Caminar caminando se hacen los caminos

Plan

Texte

… interrogeant plusieurs domaines et représentations discursives : l’altérité, le corps, le démembrement ou la dévastation voire la désintégration identitaire, le processus d’auto identification (primaire) à un nouveau groupe social (groupe produit par une conception économique des rapports entre peuples et de la marchandisation du vivant) : le colonisé/esclave, dans un premier temps historique, l’exilé en quête de travail dans un pays (dit) d’accueil/éden fantasmé, pour la période plus contemporaine. Deux âges de diaspora ayant en commun la relation fonctionnelle terre-identité-corps et les rapports de domination, qu’il s’agisse de l’Afrique noire, des Antilles ou du Maghreb. Poids de la colonisation des imaginaires en fonction des périodisations et des cultures.
Monique Carcaud-Macaire, on going échanges, 2022.

Afro-Caribbeans (« African Europeans ») couldn’t simply be African, it was literally impossible to retrace their origins. Symbolically, they have to acknowledge they have a complex cultural inheritance… Their roots are routes, the various places along the path of slavery, (postcolonialism) and migration.
Stuart Hall, « Les enfants de Marx et de Coca-Cola », 1997.

1. boat people
carnes trituradas
tiburón de onix
pelícano en su salsa
en su volantín de alas y cristal
cactus bebido
muérdago de espina
cuerpos hinchados como moluscos
buscando en el fondo del mar
el cielo
de la boca
que es su vientre.

Mayra Santos Febres, Boat people, 2005.

Partance

Lorsque Michèle Soriano, directrice de la revue en ligne Sociocriticism, nous a proposé de prendre en charge un dossier thématique, nous y avons été très sensibles. Nous voyions en effet dans sa démarche la marque d’une indéfectible amitié doublée d’une confiance intellectuelle. Tout comme notre collègue, nous avons en effet connu et éprouvé l’« aventure » de la Sociocritique (de Montpellier) dans ses différentes temporalités, dans ses différents moments fondateurs, dans les différentes « diasporas » qui lui donnaient en quelque sorte corps, vitalité et contribuaient à assurer son rayonnement aussi bien au plan national qu’international.

Se posait alors la question de la problématique qu’il nous fallait privilégier et qui soit de nature à susciter questionnements, réflexions et analyses critiques féconds. Après moult échanges nous avons convenu finalement de mettre l’accent sur « diasporas/diasporisations noires : pratiques théoriques, politiques, artistiques et culturelles ».

Nous y avons été en quelque sorte logiquement poussés par nos propres parcours transindividuels, par les effets multiples du fol déploiement de la mondialisation (capitaliste, néolibérale) ainsi que par l’intérêt que nous portons tous les deux à l’Afrique et à ses « fragments » dispersés dans le « « Tout-Monde » (E. Glissant). Et puis, depuis presque une décennie, nous avons, à l’initiative de notre collègue Jean-Arsène Yao, contribué à l’installation à Abidjan (Côte d’Ivoire) d’un Colloque international biannuel portant précisément sur les rapports et détours imaginaires, politiques, culturels, etc., entre l’Afrique au pluriel (même si au final de compte l’Afrique dite noire y est largement représentée) et ses « fragments ». Y participent régulièrement des collègues venant de différentes régions d’Afrique, d’Europe, des Caraïbes, des Amériques. Les Actes des derniers Colloques ont été publiés par l’Université Alcala de Henares (Espagne), une des institutions partenaires de ce Colloque : Áfricas y Américas. Idas y vueltas, reevaluaciones y perspectivas actuales (2018) ; Afriques, Amériques et Caraïbes. Représentations collectives croisées, XIX-XXI siècles (2020).

Pour ce qui est de la définition de la problématique de ce dossier, de ses attendus, de la latitude laissée aux participants.es quant au choix des régions du monde à instruire, aux corpus à examiner, aux épistémès privilégiées, etc., nous renvoyons à notre appel à contributions, dans lequel nous posions fondamentalement « Diasporas » tout à la fois comme débords et questionnements/resignifications des logiques d’appartenance ou d’assignation nationale et continentale.

Dans les articles finalement retenus, on compte des participations en provenance du Gabon, de la Martinique, de la Guadeloupe, de Porto Rico, du Brésil, des USA, de pays-France. Nous regrettons cependant qu’il n’y ait pas des contributions en provenance de/portant sur les diasporas/diasporisations noires au Moyen Orient et en Asie. Les expériences historiques, culturelles, politiques et imaginaires des afro-péen.nes n’ont pas non plus été sujet à questionnements et interrogations. Ce nom-hyphen mérite dorénavant une attention critique appropriée. Est-il forcément soluble dans « diasporas noires », son émergence est-elle imaginairement politiquement consolidée ? En quoi permet-il de dire à nouveau frais les logiques transnationales qu’induisent imaginairement et politiquement les diasporas/diasporisations noires ?

Malgré leur importance avérée, nous constatons, là aussi avec regret, que les pratiques cinématographiques (une contribution les aborde plutôt latéralement), cybernétiques, photographiques, musicales, théâtrales et leur rapport aux diasporas/diasporisations noires manquent aussi ici à l’appel. Il nous semble aussi que le volet des « diasporisations » n’a pas été à proprement dire examiné. Le rapport critique entre ces deux termes pourrait être l’« africanité absente ». Au sens où il devient de plus en plus hasardeux d’établir des lignes de continuité fixes et précises entre l’Afrique-Terre mère/matrice (« authentique ») et les coprésences dans le « « Tout-Monde » (E. Glissant) de ses « enfants dispersés ». En même temps, l’Afrique n’est jamais pas là dans ces coprésences, ne serait-ce comme référent imaginé, comme fantasmes, comme négativités ou angoisse lancinante, comme possibles politiques sans cesse réactivés. Elle peut aussi être tapie dans des méconnaissances tranquilles ou dans des dénis des sujets individuels ou collectifs affrontés à l’africanité, au Signe Afrique/Noir. Au fond, d’un point de vue théorique, ce qui distingue « diaspora » et « diasporisation » est peut-être moins l’idée d’un locus fixe et d’un mobile à l’infini (ou presque) que révèlent les parcours et positionalités des sujets diasporiques, qu’il faut s’attacher à décrypter et à interroger au-delà ou à travers des matérialités empiriques ou des « airs de familles » partagés des deux côtés de l’Atlantique (surtout) ou au sein même de la scène noire/Afro.

Le lectorat aura tout le loisir d’envisager dans son ensemble ce dossier tout comme il pourra prendre connaissance, de manière ciblée, des articles qui l’intéressent ou interpellent. Le sommaire proposé ici répond à cette double attente. La problématique des diasporas/diasporisations nous paraît féconde à plusieurs titres. Elle croise des expériences historiquement et imaginairement vécues dont on peut déceler les traces dans les discours, les pratiques littéraires, culturelles et mémorielles, dans certaines pathologies ; elle tend à l’institution d’un Référent imaginaire (absolutisé ou pas) projeté qui n’est cependant pas dépourvu d’enjeux politiques, d’identification et de reconnaissance pour les sujets diasporiques ; elle s’accompagne de la formation de « tropicalismes » ou d’une stéréotypie tenace et objectivante ; elle est tout autant habitée par des questions d’appartenance et d’exclusion, d’assignation et d’auto-assignation identitaires ; elles induisent fatalement des questionnements au sujet des généalogies, des fondements imaginés des sociétés constitués/établies ainsi qu’au sujet des épistémès hégémoniques (ou pas) qui prétendent les dire proprement ; elle touche à la question de l’avènement de nouvelles identités et des pratiques politiques contre-hégémoniques. Nous parlons donc bien ici d’un emmêlé, instable, complexe et, pour ce faire, bien souvent déroutant.

Les différentes contributions réunies dans ce dossier abordent dans leurs singularités l’un et/ou l’autre aspect de cette problématique ; on y remarquera à la fois des points de convergence mais aussi des approches critiques différenciées. En tout état cause, nous avons ici affaire à un « fait global » dont l’appréhension convoque nécessairement du transdisciplinaire. Quoi qu’il en soit, diasporas/diasporisations ne constituent pas un « objet » fixe, facilement balisable mais bien un « sujet » dont la perception et l’appréhension sont nécessairement et fondamentalement critiques.

Objectifs

Tentons à présent de resituer brièvement les objectifs des articles que ce dossier contient, sans forcément nourrir l’obsession de les « articuler » les unes aux autres, comme il est souvent d’usage dans les marchés universitaires dans ce type d’expérience éditoriale.

Dans le chapitre I intitulé Mémoires partagées, mémoires questionneuses et anamnèse, Clotilde Chantal Allela-Kwevi porte un regard personnel sensible, mais finalement transindividuel, sur les diasporas qui ont, à différents moments, connu et vécu la trajectoire de la sociocritique montpelliéraine telle qu’Edmond Cros et d’autres, dont Monique Carcaud-Macaire, l’ont conçue. Parler de la Sociocritique, comme avènement critique spécifique, c’est aussi prendre en compte activement tous les vécus, les moments partagés, les doutes, les moments de bonheur, de douleur et les questionnements humains qui l’ont jalonnée. C’est ce sur quoi la collègue a choisi de s’appesantir, à partir des diasporas noires, porteuses de subjectivités et de temporalités postcoloniales/transcontinentales pas forcément homogènes ni univoques. L’autrice ne relate donc pas une extériorité de ces diasporas africaines par rapport à d’autres sujets sociocriticiens.nes (diasporiques ou pas) ou encore par rapport à la Sociocritique (désincarnée) qu’on ne voudrait alors appréhender que comme épistème, pratique critique textuelle, sémiose de l’idéologie matérialisée dans la constitution des subjectivités, dans la transcription socio-discursive par les pratiques littéraires, filmiques, publicitaires, photographiques, etc.

C’est à partir de l’expérience vécue d’un des lieux de mémoire liée à la traite transatlantique, en l’occurrence les ex comptoirs et forts de El Mina et de Cap Coast au Ghana, que Jean Muteba Rahier interroge, tenant compte des « notes » laissées par des visiteurs noirs (mais pas exclusivement), africains ou afro-descendants, la question de l’existence (ou pas) d’une subjectivité globale noire constituée par ce trauma historique monumental. L’examen de leurs différents commentaires fait état d’affects partagés tout autant que de regards différenciés portés sur ces lieux de mémoire mais aussi sur les conséquences transcontinentales actuelles de l’« expérience du gouffre » (E. Glissant). La lecture que propose notre collègue entre des fois en dissonance et discordance avec certaines postulations/conclusions d’autres chercheurs sur la manière dont la traite et l’esclavage transatlantiques ont pu marquer les subjectivités noires dans le « Tout-Monde ».

Tanto monta monta tanto : la République Dominicaine sœur siamoise de celle du Pérou. Il ne fait pas bon être Noir.e en République dominicaine. Cette affirmation banale dans son énonciation n’est pas moins d’une rare violence socio-politique. En effet, elle dénonce une projection identitaire nationale hégémonique qui s’est cristallisée dans ce pays depuis son indépendance. L’historiographie, au sens large de ce terme, en témoigne amplement tout comme le mépris de la partie voisine de l’île qui est représentée comme une altérité radicale parce que noire et africaine. La peur de l’« africanisation » et de la contamination de l’idiosyncrasie nationale par la négativité noire africaine s’exprime dans une culture du déni systématique de la « coprésence noire » (V. Lavou Zoungbo). Le singulier parcours contre insurrectionnel, antiimpérialiste et nationaliste de Papà Liborio reste de ce fait largement méconnu. À travers le retour à cette figure historique, Ariel Osvaldo Tapia Medina en appelle en quelque sorte ici à une insurrection mémorielle de nature à promouvoir une prise en compte radicale de la participation des Noirs.es aux évènements politiques qui ont marqué l’histoire politique de la République Dominicaine.

Au Pérou, du point de vue de la projection identitaire nationale, on se retrouve aussi confronté à la même question de l’amputation mémorielle et de l’interrogation des Récits Pédagogiques Nationaux (H. K. Bhabha). C’est ce dont rend compte la contribution que propose Alexis Firmin Rossemond. En effet, malgré la querelle qui les oppose, c’est encore à travers le miroir obscur de la hispanidad et de l’indigénisme (dans une moindre mesure) que le Pérou imaginé aime à se contempler. Ce qui a pour conséquence de programmer durablement l’élision socio-politique de la « coprésence noire » dans ce pays. La belligérance des mouvements sociaux afro-péruviens n’a eu de cesse cependant de dénoncer publiquement et politiquement une telle « colonialité de l’être » (A. Quijano). Dans les années 1990, sous la présidence de Alan Garcia, et de plain-pied avec le « moment multiculturel » (S. Hall), on a assisté cependant à une espèce de politique gradualiste visant à la prise en compte de la revendication d’une citoyenneté pleine et entière des populations noires du Pérou. La « diaspora noire » agit ainsi comme un analyseur des fondements idéologiques du Pérou imaginé. La contribution pose aussi la question de la portée réelle et effective de cette politique gradualiste. Un doit d’inventaire s’imposerait en quelque sorte ici.

Sujets noirs, pratiques littéraires et socio-politiques : Chapitre deux. Le « sujet » semble toujours fâcher. Jusqu’à quel point est-il bâillonné par ce qui, en même temps, assure son avènement ? Pour ce qui nous concerne ici l’« enclos de l’esclavage » (F. Fanon) et ses différents en/codages internalisés et socialisés empêche-t-il un engagement littéraire, critique et politique en faveur d’une « déclosion » (A. Mbembe) salutaire de l’humaine condition, à partir de la « différence » noire dans les Amériques/Caraïbes ? Ce monumental questionnement parcours les travaux proposés par Quince Duncan, à travers la pratique poétique de Nicolás Guillén d’où surgira la poétique de l’« afrorealismo », que reprendront à leur compte d’autres autrices et auteurs noirs des Amériques/Caraïbes. Yeison Arcadio Meneses Copete, à travers l’examen de la somme de l’ekobio mayor Manuel Zapata Olivella, Chango el gran putàs l’aborde de même. L’idée et la pratique par cet auteur du « vagabundeo » entrent pleinement en résonnance avec la problématique générale de ce dossier. Cet objet littéraire finalement inclassable permet, à rebours, une relecture subversive de l’esclavisation transatlantique ; il donne lieu aussi à un regard que le sujet-auteur porte sur des évènements politiques initiés par des Noirs dans les lieux-Monde qu’il a parcourus et dont il rend compte. Il se dessine aussi dans ce livre une « afro-épistémologie » significative ; le Muntú en est le signe. Il articule les deux côtés de l’« atlantique noir » (P. Gilroy). Si le travail des deux auteurs cités est décisif, il n’est pas moins habité par une logique exclusive masculine. S’il est vrai que le sujet féminin noir n’y est pas absent en tant que sujet politique doté d’une historicité et d’un faire, surtout chez Zapata Olivella, elle y figure néanmoins prioritairement comme un « objet » de discours poétique. La contribution conjointe proposée par Kouassi Dawoule Bohoussou et Nfono Ondo, à partir du prisme du genre interroge cela en ouvrant à des temporalités nouvelles (dissidentes ?) qui invite à réfléchir la « scène afro » (Afrique noire/Caraïbes) à partir de nouvelles luttes pour la reconnaissance d’une voix/voie féministe afro/noire. D’où le vis-à-vis critique qu’elles proposent, à partir de ce qu’elles nomment les « intéractions discursives » entre les œuvres de Wendy Guerra et de Trifonia Melibea Obono Ntutumu. Ces autrices démontent tout aussi bien la systématique de la stéréotypie qui fait encore et toujours corps à la noire.

Chapitre troisième : Art, archive populaire, commémoration et spiritualités. Pendant une charge de temps longtemps, les productions et performances symboliques des Africains.es et des Afro-descendants.es n’étaient pas tenues pour de l’Art. Leur nullité (imputée) était alors inversement proportionnelle à la magnificence de l’Art majuscule européen, occidental institué en Référent ou modèle exclusif. West and the rest là aussi, on n’y déroge pas. Pas sûr qu’un tel épistémicide dont les postulats infusent encore de nos jours soit véritablement devenu un hapax. Au pis, ou au mieux, selon le regard qui y est porté, ces productions ne sont considérées que comme des « objets » ethnographiques. Le paradoxe de ce regard surplombant, et le « unknowing privilege » qui le fonde et autorise, c’est que nombre de ces « objets », des fois pillés pendant la Colonie, se retrouvent dans les musées ou galeries d’Art en Europe et font même l’objet d’expositions courues dans le « Tout-Monde ». Au gré des spéculations du marché de l’Art, ils atteignent des sommes folles. C’est de plus en plus le cas, en postcolonie, de la production artistique de certains.es Africains.es et Afro-descendants.es cités.s par ita Fréderic Lefrançois. Au-delà de l’aspect mercantile, ces productions artistiques et ces performances disent ou s’inscrivent dans une histoire ; dans leur conception esthétique complexe, elles interrogent les mémoires endormies, instruisent une nouvelle économie politique du regard, brusquent les velléités européocentristes persistantes et s’inscrivent fortement dans l’entre deux, dans la Relation. D’où l’idée d’archipélité que privilégie l’auteur dans l’examen du travail des artistes qu’il examine. L’accent est ici cependant mis sur les lieux-monde Caraïbes et les parties insulaires des Amériques. Ces productions révèlent aussi une structuration complexe des rapports avec le Signe Afrique/Noir que les artistes évoqués ne dupliquent pas mais diffractent.

L’objectif principal de la contribution de Zaira Rivera Casellas se trouve dans la conclusion qu’elle tire de sa lecture de l’ouvrage de Paul Gilroy, Black Atlantic : « … la búsqueda de materiales y produccciones culturales que narren lo vivido y lo experimentado históricamente por las comunidades africanas y afrodescendientes, sobre todo, aquellas historias que, por lo general, no aparecen en libros académicos. Se trata de una tarea crítica en la que materiales que podrían ser considerados ilegítimos o de escaso valor cultural, pasan a conformar un archivo muy singular y excepcional… ». Point n’est besoin ici de rappeler la place et l’importance du Cinéma dans la fabrique des identités raciales, ethnoculturelles et sexuelles imaginées. L’autrice se concentre sur des « péritextes » cinématographiques, en l’occurrence, sur les affiches, pour examiner les biais idéologiques, à travers un large corpus issu de la Colección de carteles de cine mexicano y cubano Efran Barradas (Université De Florida, Gainesville, USA). Elle revient dans son article sur la genèse de cette collection et sur l’importance qu’elle y voit pour qui s’intéresse à la fabrique des identités, à partir de la culture ou de l’archive populaire. Dans la mesure où les affiches des films anticipent où jouent sur des horizons d’attente à la fois nationaux et transnationaux, elles se prêtent, à l’instar d’autres objets culturels comme ceux dont il a été question précédemment, à l’analyse critique de la projection identitaire. L’accent est ici mis sur l’affiche la Mulâtresse (1953) de Josep Renau. Elle sera reprise par l’affiche du film Mulata (1954), une coproduction mexicano-cubaine. Le passage de l’une à l’autre va entraîner d’importantes transformations, aussi bien au niveau technique, esthétique, linguistique qu’au niveau informatif et de l’économie visuelle. Ces transformations liées sans nul doute à la diffusion internationale (USA, France, Allemagne, etc.) de ce film, ne reconstruisent et rejouent pas moins les stéréotypes entourant à la figure de la Mulata au Mexique et à Cuba. L’Afrique est aussi convoquée dans cette stéréotypification fantasmagorique: danses, instruments musicaux, offrande religieuse, chromatisme de certains personnages, etc. Ainsi, sans perdre de vue l’importance de la médiation idéologique qui informe les horizons d’attente internationaux, l’autrice souligne que l’affiche du film Mulata est à rapprocher de la manière dont le cinéma mexicain et cubain de l’époque structure et donne à voir les identités racialisées, notamment noires et afro-descendantes.

Il est difficile voire impossible, malgré les dénis persistants, d’appréhender véritablement l’histoire des Amériques/Caraïbes sans tenir compte de l’esclavage transatlantique. La question cruciale de la reconnaissance et de la célébration des mémoires de ce trauma historique fondateur a été évacuée politiquement dans les ex-Empires coloniaux et esclavagistes tout autant que dans leurs ex-Colonies, après les abolitions de l’esclavage. Seules les communautés noires et marronnes portaient et défendaient les mémoires en question : récits familiaux, artefacts, cultures, mythes, légendes, figures de la résistance à la déréliction coloniale esclavagiste, etc. Depuis quelques décennies, on note cependant l’émergence d’une reconnaissance mémorielle. Elle se traduit, entre autres choses, par l’érection des murs de la mémoire, la patrimonialisation des lieux de mémoire, la création des musées dédiés, l’adoption des jours dédiés dans le calendrier officiel, l’adoption subversive des pratiques rituelles fondées sur la spiritualité africaine, etc. Selon les lieux-monde et selon les logiques générationnelles, la commémoration de ces mémoires laisse cependant transparaître des différences et des divergences. Il en est ainsi, par exemple, de la Guyane, de la Martinique, de la Guadeloupe. L’article de Jean Moomou rend compte de ces différences/divergences. Dans les trois cas, malgré une sympathie pour la figure de Victor Schœlcher, pour son implication dans la lutte en faveur de l’abolition de l’esclavage (1848) dans ces régions concernées, se pose encore dans les débats publics la question de la « schœlcherisation » des Antilles, de la Guyane. L’importance donnée à sa figure apparaît, pour certains.es, comme la marque de la perpétuation de la Colonie. D’où la remise en cause de la pratique officielle commémorative de la mémoire de l’esclavage dans ces régions. Le détour par l’Afrique orchestré et assumé par certains militants de la mémoire débouche ainsi sur la re/valorisation du marronnage et de la résistance à la Colonie dont les Noirs.es ont été les acteurs/actrices. Le dire mémoriel révèle ainsi des contradictions significatives dans les subjectivités post-esclavagistes et postcoloniales en Guyane, en Guadeloupe, à la Martinique.

Quatrième chapitre : Nommer et déconstruire : au croisement des enjeux épistémiques et politiques. Comment dire, énoncer, défaire pour donner à entendre différemment ? Jusqu’à quel point, le vouloir dire, loin d’une démarche positiviste, toute intellectuelle, interroge ou engage-t-il résolument à une autre compréhension de la chose nommée ? Qui est autorisé à dire ? Quelle est la force du déjà-là socio-discursif, dont les médiations universitaires, académiques et politiques, auquel le sujet venant à dire autrement que d’habitude est confronté ? Savoir et pouvoir sont intimement liés, il y a désormais belle lurette que ce postulat est attesté. Il est tout aussi bien désormais attesté que les perceptions découpent le réel et tendent à en imposer sa forme hégémonique, « naturelle ». Les expériences des diasporas/diasporisations réactivent fatalement cet ensemble intriqué de questionnements. Comment les dire donc ? Dans sa contribution, Corine Mencé-Caster interroge un éventail de noms donnés au phénomène de dispersion des populations noires dans le Tout-Monde. Elle engage à s’éloigner de la paresseuse synonymie lexicale, et les possibles confusions qu’elle programme, pour embrasser véritablement les registres de vérité, les temporalités contraires, le mal de voir, autant d’enjeux épistémiques, imaginaires et politiques que le sémantisme de ces « noms » comporte. Comme l’indique déjà le titre de son article, le signe Afrique, comme Référent historique ou imaginaire, tout autant que le signe « noir » (nom, adjectif, catégorie raciale et/ou politique), souvent accolé au premier, sont ici en même temps matière à réflexion, à disputatio.

Avec Alain Pascal Kaly on parlerait plutôt, à partir de ce lieu situé qu’est pays-France, de culture académique, universitaire et politique du déni. L’auteur préfère, et on ne peut que le suivre dans sa démarche, parler de « négationnismes ». Aborder les questions de diaporas/diasporisations noires sans parler du Brésil eût été une gageure pour moult raisons désormais bien documentées. Alain Pascal Kaly montre comment la médiation politique de l’Etat brésilien « joue dans le noir » en accord avec l’infrastructure académique et universitaire de ce pays. Il revient sur des exemples précis de pratiques et de lois héritées de la période post-abolitionniste (1888) qui jettent une lumière crue sur le sort global actuel des populations noires au Brésil. On ne saurait comprendre le déni systématique de leur coprésence fondatrice, leur relégation sociale et leur diffèrement politique sans prendre en compte ces pratiques et ces lois. Sa contribution met l’accent aussi sur deux moments politiques fondateurs, d’après la période dictatoriale, caractérisés par la « politique du gradualisme ». La conférence internationale de Durban (Afrique du Sud, 2001) ainsi que les voyages et discours de Nelson Mandela, notamment au Brésil, ne sont pas pour rien dans cela. Il faudrait désormais, contrairement, à ce que la majorité (dont les mouvements politiques noirs brésiliens) croit ou pense, se faire à cette idée.

Sans verser dans une psychanalyse de bazar, on peut dire, au regard de certains travaux (dont ceux du GRENAL), qui s’intéressent rigoureusement à l’Afro-Amérique, que le rapport imaginaire hégémonique au Signe Afrique/Noir dans les Amériques/Caraïbes est, par nature, similaire au rapport de certains sujets à l’« objet anal ». Il est constitué tout à la fois de fascination, de peur, d’effroi et de fantasmes : negra angustia, black anguish, el plátano, etc. Un « trou noir » qu’on peut décliner sous différents angles : une menace, un vide culturel et épistémologique, une tache ontologique indélébile, un infantilisme congénital, un manque à être, un im/propre, un irreprésentable ou un a-présentable, etc. A rebours, ce « « trou » (Le Muntu, on dirait plutôt avec Clément Akassi Animan) a pour lui l’avantage politique et épistémique de constituer un puissant analyseur de l’idée de l’Amérique (dite) Latine, des discours à son propos, ainsi que de la hiérarchie qui parcourt ses identités imaginées. Le double objectif critique du travail que propose son auteur est ainsi énoncé « … saisir toute l’importance du tournant (afro-) postcolonial/(afro-)décolonial dans la construction d’une contre contre-épistémologie propre au sujet (culturel) colonisé, en général, et au sujet (culturel) colonisé africain, en particulier… Le deuxième objectif, qui porte le postulat de la communication, c’est de montrer comment la rupture épistémologique opérée par Manuel Zapata Olivella, à partir d’un concept africain, le Muntú, s’inscrit dans l’ordre de la décolonisation des imaginaires et des épistémologies en Amérique Latine… » Le Muntú, tel qu’il est ici posé et pensé, permettrait ainsi donc de défaire et de contrer les crispations (quasiment) sphinctériennes au sujet de l’idée hégémonique de l’Amérique (dite) Latine. C’est à cette condition que pourra devenir une concrétude ce que Manuel Zapata Olivella appelle de ses vœux, à savoir « el maridaje de todas las sangres » qui composent les Amériques.

Entretien/Entrevista : Chapitre 5. Le travail de thèse qu’entreprend actuellement Adjo N’go Rosine Bohoussou ne pouvait que la conduire à la rencontre, par entretien écrit interposé, de Justo Bolekia Boleká. Elle propose en effet un regard croisé entre l’œuvre de Donato Ndongo Bydyogo (Los poderes de la tempestad) et celle de Miguel Angel Asturias (El papa verde). Par-delà le corpus précis de ces auteurs qu’elle interroge dans sa thèse, il y a aussi un cadre historique et géographique spécifique, une formation culturelle hétérogène qu’elle prend en compte et dont on peut dire, les airs de famille mis à part, qu’ils posent in fine la question de la place des faits littéraires et celle de la transcription socio-discursive par les biens symboliques des enjeux politiques et sociaux en contextes postcoloniaux. Justo Bolekia Boleká, de par son parcours personnel et transindividuel, ses engagements multiples, était le sujet idoine pouvant répondre, autant que faire se peut, aux inquiétudes critiques fondées de l’impétrante. Dans ce genre d’exercice, les questions adressées comptent tout autant que les réponses retournées. Ainsi, remarquera-t-on au moins deux choses importantes. Tout d’abord, la mélancolie liée à l’expérience de la dispersion. Celle-ci est source de traumas ; elle révèle une expérience redoutable de décentrement, d’effondrement ou de désintégration du sujet diasporique tout comme elle donne (souventement) lieu à une puissance d’agir individuelle et/ou collective y compris au féminin. Il y a, en outre, cette coupure dorénavant indiscutable que souligne Justo Bolekia Boleká, entre la littérature guinéo-équatorienne des diasporas et celle qui est produite dans l’avant-pays Guinée Equatoriale. Mais, davantage qu’une coupure franche, il s’agit d’une tension productive au vu de laquelle on ne devrait (en principe) plus référer automatiquement et systématiquement la littérature guinéo-équatorienne moderne à ses diasporas (Afrique, Europe, USA) où vivent les autrices et les auteurs guinéo-équatoriens.nes les plus connus.es et reconnus.es à ce jour. Il est entendu aussi que cette tension n’empêche pas des passages, des interconnections, des inter/médiations et des co-marquages entre ces lieux-Monde : référents littéraires partagés, mémoires de la tribu, maisons d’édition, prix littéraires, colloques, inquiétudes politiques, mémoires intergénérationnelles partagées ou diffractées, modèles littéraires revendiqués (ou pas), camaraderie ou inimitié, librairies, public en partage (spécialisé ou pas), ecuatoguineidad imaginée, etc.

Nous sommes particulièrement honorés de la participation à ce dossier des doctorants.es et récents docteurs. Faut-il rappeler à ce sujet qu’Edmond Cros avait toujours à cœur le souci de bien préparer et former la relève ? Au demeurant, ses Séminaires, que ce soit en pays-France, aux USA, à Abidjan, au Canada, en Amérique (dite) Latine leur étaient aussi ouverts. Nous n’avons donc pas dérogé ici à l’attention que le regretté Maestro portait aux « primo chercheurs.es ». Cela dit, la plupart des collègues ayant participé à ce dossier sont, pour ainsi dire, des chercheurs.es confirmés.es et reconnus.es. Leurs différents parcours universitaires, leurs différentes publications, leur engagement dans une recherche universitaire de qualité en témoignent amplement. L’intérêt qu’elles/ils ont porté à la problématique générale de ce dossier nous honore d’autant et nous leur en savons sincèrement gré.

Gageons bien modestement qu’il trouvera une place de choix dans les « bibliothèques », déjà conséquentes (même si par trop marquées par l’Empreinte à-« tradition universitaire anglo-saxonne »), portant sur les diasporas/diasporisations noires dans le « Tout-Monde ». Tel est, en tous les cas, notre souhait et le pari critique que nous faisons.

Nous adressons nos vifs remerciements aux collègues qui nous ont fait confiance en nous soumettant leurs contributions. Puissent-ils/elles être satisfaits.es du résultat final que nous devons aussi à l’attention toute particulière que notre collègue Michèle Soriano et l’équipe de direction de la Revue Sociocriticism accordent aux projets qui leur sont soumis.

Aché !

Bibliographie

Excipit : Bibliothèques, ¼ de routes/roots

Figueroa-Vasquez, Y. C., Decolonizing diasporas. Radical mappings of Afro-Atlantic literature, Northwestern University Press, 2020.

Gilroy, Paul, L’Atlantique Noir. Modernité et double conscience [1993], Paris, Amsterdam éditions, coll. « Atlantique noir », 2020.

Hall, Stuart, Identités et Cultures. Politiques des Cultural Studies, Paris, Amsterdam, 2017.

Harris Joseph E. (dir. 1993), Global Dimensions of the African Diaspora, Washington D.C., Howard University Press.

Ménil, René, Antilles déjà jadis, Paris, Nouvelles Éditions Place, 1999.

Muteba Rahier Jean (ed.) Representations of Blackness and the Performance of Identities. South Hadley, MA: Bergin & Garvey, 1999.

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Citer cet article

Référence électronique

Victorien Lavou Zoungbo et Théophile Koui, « Caminar caminando se hacen los caminos », Sociocriticism [En ligne], XXXVI-1-2 | 2022, mis en ligne le 15 juillet 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/sociocriticism/3087

Auteurs

Victorien Lavou Zoungbo

Professeur, Université de Perpignan, France

Théophile Koui

Professeur Émérite, Université Félix Houphouët Boigny, Côte d’Ivoire

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