L’empiétement discursif : formes et mécanismes d’un processus hégémonique

  • La usurpación discursiva: formas y mecanismos de un proceso hegemónico
  • The Discursive Encroachment: Forms and Mechanisms of an Hegemonic Process

Cet article porte sur l’empiétement discursif, notion que je propose pour définir le processus qui englobe des procédés d’ingérence, d’usurpation de la parole et de modélisation de la subjectivité. L’objet de ce travail est de présenter une réflexion au regard des figures subalternisées au travers des industries médiaculturelles. Les trois critères permettant de circonscrire l’empiétement discursif vont être illustrés par quelques exemples : celui d’un personnage féminin sans bouche, celui d’un poème sur l’exil, celui d’un film sur un délinquant maghrébin et celui des formes de ré-nomination qui agissent sur les processus identitaires. Le cadre théorique est élaboré à partir des concepts et des notions des théories décoloniales, de l’analyse du discours et de la sociologie. Le texte se structure en deux parties : la première partie, en guise d’introduction, définit et circonscrit cette forme d’oppression systémique qu’est le fait de s’emparer de la parole et de la subjectivité de l’Autre. La deuxième partie présente et explique les trois mécanismes par lesquels opère cette forme d’empiétement : l’énonciation vicariante, la dépossession et le silenciement.

Este artículo trata acerca de la usurpación discursiva, noción que propongo para definir el proceso que engloba procedimientos de injerencia, usurpación de la palabra y modelización de la subjetividad. El objetivo de este trabajo es el de presentar una reflexión sobre las figuras subalternizadas por las industrias mediáticas y culturales. Los tres criterios que permiten circunscribir la usurpación discursiva serán ilustrados por algunos ejemplos: el de un personaje femenino sin boca, el de un poema sobre el exilio, el de una película sobre un delincuente magrebí y el de formas de renominación que se ejercen sobre los procesos identitarios. El marco teórico se elabora a partir de conceptos y nociones de las teorías decoloniales, el análisis del discurso y la sociología. El texto se estructura en dos partes: la primera, a guisa de introducción, define y circunscribe esa forma de opresión sistémica que consiste en apropiarse de la palabra y la subjetividad del Otro. La segunda parte presenta y explica los tres mecanismos por los cuales se opera esta forma de usurpación: la enunciación vicariante, la desposesión y el silenciamiento.

This article deals with discursive encroachment, a notion that I propose to underline the process which encompasses processes of interference, usurpation of speech and modeling of subjectivity. This work aims to present a reflection in the light of subalternized figures through the media-cultural industries. The three criteria making it possible to circumscribe the discursive encroachment will be illustrated by a few examples: that of a female character without a mouth, that of a poem on exile, that of a film on a Maghrebian delinquent and that of the forms of re-appointment which act on identity processes. The theoretical framework is developed from the concepts and notions of decolonial theories, discourse analysis and sociology. The text is structured in two parts: the first part, by way of introduction, defines and circumscribes this form of systemic oppression which is the seizing of the word and the subjectivity of the Other. The second part presents and explains the three mechanisms by which this form of encroachment operates: vicarious enunciation, dispossession and silence.

Plan

Texte

Introduction

« Il existe une croyance selon laquelle les monstres n’ont pas de reflet dans un miroir. Et ce que j’ai toujours pensé, ce n’est pas que les monstres n’ont pas de reflet dans un miroir. C’est que si vous voulez faire d’un être humain un monstre, privez-le, au niveau culturel, de tout reflet de lui-même... »1 C’est avec ces mots que l’écrivain états-unien d’origine dominicaine Junot Diaz expliquait, en 2009, l’impact provoqué par la sous-représentation des figures contre-hégémoniques dans l’ensemble de productions culturelles et médiatiques. Cette sous-représentation ne fait qu’accentuer le regard inquiet sur ce qui est considéré comme différent ou étranger. Insistant sur une représentation stéréotypée, loin du vécu et de l’expérience subjective des figures subalternisées2 celles-ci n’arrivaient pas à s’y reconnaître malgré un reflet qui est plus au moins fidèle. De l’absence ou de la rareté des représentations justes des sujets Autres, à leur mise en discours par des sujets non concernés, restituer l’image de l’Autre devient un processus complexe qui requiert la compréhension des mécanismes qui sont à l’origine de cette condition.

Cet article porte sur l’empiétement discursif, notion que je propose pour définir le processus qui englobe des pratiques d’ingérence, d’usurpation de la parole et la modélisation de la subjectivité. L’objet de ce texte est de présenter une réflexion concernant des figures subalternisées au travers des objets culturels. Le cadre théorique de cette réflexion est au carrefour des théories décoloniales et des études sur le discours. Toutefois, je propose le dépassement3 de la notion de Gayatri Spivak4 en ce qu’elle me semble réifiante5, binaire, et qu’elle ne prend pas en considération les formes de résistance et les stratégies de négociation qui signalent aussi l’agentivité des groupes subalternisés. De ce fait, je vais poser mon regard, non pas sur le ou la subalternisé.e, mais plutôt sur l’être qui subalternise et que j’appelle instance empiétante. Quelques mécanismes me permettent de signaler le mode d’action de l’empiétement discursif qui sera illustré par une série d’exemples : celui d’un personnage féminin sans bouche, celui d’un poème sur l’exil et celui des formes de ré-nomination qui agissent sur les processus identitaires. Je souligne toutefois que, ces exemples ne visent à signifier la pluralité de représentations des figures subalternisées.

Afin de rendre compte de la pertinence de l’empiétement discursif comme outil de réflexion à propos de la subalternisation, cet article se structure en deux parties : la première définit et circonscrit cette forme d’oppression systémique qu’est le fait de s’emparer de la parole et de la subjectivité de l’Autre (ce que j’appelle empiétement discursif). La deuxième partie présente et explique les trois mécanismes par lesquels opère cette forme d’empiétement : l’énonciation vicariante, agissant à partir d’un procédé de substitution et d’essentialisation ; la dépossession, renvoyant aux principes économiques de maximisation des profits et le silenciement6, dont le sens est consubstantiel à sa politisation.

L’empiétement discursif

L’empiétement discursif est un processus de violence systémique exercé sur les figures subalternisées. La minoration, l’invisibilisation, voire l’effacement, sont quelques-unes des conséquences de cette forme d’usurpation de la parole inhérente aux structures asymétriques. L’écho au courant décolonial, produit par le terme même d’empiétement, dépasse la simple symbolique qui rattache son étymologie aux notions de frontière de l’histoire coloniale. Le CNRTL signale que les premiers usages de ce terme renvoient « au commencement de possession.7 » Le dictionnaire culturel en langue française (Le Robert, 2005, t. D | L : 427), renvoie quant à lui à sa forme figurée (mais expose aussi un angle juridique), mettre les pieds sur le terrain de / l’espace de l’autre, faisant ainsi référence à la condition de domination (piétiner) et d’usurpation :

Empiétement
Fig. Fait d’usurper les droits de qqn ; conduite abusive. « […] ce qu’elle [la maison de Bourbon] nommait ses concessions, c’étaient nos conquêtes ; ce qu’elle appelait nos empiétements, c’étaient nos droits » (Hugo, les Misérables).

Empiéter
(1611, Cotgrave, d’abord trans. 1556) Fig. Usurper les droits, les avantages, s’emparer des biens. « Il ne m’est pas permis de m’introduire auprès des souverains ; ce serait empiéter sur les droits de Léviathan, de Belphégor et d’Astaroth » (A. R. Lesage, le Diable boiteux).

Ces deux références, indiquant l’usage de ce terme dès le XVIIe siècle, insistent sur l’attribution illégitime de ce qui appartient à l’Autre. Les citations signalées par ces dictionnaires accentuent la dimension sociopolitique de cette terminologie, et sa charge sémantique juridique, venant à renforcer les processus de subalternisation. Toutefois, il ne faut pas confondre ce terme avec celui d’invasion (qui renvoie quant à lui à l’action de pénétrer par force dans un espace), un des mots du vocabulaire de l’extrême droite (Schor, 1997). Dans le cadre d’une réflexion décoloniale, l’empiétement implique plusieurs connotations, d’abord, celle de la colonisation elle-même (des personnes s’octroyant le droit d’usurper et dominer un terrain déjà peuplé) ; ensuite et de manière plus large, celle de la confiscation de la parole ou de l’imposition identitaire (incarnation qui, quand elle est discursive, tend à performer la voix et la subjectivité de l’Autre). Que leur cadre soit social, géographique ou juridique, il s’agit d’« empiétements socio-spatiaux qui se manifestent par le non-respect de l’autre et de ses droits ainsi que par l’absence de conformité à des règles et à des normes durablement établies, habituellement connues et reconnues, et qui régissent ordinairement les comportements et les échanges » (Bossuet, 2007).

Ré-présenter, au nom de...

L’un des procédés de l’empiétement discursif contemporain consiste à parler au nom des personnes concernées, notamment dans la désignation du porte-parolat8. Ceci renvoie notamment à la question de la représentation et aux multiples dimensions contenues que cette notion recouvre. Gayatri C. Spivak explique la dualité du concept de représentation, dans sa relecture de la proposition faite par Deleuze :

Deux significations de « représentation » sont imbriquées l’une dans l’autre : représentation dans le sens de « parler pour », comme en politique, et représentation dans le sens de « re-présentation », comme en art ou en philosophie. [… Mais ici] le sujet n’est pas perçu comme une conscience représentative (qui re-présenterait la réalité de manière adéquate). Ces deux sens de la représentation – d’une part à l’intérieur de la formation étatique et de la loi, et, d’autre part, dans la prédication d’un sujet – sont liées mais irréductiblement discontinus (Spivak, 2009, p. 23-24).

Deux éléments de cette lecture sont centraux pour penser la question de l’empiétement discursif : d’abord, l’imbrication des deux significations de la représentation, ensuite, la mise en évidence de la consécutive discontinuité de la dynamique interne de ces deux significations. Au-delà de cette mobilisation d’éléments constitutifs de la réflexion de Spivak, la justesse de son questionnement ouvre une brèche à une interrogation de taille : dans une société démocratique, quels critères doivent permettre la désignation d’un.e porte-parole qui puisse re-présenter la réalité de manière adéquate sans nier sa complexité ? Développer davantage ce point m’éloignerait des objectifs de cet article, cependant, il me semble nécessaire de signaler les perspectives pouvant émaner autour de la (ré)présentation. Comme signalé par Spivak, la polysémie de la représentation insiste sur une rupture de son mode opératoire. Cette discontinuité, ou discontinuum, suggère les possibilités manquées de la représentation (et de la mise en mémoire) des figures opprimées au travers de l’histoire. Or :

Si l’historiographie traditionnelle pense l’historicité à travers un continuum, l’histoire qui se constitue à partir d’une mémoire des opprimés doit être comprise structurellement comme un discontinuum. Le problème qui se pose alors concerne les conditions de possibilité de la « re-présentation » du souvenir comme une manière spécifique de concevoir la mémoire. Si je mets ce terme entre guillemets et séparé par un trait d’union, c’est parce qu’une philosophie qui prétend reformuler la philosophie du temps et de l’histoire ne peut que rencontrer le problème de la représentation (Bialakowsky 2010, p. 4)9.

Irreprésentables, les figures subalternisées se retrouvent donc sans reflet, piégées dans une image et une mémoire construites en discontinuum, comme le précise Bialakowsky. La re-présentation (présenter deux ou plusieurs fois) doit aussi être réfléchie à partir de son rapport au temps, à l’histoire et à la mémoire. De ce fait, on peut comprendre l’empiétement dans ces possibilités manquées de la représentation insistant sur le manque, voire sur l’absence, de ces figures a priori irreprésentables. En effet, représenter l’autre, dans le sens de parler à sa place, le confronte à un statut d’être sans-voix, inhabilité, dédramatisant son illégitimité et l’effaçant de la sphère publique (ce qui renvoie au problème de l’évincement de Nancy Fraser).

Penser l’empiétement

Au-delà de sa fonction discursive, l’empiétement est une notion qui fait référence au jargon juridique et géographique, comme précisé plus haut. Mais c’est surtout une notion qui a un ancrage dans la pensée philosophique et dans la psychanalyse10, renvoyant au champ lexical de l’intrusion, de l’intromission, de l’usurpation, voire de l’intervention. Maurice Merleau-Ponty en fait un objet de réflexion à part entière et le place au centre de la dimension libidinale de l’Être11. Ce motif paraît aussi majeur chez Jürgen Habermas12 qui, interrogeant les formes d’empiétement systémiques du monde social sur le vécu, signale le besoin d’un agir communicationnel non déformé13. Penser l’empiétement impliquerait un intérêt porté aux rapports hégémoniques et aux conflits qui y sont corrélés : « [ils] possèdent les mêmes fondements que les conflits entre individus. Il s’agit d’empiétements sociaux et spatiaux mettant en cause l’identité et la possession d’un bien, quelle que soit la nature de celui-ci » (Bossuet, op. cit.).

L’instance d’énonciation ventriloque

Parmi les catégories de confiscation de la parole proches de cette proposition notionnelle, on retrouve l’instance d’énonciation ventriloque de Marie-Anne Paveau. Ce processus de violence systémique est analogue à l’empiétement discursif à certains niveaux, mais reste insatisfaisant puisque le propre de la ventriloquie est de mettre en voix, d’invoquer l’Autre à partir d’une parole empruntée. Pour Paveau, l’instance d’énonciation ventriloque « consiste en la production d’énoncés par un.e locuteurice au nom d’un.e autre locuteurice, sans l’information ni le consentement de ce.tte dernier.e, à des fins, ou des effets d’exercice du pouvoir, de minorisation ou d’invisibilisation » (Paveau 2017, p. 151). Cette proposition novatrice est intéressante en ce qu’elle permet d’introduire l’usurpation de la parole comme forme de violence oppressive, mais j’insiste, elle est inexacte puisque, dans le jeu de ventriloquie il y a dialogue (ne serait-ce que produit par une seule personne) et par là, le ventriloque donne l’existence à l’Autre, ne serait-ce que de façon symbolique. De ce fait, l’exercice d’invisibilisation est limité. Toutefois, la mobilisation de la notion d’énonciation ventriloque à partir de cette mise au point est pertinente dans l’étude des produits culturels. Par exemple, dans le champ de la bande dessinée, la coexistence entre le dessinateur et la scénariste14 relèverait de cette catégorisation, d’autant plus quand le récit concerne les femmes ou d’autres figures minorées. En effet, ce procédé est perceptible dans un grand nombre d’albums cosignés par un dessinateur (considéré comme l’auteur de l’album) et une scénariste, où la représentation des personnages féminins15 et de leur regard livrent un effet de réalité. Cet aspect s’explique notamment par la collaboration avec des femmes et leur intervention dans le travail auctorial du dessinateur. La fonction dialogale du ventriloque est alors respectée et ses mécanismes de substitution (donc d’usurpation) restent inchangés.

Pour développer ce point, observons le cas de Bécassine qui est emblématique du procédé de ventriloquie. Dessinée par Émile-Joseph-Prophyre Pinchon en 1905, Bécassine est dépourvue de bouche et s’exprime à travers les phylactères qui créent une illusion de parole et par là de communication16. C’est cet auteur ventriloque qui la fait ainsi exister. Si la paternité de Bécassine revient à Pinchon, sa maternité, qui doit être restituée à Jacqueline Rivière, est minorée, voire effacée. Pourtant, c’est Rivière, rédactrice en chef de La Semaine de Suzette qui a improvisé son histoire et qui a été l’une des premières scénaristes de ce personnage iconique. Cette co-construction a permis de combler certaines lacunes de Pinchon concernant la subjectivité des femmes. S’inspirant de son entourage pour concevoir le récit de son histoire, Rivière fait de Bécassine un personnage actif, qui prend des initiatives. Ce cas, issu du champ de la bande dessinée, montre le dédoublement de l’instance ventriloque : dans la symbolique du dessin ainsi que dans son statut auctorial (qui est son auteurice ?) et dans ses conditions de création. Pourtant, il ne suffit pas d’être directement concerné.e pour bien (ou mieux) parler d’un sujet. En effet, en dehors de l’autobiographie, il devient central de préciser la localisation du locuteur ou de la locutrice, pour éviter tout risque d’empiétement ou de ventriloque, et minimiser leur impact épistémique. Pour dérégler l’ordre du discours, il serait nécessaire de parler avec et non pas à la place de. La question qui émerge alors est : que faire de la fiction ?

L’instance d’énonciation ventriloque est une catégorisation qui fait exister une figure subalternisée17 et dépossédée18. Or, quand il y a dépossession il y a intrusion et ingérence19 et donc empiétement. Puisque le concept de Paveau semble moins pertinent en raison de son invocation (et donc de sa visibilisation, au moins partielle) des sujets subalternisés, parler d’empiétement serait plus approprié puisque cela réfère au processus où l’on peut s’arroger ou usurper les droits des figures subalternisées. Ainsi, cette acception semble plus juste pour penser la confiscation de la parole des êtres-sans20, soulignant de ce fait le caractère injonctif inhérent à l’empiétement. Contrairement à la ventriloquie, l’empiétement discursif fabrique un nouvel être en dépossédant de sa nature celui qui existait déjà. Sa nouvelle vie sera donnée à travers un discours réincarné qui conserve toutefois les vestiges de l’être qu’il habitait auparavant.

Loin d’être anodine, cette pratique est très courante dans le journalisme, dans la musique, dans le cinéma, dans la littérature, mais aussi dans la production scientifique, notamment celle qui réfère au sujet colonisé. Par un procédé d’empiétement, les artistes se font les concepteurices de l’humain colonial21, et les intellectuel.le.s (comme par exemple en anthropologie ou en sociologie), réactivent « la constitution de l’Autre comme ombre de Soi » (Spivak, 2009, p. 37). Dans une discussion sur les problèmes de méthode en sciences humaines et sociales concernant la restitution de la parole ou du témoignage des enquêté.e.s, plusieurs chercheur.e.s (sociologues et anthropologues pour la plupart) se sont interrogés sur cette confiscation hégémonique de la subjectivité des figures subalternisées. Je retiens ici notamment la communication de l’ethnologue Georges Balandier expliquant les réticences des enquêté.e.s à être observé.e.s et raconté.e.s par des étranger.e.s22 :

J’ai le souvenir très précis de la situation de certains de mes camarades qui enquêtaient sur des milieux ouvriers où on leur disait quasiment : « Mais qu’est-ce que vous savez de nous ? Que pouvez-vous dire de nous ? Vous n’êtes pas nous. Vous ne connaissez pas nos pratiques. Vous ne manipulez pas nos outils. Vous n’avez pas notre souffrance. Vous n’avez pas les problèmes que nous avons avec nos familles. Quel droit avez-vous de dire quelque chose ». Il faut reconnaître que ce n’est pas une question piège, une question méchante ou une question perverse. C’est une question de fait. Comment peut-on dire quelque chose de ce qui n’est pas soi, de ce qui n’est pas l’univers social ou culturel auquel on appartient ? Cela ne va pas de soi, si j’ose dire23.

Cette confrontation dialogique, présentée comme un véritable dilemme philosophique, comporte une dimension éthique controversée dans les sciences sociales (José Julián López, 2020) : comment raconter l’Autre, quand on n’est pas concerné.e par cette altérité, sans le dénaturer ? Dans la mesure où cette interrogation implique à son tour le questionnement du statut de celui qui parle au nom de ou celui qui (re)présente l’Autre, les procédés de mise en discours non dialogiques semblent être un bon critère d’analyse pour comprendre l’empiétement discursif.

Les mécanismes de l’empiétement discursif

L’empiétement discursif va au-delà de la simple question de la (re)présentation et du porte-parolat, il agit, par ingérence, sur la subjectivité des individus qui n’ont pas eu voix au chapitre. S’emparant de la parole et de la perception de l’Autre, la figure qui empiète s’arroge aussi son interprétation et son expérience du monde en tant que figure concernée. L’instance qui empiète fait témoigner, voire exister (et donc agir) cet Autre à travers son propre regard. Il opère concrètement à partir de trois mécanismes : l’énonciation vicariante, la dépossession et le silenciement. Ces trois mécanismes peuvent s’exercer dans le désordre mais restent des critères centraux dans la compréhension du processus d’empiétement.

L’énonciation vicariante : entre substitution et essentialisation

Le premier mécanisme, à ne pas confondre avec la fonction exercée par le/la locuteurice vicariant.e24, consiste en la substitution d’une énonciation par « une autre énonciation ou subjectivité potentielle avec une prétention objectiviste d’équivalence et de vérité » (Paveau, 2016). Le processus vicariant diffère de l’énonciation ventriloque par son caractère unilatéral, ne permettant pas la saisie de la voix ni de la subjectivité de l’Autre, et par l’essentialisation de ce qui est censé le constituer. Le film Un Prophète (Jacques Audiard, 2009) active ce procédé au travers de l’utilisation constante des plans en caméra subjective. L’incipit du film nous livre des voix émanant du noir, révélant, petit à petit, le contexte dans lequel se trouve le héros du film : un jeune homme, au visage marqué de coups et d’une plaie importante, un peu nerveux voire anxieux, qui attend son transfert du commissariat vers la prison. En l’introduisant par cette caméra subjective, et à partir des paroles de son avocat, dans un mélange des langues (arabe et français), le Sujet est ici circonscrit et définit par toutes et tous (spectateurices, avocat, surveillants, policiers) sauf par le principal concerné. L’enchaînement de la violence subie par le protagoniste (agressions physiques et verbales notamment) vient justifier ce récit d’apprentissage : la prison fera du jeune homme innocent un homme dangereux. Ne rendant pas compte de la complexité de l’expérience de l’Autre, ce film joue sur une dynamique d’essentialisation et de substitution : pas d’influence de la solitude du personnage (à l’extérieur et à l’intérieur des murs de la prison), peu de références sur les rapports entre allié.e.s qui font tenir, dans un contexte similaire ou sur les difficultés psychologiques liée à l’enfermement.

La dépossession : une question de maximisation du profit

Le second mécanisme de l’empiétement discursif est celui qui concerne la dépossession. Il a déjà été préfiguré25, référant, originellement, à la question de l’empiétement du terrain durant la période coloniale et au maintien d’une logique économique :

En matière de politique comme en matière d’art, la dépossession du plus grand nombre est corrélative, ou même consécutive, de la concentration des moyens de production proprement politiques aux mains de professionnels, qui ne peuvent entrer avec quelque chance de succès dans le jeu proprement politique qu’à condition de posséder une compétence spécifique (Pierre Bourdieu, 1981, p. 5).

Vue depuis cette perspective, l’on peut comprendre que la dépossession revêt une forme de profit, ou plutôt de maximisation du profit, tenue par des figures hégémoniques aux dépens des figures subalternisées. Dans le cas de l’empiétement discursif, ce mécanisme est indissociable de l’énonciation vicariante. Or, en privant l’Autre de sa subjectivité, et en la substituant par une autre approximative, racontée par le biais d’une adaptation morphosyntaxique des paroles (discours indirect ou échanges d’indicateurs de temps, par exemple), l’être concerné risque d’être démuni de tout pouvoir, devenant alors un être-sans. La déformation (quelle que soit la modalité linguistique de cette réadaptation) de la parole de l’autre ou sa non signalisation, activent le principe de dépossession discursive.

Le film Un Prophète réactive aussi ce processus : le protagoniste du film concentre les clichés sur l’Arabe miséreux : jeune délinquant (Malik a été condamné à 6 ans de prison), sans passé connu mais laissant entrevoir un abandon familial et social (concret et symbolique), il est dépeint comme un matériau brut qui sera façonné par le milieu hostile qui le fabrique. Ce film, qui peut être interprété de manière multiple, tombe toutefois dans la reproduction d’un imaginaire stéréotypé en l’absence d’un contexte permettant de comprendre la construction identitaire de cet étranger qui demeure inquiétant et fascinant à la fois26. Dépossédé d’une identité propre et (re)construit à partir d’une image qui tend à homogénéiser la figure subalternisée sous le regard hégémonique, Malik El Djebena, devient un prophète sans voix : montré comme un autodidacte qui a su capter les codes du milieu de la mafia carcérale, il sera aussi celui qui transmet le message du plus puissant27.

La politique du silence dans le silenciement

Troisième condition de l’empiétement discursif, le silencement peut comprendre différents aspects, dont la rhétorique de la domination (habilitation ou privation de la parole, hiérarchisation des locuteurices...) ou encore le conditionnement. Eni P. Orlandi disait bien que « penser le silence, c’est penser la solitude de l’autre face au sens » (1996, p. 43) et, en effet, cette solitude permet de considérer les limites du dialogisme et du schéma interactif de la communication, ainsi que les positions des sujets au centre des rapports de signification. Le silenciement, catégorisation politique du silence (l’expression est d’Orlandi), comme condition d’empiétement discursif, signale la rupture du schéma communicationnel provoquée par la non prise en compte de l’Autre (ou sa subalternisation) dans le discours : « l’intervention du silence fait apparaître le manque de symétrie entre les interlocuteurs. La relation d’interlocution n’est pas ordonnée et n’obéit pas à une logique préétablie. Elle est comme désorganisée, entre autres, par le silence » (ibidem 44). Le silence est co-constructeur du sujet, et ses stratégies mises en œuvre (par exemple, la rénomination) agissent sur l’existence identitaire de l’Autre, c’est-à-dire qu’on peut moduler l’identité du sujet en le nommant autrement : « Il y a une modalisation politique de la signification qui aboutit au silenciement. Celui-ci oblige, non pas à taire, mais à faire dire “une chose” pour ne pas en dire d’“autres” » (Orlandi, 1996, p. 47). Le silenciement implique ainsi l’effacement de l’Autre par son détournement. Si on part, par exemple, du détournement du mot Noir.e en France à partir de l’usage de « personne de couleur » ou « black » on remarque l’évitement d’une discussion sur une classification raciale. Dans le documentaire Ouvrir la voix (Amandine Gay, 2016), Maboula Soumahoro28 s’interroge sur l’ambiguïté de cet anglicisme qui dit une chose pour ne pas en dire une autre. Ainsi, cette stratégie implique donc la diminution, voire la négation, de la charge sémantique et surtout du contexte abrités dans les mots en lien avec l’hégémonisation et la subalternisation.

Conclusion

Dans le cadre d’une pensée décoloniale et intersectionnelle, l’empiétement discursif agit comme une lunette permettant d’examiner des mécanismes en œuvre dans les rapports hégémoniques et dans l’institution de la subalternisation. Les trois conditions de son exercice (l’énonciation vicariante, la dépossession et le silenciement) rendent compte d’un processus colonial se perpétuant dans les formes discursives qui sont encore en vigueur dans l’espace public. Je rappelle que l’une des conséquences de l’empiétement discursif est la marginalisation de la représentation, conduisant même jusqu’à l’effacement du sujet empiété (on ne sait plus qui parle, au nom de quoi ni pourquoi). L’appréhension d’un discours empiété permet de discerner la reproduction des stéréotypes que produit la réactivation d’une parole saisie. Les mécanismes opératoires de l’empiétement discursif ne sont pas méconnus du sujet colonisé. C’est alors que s’entame une première étape d’invisibilisation, car oui, l’instance empiétante peut parler du sujet empiété ; mais c’est un problème quand il le fait dans la méconnaissance de l’Autre (en reprenant des stéréotypes), ce qui se produit souvent. Dire l’Autre, sans une juste connaissance, tend à le déformer, à tel point que ce dernier ne se sent pas même considéré comme un sujet de discours, mais plutôt comme un être monstrueux et sans reflet. Dès lors, explorer l’empiétement discursif au regard des courants subalternistes, des théories postcoloniales ou des épistémologies des Suds, c’est aussi s’intéresser à la manière dont les instances hégémoniques agissent pour maintenir l’ordre social, ainsi qu’à ces autres voix qui émanent du discours empiété.

L’empiétement discursif invite à réfléchir l’altérité dans les discours sociaux qui circulent dans la sphère publique. Dans ces discours, la voix des groupes subalternisés se trouve en position inégalitaire. Leurs représentations sont donc portées par des groupes hégémoniques qui méconnaissent, voire méprisent leur altérité. Alors, observer les pratiques d’empiétement discursifs s’avère nécessaire pour déconstruire les représentations qui maintiennent l’oppression systémique. Cela implique notamment de prêter une attention critique à la position énonciative et aux marqueurs d’altérité. Cette notion, qui part d’une étude où la représentation de l’Autre n’est pas faite par les figures concernées, je l’applique à quelques productions culturelles (cinéma, musique, TV et littérature), mais elle peut être mobilisée dans toute autre production discursive29 où l’on interroge la manière de parler à la place de, et non pas avec30.

Dans la continuité des théories postcoloniales, cette proposition notionnelle montre la manière dont s’articulent la désubjectivation et l’invisibilisation avec les stéréotypes (et leur l’intersectionnalité), pour structurer les représentations sociales dans l’architecture hégémonique. Alors, voir les traits d’un être qui nous ressemble, sans pouvoir nous reconnaître ou nous identifier peut être perturbant. Ainsi, la métaphore du monstre, telle qu’introduite par Junot Diaz, semble plus que pertinente pour décrire ce qui se produit quand on désubjective tout un groupe social, et qu’on le prive de toute son authenticité, de tout reflet. La production culturelle des principales puissances médiatiques et économiques, regorge de stéréotypes et ces représentations biaisées ne sont que l’héritage d’une tradition colonialiste encore en vigueur31. Tant que l’ordre du discours reste hiérarchisé et inégalitaire, (re)présenter l’Autre, le mettre en discours, requiert une connaissance authentique de l’identité de l’Autre, et cela passe d’abord par la parole des personnes concernées.

Bibliographie

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Bourdieu, Pierre, « La représentation politique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 36-37, février/mars 1981.

Butler, Judith et Athanasiou, Athena, Dispossession: The Performative in the Political, Cambridge Polity Press, 2013.

Diaz, Junot, « Ledger Live : Author Junot Diaz’s New Jersey », The New Jersey, 22 octobre 2009. https://youtu.be/Y3vm5v5bWYQ?t=251

Foucault, Michel, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.

Gay, Amandine, « Il s’agit d’un black », extrait du documentaire Ouvrir la voix, novembre 2016. https://youtu.be/Ue5QOr24TcM

López, José J., « Par-delà l’éthique : vers une sociologie des pratiques éthiques contemporaines », Cahiers de recherche sociologique, n° 48, 2009, p. 27–44.

Nal, Emmanuel, « L’étranger – l’être, la figure, le symbole : un messager du sens ? », Le Télémaque, 2012/1 (n° 41), p. 103-113. https://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2012-1-page-103.htm

Paveau, Marie-Anne, « Le discours des locuteurs vulnérables. Proposition théorique et politique », Cadernos de Linguagem e Sociedade, n° 18, Universidade de Brasília, 2017. https://doi.org/10.26512/les.v18i1.1571

Paveau, Marie-Anne, « Parler du burkini sans les concernées. De l’énonciation ventriloque » La pensée du discours, 17/08/2016. https://penseedudiscours.hypotheses.org/4734

Puccinelli-Orlandi, Eni, Les formes du silence. Dans le mouvement du sens, Paris, Éditions des Cendres, 1996.

Rabatel, Alain, « L’effacement énonciatif dans les discours rapportés et ses effets pragmatiques », Langages, 2004/4 (n° 156), p. 3-17. https://www.cairn.info/revue-langages-2004-4-page-3.htm

Spivak, Gayatri Chakravorty, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Amsterdam, 2009.

Stroobants, Marcelle, « Marcelle, rien n’interdit », in Isabelle Stengers et Vinciane Despret (éd.), Les faiseuses d’histoires, Paris, La Découverte, 2011.

Notes

1 « There’s this idea that monsters don’t have reflections in a mirror. And what I’ve always thought isn’t that monsters don’t have reflections in a mirror. It’s that if you want to make a human being into a monster, deny them, at the cultural level, any reflection of themselves » (Diaz 2009, traduction propre). Retour au texte

2 Je pars de la notion développée par Antonio Gramsci (Cahiers de prison, 3e cahier), signalant l’assignation d’un positionnement dans une hiérarchisation dont le sujet subalternisé aura tendance à subir l’action des groupes hégémoniques. Ainsi, j’utilise le terme subalternisé.e, plutôt que subalterne, pour le désessentialiser et rendre compte qu’il s’agit d’un statut provoqué par l’action d’un groupe puissant sur un groupe que l’on a inhabilité. Le sujet subalternisé n’est pas dépourvu de son agentivité, contrairement au sujet dominé. Et puisque la subalternité n’est pas une condition naturelle, il me paraît important d’utiliser un morphème causatif exprimé par un suffixe dans sa forme radicale. Par inhabilité, j’entends la dénégation d’une autorisation d’acquisition des compétences. Or, la parole, conçue aussi comme une compétence, rentre dans les procédés des rapports hégémoniques du savoir et donc du pouvoir. Comme l’écrivait Foucault « nul n’entrera dans l’ordre du discours s’il ne satisfait à certaines exigences ou s’il n’est, d’entrée de jeu, qualifié pour le faire. Plus précisément : toutes les régions du discours ne sont pas également ouvertes et pénétrables ; certaines sont hautement défendues (différenciées et différenciantes) tandis que d’autres paraissent presque ouvertes à tous les vents et mises sans restriction préalable à la disposition de chaque sujet parlant ». Michel Foucault, L’ordre du discours, Gallimard, Paris, 1971, p. 39. Cette question de capacitation au travers de l’habilitation est étudiée par Marcelle Stroobants, qui explique à ce sujet que « Qui se sait qualifié/e [...] est “habilité/e”, autorisé/e par les autres, et aussi par soi-même, à s’attribuer une compétence. Se savoir habilité/e : ni un don, mais pas non plus un dot, une construction sociale, une forme d’habitus reçu ou intériorisé » (Stroobants, 2011, p. 172‑173). Retour au texte

3 Le dépassement qui est ici opéré ne concerne pas tant le fond ni le contenu du travail subalterniste de Spivak, il s’agit plutôt de déplacer la focale vers les agent.e.s qui fondent (ou reproduisent) la subalternisation. Si le texte canonique de Spivak est critiquable pour ses limites (notamment en ce qu’elle s’adresse avant tout à un lectorat blanc, puis en ce que son approche tend à la binarisation), il demeure une référence (et une inspiration) majeure dans le débat sur la parole (et les épistémologies) des groupes contre-hégémoniques. À propos des limites des théories subalternistes, voir : Dabashi, Hamid. « Je ne suis pas subalterniste », Tumultes, vol. 35, n° 2, 2010, p. 215-235 ; Poché, Fred. « La question postcoloniale au risque de la déconstruction. Spivak et la condition des femmes ». Franciscanum, n° 171, Vol. LXI (2019), p. 43-97, ou encore Anne Castaing, Elena Langlais. « Repenser les subalternités : des Subaltern Studies aux animalités », Cultures-Kairos, Maison des sciences de l’homme, Paris Nord, 2018. <hal-01952287> Retour au texte

4 À propos de la subalternité, voir Gayatri Spikak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2009 ; Keivan Djavadzadeh, « Les subalternes parlent ! », Vacarme, vol. 67, no. 2, 2014, pp. 48‑61 ; Warren Montag, « “Les subalternes peuvent-illes parler ?” et autres questions transcendentales », Multitudes, vol. no 26, no. 3, 2006, p. 133-141 ; ou encore Isabelle Merle, « Les Subaltern Studies. Retour sur les principes fondateurs d’un projet historiographique de l’Inde coloniale », Genèses, vol. no 56, no. 3, 2004, p. 131‑-147. Retour au texte

5 Ce qu’elle désignera sous le terme d’essentialisme stratégique, bien qu’aujourd’hui, elle s’émancipe de (et critique) cette première formulation. À ce sujet, voir, Verónica Gago et Juan Obarrio, « Esperando a Gayatri Spivak: “¿Podemos oír al subalterno?” », Entretien, Revista Ñ, Publié et mis à jour le 12 novembre 2013 [En ligne] URL : https://noticias.unsam.edu.ar/2013/11/08/esperando-a-gayatri-spivak-podemos-oir-al-subalterno/. Retour au texte

6 Dans un billet publié en 2014 sur son carnet de recherche, Marie-Anne Paveau évoque la distinction entre le silenciement (Orlandi) et la silenciation (Bourcier), deux approches pour signifier la politique du silence. Marie-Anne Paveau, « Politique du silence. Les femmes et les jeunes gens ne parlent pas à la table du pouvoir », La pensée du discours, publié le 15 septembre 2014, URL : http://penseedudiscours.hypotheses.org/?p=13373. Retour au texte

7 Étymologie du mot « empiétement », Centre National de Ressources Textuelles et Lexicographiques : https://www.cnrtl.fr/etymologie/empi%C3%A9tement. Retour au texte

8 L’un des problèmes du porte-parolat, est qu’il contribue à la distribution asymétrique de la parole dans l’espace public, mais aussi à l’invisibilisation de la diversité des voix qui doivent être conglomérées dans une homogénéisation. À ce sujet, voir : Juhem, Philippe et Sedel Julie (dir.), Agir par la parole : Porte-paroles et asymétries de l’espace public. Nouvelle édition [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2016. URL : http://books.openedition.org/pur/73844. Voir aussi : Mahaut Ritz. « Sur le problème du fondement normatif de la philosophie sociale critique : d’où vient la norme au fondement de la critique sociale ? », Mémoire de Master 2 en Philosophie, sous la direction de Éric Dufour, Université Pierre Mendès France, 2013. Retour au texte

9 « Si la historiografía tradicional piensa la historicidad a través de un continuum, la historia que se constituya desde una recordación de los oprimidos debe ser entendida estructuralmente como un discontinuum. El problema que se presenta, entonces, refiere a las condiciones de posibilidad de “re-presentación” de la recordación como modo específico de concebir la memoria. Si pongo este término en comillas y separado con un guión es porque una filosofía que pretende reformular la filosofía del tiempo y de la historia no puede sino encontrarse con el problema de la representación ». Traduction propre. Retour au texte

10 Cf. Ciccone, Albert. « De l’identification à l’empiétement dans l’expérience de l’intime », Le Divan familial, vol. 11, n° 2, 2003, p. 39‑52 ; et Aupetit, Laurence. « Et si la question était ailleurs ? Interrogations psychanalytiques des soins en néonatologie », Recherches en psychanalyse, vol. 6, no. 2, 2006, p. 81‑99. Retour au texte

11 Cf. Emmanuel de Saint Aubert, « Empiétement et désir. La conférence de Mexico sur Autrui », traduit en espagnol, Mario Teodoro Ramírez (dir.), Merleau-Ponty viviente, Barcelona - México, Anthropos - Universidad Michoacana de San Nicolás de Hidalgo, 2012, p. 15‑44. Retour au texte

12 Cf. Rochlitz Rainer. Culture et « système » chez Habermas. In: Réseaux, Hors Série n° 1, 1991. Jürgen Habermas. p. 7-17 ; Axel Honneth, Un monde de déchirements. Théorie critique, psychanalyse. Sociologie, Paris, Éditions La Découverte, 2013 ainsi que Jürgen Habermas, L’intégration républicaine : Essais de théorie politique, Paris, Fayard/Pluriel, 2014 [1996] et Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997. Retour au texte

13 L’activité communicationnelle fonctionne comme un lien social et c’est donc au travers du langage que vont se structurer les normes. Afin de pouvoir s’en émanciper, Habermas préconise la vigilance à l’égard de ces empiétements normatifs extérieurs. Retour au texte

14 J’ai délibérément précisé l’ordre et le genre à travers ces deux métiers (dessinateur et non pas dessinatrice, la et non pas le scénariste) pour insister sur la fonction (ainsi que l’ordre d’importance) qu’ils entretiennent dans l’industrie de la bande dessinée. Retour au texte

15 Leurs corps, leurs espaces et environnements, leurs façons d’être et de faire. Retour au texte

16 Représentée sans bouche (signe qui implique le droit à une voix individuelle), Bécassine est quelque part privée de parole, ce qui est chargée de signification. Certes, on pourrait dire qu’il s’agit d’un erreur dans le dessin suite à une commande rapide de l’histoire ou d’un oubli. Toutefois, si c’était une erreur, elle n’a jamais été rectifiée (sauf par l’autrice Catel en 2016, lors d’un hommage à Bécassine). Retour au texte

17 Bécassine, en tant que femme, issue d’une minorité locale, pauvre et au service des autres, fait partie de ces figures subalternisées. Retour au texte

18 Par dépossédée, j’entends la notion de dépossession proposée par Judith Butler et Athena Athanasiou : « The notion of dispossession, in all its intractable ways of signaling the contemporary production of social discourses, modes of power, and subjects, is a theoretical trope that might help us begin to address the fact that dis-possession carries the presumption that someone has been deprived of something that rightfully belongs to them. In this sense, dispossession is also akin to the Marxist concept of alienation, which works on two levels: laboring subjects are deprived of the ability to have control over their life, but they are also denied the consciousness of their subjugation as they are interpellated as subjects of inalienable freedom. At the same time, it is equally important to think about dispossession as a condition that is not simply countered by appropriation, a term that re-establishes possession and property as the primary prerogatives of self-authoring personhood » (Athanasiou et Butler 2013 : 6). Retour au texte

19 Moment critique où la qualification même de contrainte ne va pas de soi. Retour au texte

20 Par être-sans, j’entends le paradigme des figures subalternisées, marquées par le manque (d’une parole propre, d’un visage, d’un quelconque reflet, d’une identité, des droits, d’un.e représentant.e) et par la dénaturation (quand on les décrit ou en les raconte, on le fait mal). Insaisissable, leur subjectivité est rarement représentée avec exactitude ou respect. Collectivement désorganisé, voir isolé, l’être-sans dépasse difficilement ses manques et devient une proie des violences systémiques. Retour au texte

21 Ils ou elles créent cet humain, mais sans lui donner une vie véritablement authentique. Gauguin exposait les Tathitien.ne.s à travers son regard d’homme blanc cultivé. Il en va de même pour D. B. John avec son Étoile du Nord (2018), qui livre le portrait de trois femmes, Madame Moon, décrite comme une calme, mais puissante femme nord-coréenne, et de Jenna et Soo-Min, deux sœurs jumelles afro-asiatiques aux identités plus au moins opposées. Ces deux cas, D. B. John, en sa qualité de journaliste et écrivain anglais, ou Gauguin, en tant qu’artiste français assumant souvent sa position de colon (particulièrement au travers des habits traditionnels), tous deux reprennent les principes d’une observation quasi anthropologique, mais qui, en s’appuyant sur des généralités, ne fait que réactiver et renforcer des stéréotypes réducteurs des figures minorisées. Retour au texte

22 Par étranger.e j’entends ici la personne qui n’appartient pas au milieu en observation ou au milieu concerné. Retour au texte

23 Georges Balandier, in Romain Bertrand, « Faire parler les subalternes ou le mythe du dévoilement », Marie-Claude Smouts (dir.), La situation postcoloniale, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2007, p. 285. Retour au texte

24 « Le locuteur vicariant est celui qui produit une sorte de discours-écho qui ne l’engage pas, mais qui correspond au point de vue du locuteur patenté (Danon-Boileau et Morel 2003 : 242). » Alain Rabatel, « L’effacement énonciatif dans les discours rapportés et ses effets pragmatiques », Langages, 2004/4 (n° 156), p. 3‑17. URL : https://www.cairn.info/revue-langages-2004-4-page-3.htm, consulté le 13 avril 2021. Retour au texte

25 Voir note 18. Retour au texte

26 « L’incertitude de ce qui peut venir de lui se traduit par une culture de la relation à l’étranger où incertitude, inquiétude et fascination se bousculent dans un débat intérieur qui nous met en demeure de nous demander ce que représente l’étranger pour nous ». Emmanuel Nal, « L’étranger – l’être, la figure, le symbole : un messager du sens ? », Le Télémaque, 2012/1 (n° 41), p. 103-113. DOI : 10.3917/tele.041.0103. URL : https://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2012-1-page-103.htm, consulté le 13 avril 2021. Retour au texte

27 D’abord messager du gang des Corses, puis du gang des Barbus et des caïds Marseillais, Malik deviendra celui qui dicte les ordres mais dont on ne connaîtra pas le message qu’il a à transmettre. Retour au texte

28 « C’est une stratégie d’évitement et je trouve que dans un pays comme la France, qui est tellement attaché à sa langue [...] on a du mal à nommer ce qui est perçu comme une différence. Pas seulement la différence, mais la différence qui peut être problématique. Donc, je trouve que “black” ça participe de ça. [...] Il y a un petit truc qui montre le malaise, le positionnement ambigu, et voilà c’est ça que ça reflète. Donc, qu’est-ce qu’on n’ose pas dire quand on [dit Noir.e] ? Qu’est-ce que ça veut dire ? » Maboula Soumahoro, « Il s’agit d’un black », (Gay 2016). Retour au texte

29 Parmi les objets où l’on peut mobiliser la notion d’empiétement discursif on retrouve : les publications en sociologie ou en anthropologie, la peinture, les manuels scolaires, les biographies, les livres d’histoire, les essais ou encore la photographie. Retour au texte

30 À ce propos, voir notamment les références suivantes : Linda Alcoff, « The Problem of Speaking for Others. » Cultural Critique, no. 20, 1991, p. 5–32 ; Djamila Ribeiro, La place de la parole noire, Paris, Anacaona, 2019, et Rachelle Chadwick, « Theorizing Voice: Toward Working Otherwise with Voices. » Qualitative Research, vol. 21, no. 1, Feb. 2021, p. 76–101. Retour au texte

31 Les journées d’études « Les représentations des minorités ethnoraciales dans l’audiovisuel français : des chaînes de télévision aux plateformes numériques » (organisées en février 2021 par le Centre d’Analyse et de Recherche Interdisciplinaires sur les Médias – CARISM) ont fait un état de l’art sur cette problématique en France. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Marys Renné Hertiman, « L’empiétement discursif : formes et mécanismes d’un processus hégémonique », Sociocriticism [En ligne], XXXV-2 | 2021, mis en ligne le 20 juillet 2021, consulté le 25 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/sociocriticism/2987

Auteur

Marys Renné Hertiman

Université Paris 8, France
Chercheuse-doctorante en Sciences sociales/Sciences de l’information et de la Communication, dans le Laboratoire EXPERICE de l’Université Paris 8.