérature hispano-américaine qu’est Cien años de soledad de Gabriel García Márquez, en offrant une variante du célèbre épisode de l’aimant :

Entonces, llega el día que se dejan. Todo el mundo en el campus se entera. Al otro día, la tipa regresa a la universidad con sus faldas largas, la maranta revuelta y los sobacos folclóricos. Y vuelve a hacer sus actos de circo y magia frente al teatro. Se hace bien famosa por tragarse cucharas, tenedores y aparecerlos en los bultos y carteras de los presentes. Un día la vemos levitar (Acevedo, 2015, p. 20)13.

La parodie réside ici essentiellement – et cela ne doit pas nous surprendre – dans l’inversion de l’épisode de l’aimant marquésien : alors que dans Cien años de soledad, Melquíades arrache les objets en métal des maisons de Macondo et les attire à lui au moyen de « deux lingots métalliques » (García Márquez, 1984, p. 71-72), dans Historias para pasar el fin del mundo, le personnage les ingère avant de les régurgiter symboliquement dans les effets personnels du public qui assiste à son tour de magie. Il s’agit ainsi d’une désacralisation de l’épisode marquésien, opérant selon la double modalité commune à l’ensemble du discours de désacralisation du roman : par une inversion et par une dégradation – laquelle emprunte, ici encore, au registre grotesque.

Mais cette désacralisation ne se limite pas à des pratiques intertextuelles et transtextuelles ; elle affecte également l’intégrité même du roman, dans la mesure où l’auteur a aussi recours à des stratégies autoréférentielles. Son récit est construit sur un mode spéculaire, donnant ainsi l’idée d’un monde fermé sur lui-même, dont la circularité met en péril la vraisemblance. En effet, en dépit de sa structure explicite en trois parties – « I. El fin del mundo », « II. Historias de lo que nunca sucedió » et « III. La espera » –, Historias para pasar el fin del mundo admet une autre subdivision narrative : le récit débute par un chapitre pris en charge par Jonathon et se termine par un chapitre narré par son amant Sibastian ; le deuxième chapitre est narré par Khristinne, dont l’amante, Zerese, est la narratrice de l’avant-dernier chapitre ; et ainsi de suite. Les informations données par chaque narrateur ou narratrice de la première partie du roman sont ainsi complétées par la vision complémentaire de leur amant·e en seconde partie de roman. Cette vision complémentaire vient alors fermer un cycle et, pourquoi pas, annoncer le cycle suivant – c’est-à-dire, en définitive, remettre en cause l’argument même du roman, amorcé dès le titre : la fin du monde. La structure narrative sape donc les fondations diégétiques de l’œuvre et, dans une nouvelle distanciation14, fait apparaître ainsi sa propre nature discursive – de même que, comme nous l’avons vu précédemment, la mise à nu du système sexe/genre met en évidence son caractère intrinsèquement discursif et contingent. Ce faisant, la structure narrative remet en cause l’ensemble du propos du livre et compromet donc la possibilité d’une lecture univoque.

Cette stratégie autoréférentielle est également observable au niveau discursif, puisque le récit s’attache à donner des clés, en particulier lorsque l’on s’approche de la fin du roman, pour interpréter l’œuvre dans cette perspective. Ainsi, dans l’avant-dernier chapitre, Zerese formule le commentaire suivant à propos de sa fille : « Temo por mi hija. Su muerte será lenta y dolorosa. Como la mía. Lo que mi hija no entiende, sin embargo, es que la tristeza solo puede llevarse bien con el humor negro. Lo demás es masturbación » (Acevedo, 2015, p. 83). La référence à l’humour noir dans cet extrait peut se lire autant comme un hommage à l’autodérision que les personnes LGBTQI+ tendent à développer pour survivre à la violence homophobe que comme une référence –autoréférentielle– au roman lui-même, qui y a recours fréquemment. Il en va de même pour l’allusion à la masturbation, dans la mesure où l’esthétique pornographique est très présente dans le roman, et où une lecture masturbatoire chez certain·e·s lecteurs ou lectrices n’est absolument pas à exclure. Poussant plus loin encore l’autoréférentialité, le dernier chapitre renvoie explicitement à la nature discursive du roman, faisant ainsi écho au titre du livre, mais aussi à celui de sa seconde partie intitulée « Historias de lo que nunca sucedió » :

Los que estamos reunidos en esta casa llevamos seis semanas inventando historias para pasar el tiempo. Hemos decidido jugar un juego: si las historias se acaban, el mundo también. […] Los días continúan pasando, y seguimos contando historias, grandes y magnánimas, pequeñas e inservibles, entretenidas, aburridas, hermosas y terribles. Los cuentos parecen inventados, algunos nacen del campo del recuerdo, otros del espacio entre la vigilia y el sueño. Hay veces, sin embargo, en que los relatos se mezclan, formando tornados de realidad, ficción y fantasía. Al año de estar en la casa de campo, ya no sé qué es verdad y mentira (Acevedo, 2015, p. 92).

Cet extrait, situé à la fin du roman, en éclaire a posteriori le titre : Historias para pasar el fin del mundo. Il vient ainsi remettre en cause l’ensemble des épisodes narrés antérieurement, en les présentant comme une possible fiction intradiégétique, chaque chapitre pouvant alors être lu comme un récit d’invention de la part de chaque personnage, après son entrée dans l’homosexualité. La distinction entre fiction et réalité devient ainsi impossible au sein de la diégèse. L’emploi du terme « fantasía » est d’ailleurs particulièrement significatif ici, dans la mesure où il peut renvoyer en espagnol à la fois à l’idée de fiction et à celle de fantasme, dans un roman où, comme j’ai déjà eu l’occasion de le souligner, la dimension pornographique est omniprésente. Ce passage résume par conséquent l’essence du livre en même temps qu’il en fournit la clé : il s’agit d’un récit équivoque, que l’on peut choisir ou non de prendre au sérieux, mais qui, en tout état de cause, s’attache avant tout à mettre à nu ses propres stratégies discursives. En faisant apparaître sa structure, il questionne la stabilité de ses postulats, en particulier ceux qui concernent le genre et la sexualité. Ainsi, le roman met en évidence la nature proprement discursive de ces catégories, qui n’existent pas, comme le souligne Sam Bourcier, en dehors – ou en deçà – de leur représentation : « les médias en général jouent un rôle essentiel dans la construction-recontruction incessante des genres, sachant que la représentation du genre est ce qui le constitue. Rien d’autre. Le genre ne préexiste pas à sa représentation. Certains diraient à sa performance » (2011, p. 17).

Conclusion

Historias para pasar el fin del mundo est donc un texte à plusieurs niveaux d’interprétation, qui peut se lire comme une fiction réjouissante mais qui admet également une lecture sérieuse si l’on s’attache à en repérer les différentes stratégies de représentation des discours et des contre-discours sur le genre et la sexualité. Ces stratégies soulignent l’impasse dans laquelle se trouvent les discours minoritaires, sommés de choisir entre deux voies sans issue – ou à l’issue incertaine : celle de la visibilisation du caractère construit et contingent de l’hétérosexualité et des identités et sexualités minoritaires, ou celle de la désacralisation de ces dernières. Dans le premier cas, la mise en évidence de la performativité des catégories de genre et de sexualité comporte, comme nous l’avons vu, un risque de renforcement des structures hégémoniques, tandis que, dans le second, une lecture au premier degré par un public non informé pourrait avoir également un effet performatif pervers, et alimenter les discours de haine. Nous nous trouvons donc face à deux types de performativité : la performativité représentée – diégétique, pourrait-on dire –, que le récit s’efforce de mettre à nu, mais dont les effets performatifs – performativité extradiégétique – sont absolument imprévisibles.

Dans cette situation, on peut se demander pourquoi un auteur gay et impliqué dans les luttes communautaires comme David Caleb Acevedo prend un tel risque. Il est possible d’avancer plusieurs hypothèses : tout d’abord, celle de la catharsis. En effet, un récit comme Historias para pasar el fin del mundo est jubilatoire pour les lecteurs et les lectrices qui savent en décoder l’ironie et ont en partage avec l’auteur une culture dans laquelle l’inversion performative de l’injure et la célébration de l’abjection sont des stratégies de survie tout autant que des points de ralliement communautaire. Il n’est d’ailleurs pas exclu que l’écriture du roman ait joué pour l’auteur lui-même un rôle cathartique. En second lieu, il est probable que David Caleb Acevedo ait fait le pari avec ce récit de s’adresser à un public ciblé. De ce point de vue, il n’est pas anodin que le roman ait été publié dans une maison d’édition indépendante qui édite une grande partie de la littérature LGBTQI+ publiée à Porto Rico. Mais, quoi qu’il en soit, il reste impossible de prévoir le destin d’un livre après sa parution et, par conséquent, son devenir performatif. Sans doute est-ce en partie pour cette raison que David Caleb Acevedo a opté pour la troisième voie dans le jeu perdant/perdant que lui imposent les régimes épistémiques dominants : ni la visibilisation ni la désacralisation, mais l’équivocité ou, comme dirait le philosophe caribéen Édouard Glissant à qui je laisse le mot de la fin, « l’opacité », seule façon peut-être pour un discours littéraire minoritaire de survivre et de se réinventer :

Dans la rencontre planétaire des cultures, que nous vivons comme un chaos, il semble que nous n’ayons plus de repères. Partout où nous portons les yeux, c’est la catastrophe et l’agonie. Nous désespérons du chaos-monde. Mais c’est parce que nous essayons encore d’y mesurer un ordre souverain qui voudrait ramener une fois de plus la totalité-monde à une unité réductrice. Ayons la force imaginaire et utopique de concevoir que ce chaos n’est pas le chaos apocalyptique des fins de monde. Le chaos est beau quand on en conçoit tous les éléments comme également nécessaires. Dans la rencontre des cultures du monde, il nous faut avoir la force imaginaire de concevoir toutes les cultures comme exerçant à la fois une action d’unité et de diversité libératrices. C’est pourquoi je réclame pour tous le droit à l’opacité. Il ne m’est plus nécessaire de “comprendre” l’autre, c’est-à-dire de le réduire au modèle de ma propre transparence, pour vivre avec cet autre ou construire avec lui. Le droit à l’opacité serait aujourd’hui le signe le plus évident de la non-barbarie. Et je dirai que les littératures qui se profilent devant nous et dont nous pouvons avoir la prescience seront belles de toutes les lumières et de toutes les opacités de notre totalité-monde (Glissant, 1996, p. 71-72).

Bibliographie

Acevedo, David Caleb, Historias para pasar el fin del mundo, San Juan (Porto Rico), Trabalis Editores/Ediciones Aguadulce, 2015.

Bakhtine, Mikhaïl, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.

Bourcier, Sam, Queer Zones 1. Politique des identités sexuelles et des savoirs, Paris, Éditions Amsterdam, 2011.

Borrillo, Daniel, « Fantasmes des juristes vs Ratio juris : la doxa des privatistes sur l’union entre personnes de même sexe », in Borrillo, Daniel et Fassin, Éric (dir.), Au-delà du PaCS. L’expertise familiale à l’épreuve de l’homosexualité, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 161-190.

Brecht, Bertolt, « Proses sur l’art dramatique », traduit de l’allemand par André Gisselbrecht, Europe, vol. 35, no 133, janvier 1957, p. 197-212.

Butler, Judith, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du “sexe”, traduit de l’anglais (États-Unis) par Charlotte Nordmann, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.

Butler, Judith, Défaire le genre, traduit de l’anglais (États-Unis) par Maxime Cervulle, Paris, Éditions Amsterdam, 2006.

Clavaron, Yves, Poétique du roman postcolonial, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2011.

Foucault, Michel, Histoire de la sexualité I. La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.

García Márquez, Gabriel, Cien años de soledad, Madrid, Cátedra, 1984.

Glissant, Édouard, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996.

Preciado, Paul, « Multitudes queer. Notes pour une politique des “anormaux” », Multitudes, 2003, vol. 2, no 12, p. 17-25.

Rich, Adrienne, « Compulsory heterosexuality and lesbian existence », Signs: Journal of Women in Culture and Society, vol. 5, no 4, 1980, p. 631-660.

Rubin, Gayle, « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre », Les cahiers du CEDREF [en ligne], no 7, 1998. [http://journals.openedition.org/cedref/171 (20 décembre 2019)]

Ruyer, Raymond, L’Utopie et les utopies, Paris, Presses universitaires de France, 1950.

Wittig, Monique, La Pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.

Notes

1 J’utilise ici ce terme dans le sens où l’entend Butler : « il ne faut pas comprendre la performativité comme un “acte” singulier ou délibéré, mais, plutôt, comme la pratique réitérative et citationnelle par laquelle le discours produit les effets qu’il nomme » (2009, p. 16). Retour au texte

2 « L’utopiste s’irrite devant les sottises du monde réel, devant l’arbitraire de la réalité. Il en accuse les hommes, lui qui a le sens de possibles meilleurs, à notre portée. […] Cette critique, au lieu de l’exercer directement, l’utopie l’exerce d’une manière indirecte, plus expressive et efficace, en présentant un anti-monde, un monde parallèle, ou déformé » (Ruyer, 1950, p. 6-7). Retour au texte

3 Les jeux orthographiques et phoniques dans ce récit mériteraient une étude à part entière. Signalons simplement ici, outre l’effet de distanciation – au sens brechtien du terme – et la dimension d’anticipation, un possible renvoi aux contre-cultures, notamment contestataire et anarchiste. Retour au texte

4 « La division sexuelle du travail entre en jeu dans les deux aspects du genre – elle les crée homme et femme, et elle les crée hétérosexuels. Le refoulement de la composante homosexuelle de la sexualité humaine, avec son corollaire, l’oppression des homosexuels, est par conséquent un produit du même système qui, par ses règles et ses relations, opprime les femmes » (Rubin, 1998). Retour au texte

5 Peut-être faut-il voir là un résidu de la pensée de la différence, selon laquelle, comme l’a très bien montré Colette Guillaumin, « si les femmes sont différentes des hommes, les hommes, eux, ne sont pas différents. Si les femmes sont différentes des hommes, les hommes, eux, sont les hommes » (2016, p. 60). Ainsi, le fait que le narrateur de ce passage soit un homme – et que les inversions des rôles de genre ne concernent que les femmes dans le roman – prend tout son sens. Il n’en reste pas moins que les renversements entraînés par la « plaga » provoquent une égalité de fait entre hommes et femmes, laquelle contraste avec l’organisation du monde d’avant le fléau. Retour au texte

6 Par exemple, p. 10 : « Todos nos hemos vuelto iguales ». Ce motif de l’égalité est d’ailleurs un lieu commun de la littérature utopique et dystopique. On voit ainsi que le cadrage choisi par l’auteur sert habilement le propos. Retour au texte

7 « Le carnavalesque est marqué, notamment, par la logique originale des choses “à l’envers”, “au contraire”, des permutations constantes du haut et du bas (“la roue”), de la face et du derrière, par les formes les plus diverses de parodies et travestissements, rabaissements, profanations, couronnements et détrônements bouffons. La seconde vie, le second monde de la culture populaire s’édifie dans une certaine mesure comme une parodie de la vie ordinaire, comme “un monde à l’envers” » (Bakhtine, 1970, p. 19). Retour au texte

8 Je reprends ici la terminologie du roman, qui ne fait pas de distinction entre « transsexuel·le·s » et « transgenres ». Retour au texte

9 Hétérosexuel·le/homosexuel·le, mais aussi homme/femme, puisque les personnes trans sont vouées à disparaître, tandis qu’intersexes, queer et non-binaires ne sont même jamais nommé·e·s. Retour au texte

10 Cette réduction s’inscrit dans une histoire qui remonte, selon Foucault, au XIXe siècle : « L’homosexuel du XIXe siècle est devenu un personnage : un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie ; une morphologie aussi, avec une anatomie indiscrète et peut-être une physiologie mystérieuse. Rien de ce qu’il est au total n’échappe à sa sexualité. Partout en lui, elle est présente : sous-jacente à toutes ses conduites parce qu’elle en est le principe insidieux et indéfiniment actif ; inscrite sans pudeur sur son visage et sur son corps parce qu’elle est un secret qui se trahit toujours. Elle lui est consubstantielle, moins comme un péché d’habitude que comme une nature singulière » (1976, p. 59). Retour au texte

11 Il faudrait signaler également ici le registre scatologique dans lequel le roman ne manque pas de verser. Par exemple : « Lo siento temblar dentro de mí y dejarme algo caliente adentro. Vuelvo a virarlo. Lo clavo con mi pene, mis dedos, mis manos, hasta que su ano ensancha tanto que su intestino forma una rosa y amenaza con salírsele de adentro » (p. 60). Retour au texte

12 Il n’est peut-être pas inutile de préciser ici que Porto Rico, le pays natal de l’auteur, est actuellement une colonie des États-Unis sous le statut particulier d’État libre associé, ce qui implique que ses ressortissant·e·s ont la citoyenneté états-unienne, mais que les principales décisions politiques concernant ce territoire sont prises par le Congrès des États-Unis, où les Portoricain·e·s n’ont qu’un·e représentant·e, qui ne jouit pas du droit de vote. Retour au texte

13 Notons par ailleurs la référence à la lévitation, qui occupe également une place importante dans le roman de García Márquez (1984, p. 102). Retour au texte

14 Le terme « distanciation » est à prendre ici dans son sens strictement brechtien (Verfremdungseffekt), parfois traduit par « effet d’étrangeté ». Pour Bertolt Brecht, la distanciation est en effet le mécanisme par lequel « la chose qu’il s’agit de faire comprendre, sur laquelle on veut attirer l’attention, est transformée, de chose habituelle, familière et immédiate qu’elle était, en une chose singulière, frappante (voire choquante), inattendue » (1957, p. 201). Cet « effet d’étrangeté » – ou « effet-V », comme le nomme également Brecht –, vise à éveiller la conscience critique du spectateur, notamment en rompant son lien d’identification au personnage et en mettant à nu le caractère construit de l’œuvre – raison pour laquelle le terme « Verfremdungseffekt » a parfois aussi été traduit par « désaliénation ». Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Sophie Large, « La désacralisation des discours minoritaires : identités apocalyptiques dans Historias para pasar el fin del mundo de David Caleb Acevedo », Sociocriticism [En ligne], XXXV-1 | 2020, mis en ligne le 01 avril 2020, consulté le 23 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/sociocriticism/2753

Auteur

Sophie Large

Sophie Large est maîtresse de conférences à l’université de Tours depuis 2015, où elle enseigne la littérature hispano-américaine et la traduction. Elle a soutenu en 2014 une thèse de doctorat intitulée « Révolte, Révolution et Utopie dans les romans de Gioconda Belli ». Son travail de recherche actuel porte sur la littérature contemporaine d’Amérique Centrale et des Caraïbes hispanophones, depuis une perspective féministe, queer et décoloniale. Elle est l’auteure de travaux sur des autrices telles que Yolanda Arroyo Pizarro (Porto Rico), Rita Indiana Hernández (République Dominicaine), Anacristina Rossi (Costa Rica), Albalucía Ángel (Colombie), Guadalupe Nettel (Mexique), Claudia Hernández (El Salvador) ou encore Gioconda Belli (Nicaragua).

Articles du même auteur