Diasporas africaines et Sociocritique. Fécondité d’une expérience vécue

Par diaspora, on désignerait ici l’ensemble des acteurs, désormais dispersés çà et là, ayant été formés au Centre d’Études et de Recherche Sociocritique de Montpellier, fondé et dirigé par Edmond Cros. Les diasporas africaines dans ce cadre, proviennent principalement de l’Afrique subsaharienne et du Maghreb. En partant d’une « auto-analyse », le propos débouchera sur une expérience collective, une sorte de dialogue entre différents acteurs, au sein d’un environnement scientifique, avec pour épicentre la perspective Sociocritique. Sur un ton testimonial, cela permet aussi de mettre l’accent sur une dimension humaine et féconde, à travers le rappel des moments de partage au CERS, et bien même au-delà, avec des « remembrances », autour des séminaires intenses, des années laborieuses de thèse, des rencontres nouées lors des congrès internationaux. C’est un autre regard porté sur la sociocritique dans toute sa complexité, sans doute pour dépasser certains stéréotypes/clivages mais aussi pour signifier l’appartenance/intégration de la diaspora africaine au « Tout-monde » (sociocritique), je dirai. Un terme cher à Glissant pour désigner « la coprésence nouvelle des êtres et des choses, l’état de mondialité dans lequel règne la relation ». La sociocritique est un exemple même de l’échange au pluriel et du croisement dynamique des cultures.

By Diaspora, we would designate here all the actors, widespread here and there, having been critically formed at the center for studies and socio-critical research of Montpellier, founded and directed by Edmond Cros. African diasporas in this framework, come mainly from sub-Saharan Africa and Maghreb. Starting from a “self-analysis”, the subject will lead to a collective experience, a kind of dialogue between different actors, within a scientific environment, with the epicenter the Sociocritical perspective. In a testimonial tone, I will open a more fruitful entry, humanly speaking, through moments of sharing at the CERS, and even beyond, with “remembrances”, around intense seminars, years of laborious theses, meetings forged during international congresses. This is another look at the sociocriticism in all its complexity, undoubtedly to go beyond some stereotypes/cleavages but also to signify the belonging/integration of the African diaspora to, I would say the (sociocritic) “Tout-Monde”. A term dear to Glissant to designate “the new co-presence of beings and things, the state of globality in which reigns the relation”. Sociocriticism is the very example of exchange in the plural and the active crossing of cultures.

Por diáspora, designaríamos aquí a todos los actores, dispersos aquí y allá, que han sido formados en el Centro de Estudios e Investigaciones Sociocrítica de Montpellier, fundado dirigido por Edmond Cros. Las diásporas africanas en este contexto provienen principalmente del África subsahariana y del Magreb. A partir de un “autoanálisis”, el tema conducirá a la evocación de una experiencia colectiva, una especie de diálogo entre diferentes actores, dentro de un entorno científico, con la perspectiva sociocrítica como epicentro. Desde un tono testimonial, esto permitirá enfocar la dimensión humana tan importante en el CERS. Por lo mismo se evocarán las convivencias en el CERS, y más allá, los recuerdos de momentos intensos durante seminarios, años de tesis, encuentros y amistades trabadas durante congresos internacionales. Sería otra mirada sobre la perspectiva sociocrítica en toda su complejidad, sin duda para superar ciertos estereotipos / distorsiones, pero también para significar la pertenencia / integración de la diáspora africana al (me atrevo a decir) “Tout-Monde” sociocrítico. Un término acuñado por E. Glissant para designar " la nueva copresencia de seres y cosas, el estado de globalidad en el que se da la relación ”. La sociocrítica es el ejemplo mismo del intercambio activo y plural de las culturas diversificadas.

Plan

Dédicace

À
Edmond Cros : « Celui qui plante un arbre avant de mourir n’a pas vécu inutilement ».
Monique Carcaud-Macaire, « Guide monumentale et amie irremplaçable »
Aïko Koudou : Doyen de la « structuration », sociocriticien exemplaire dont le passage à Montpellier fut sans retour.

Texte

Introduction

Il est à préciser, avant tout, que le titre de cette réflexion ne fait pas abstraction d’une catégorie de personnes dans ce que je désigne ici par diaspora, à plus forte raison dans l’environnement de la sociocritique qui intègre une communauté diversifiée et multiculturelle. Il s’agit plutôt de resituer le rapport entre les diasporas africaines, dans une périodisation donnée (années 80-2000) et la sociocritique, en partant de mon parcours personnel et de quelques « remembrances ». Cela renvoie à la fois à l’apprentissage scientifique et aux expériences humaines vécues au sein de la famille sociocriticienne. Il n’est pas exclu que ressurgissent ici des moments forts de partage/« convivencia » au sein de toute une équipe dirigée par Edmond Cros qui, pour nous, a été (et restera) le Maître/Maestro, Patron/Big Boss, la « figure paternelle » du CERS dont le souvenir reste vivace. Nous lui devons toute la reconnaissance pour l’héritage inestimable, et « le fait de nous [m’]avoir introduit(s) à la complexité des productions culturelles, à la complexité de leur engendrement »1, pour reprendre les justes propos de Victorien Lavou. La famille diasporique ferait donc appel à l’ensemble des collaborateurs/disciples d’Edmond Cros, Président-fondateur du Centre d’Etudes et de Recherches Sociocritiques (CERS) de l’Université Paul Valéry -Montpellier 3, devenu l’Institut International de Sociocritique (IIS) en 1991. Ces diasporas proviennent d’aires géographiques et culturelles précises : Afrique, Europe, Asie, Amérique Latine, États Unis. S’agissant des diasporas africaines – issues de la Côte d’Ivoire, de la République Centrafricaine, du Cameroun, du Gabon, du Maroc, d’Algérie – certains membres ont regagné leur pays, comme Théophile Koui, Professeur à l’Université Houphouët Boigny d’Abidjan (Côte d’Ivoire), Clotilde Chantal Kwevi Kayissa (Université Omar Bongo, Libreville), tandis que d’autres se sont installés aux USA (Akassi Animan Clément, Howard University, Washington DC), en France (Victorien Lavou Zoungbo, Université de Perpignan), Assia Mohssine (Université de Clermont Ferrand) pour ne citer que ces exemples. Au-delà de cette dispersion, les sociocriticien/ne(s) partagent un héritage commun ancré dans les enseignements et les valeurs fortement liées à la théorie sociocritique.

Au regard des enjeux épistémologiques que soulève la sociocritique et de la vision d’Edmond Cros qui continue de marquer positivement nos imaginaires, nous voulons à travers ces quelques pages rendre un hommage mérité à un Maître exceptionnel. Notre propos partira d’une « auto-analyse, » donc d’un vécu individuel débouchant finalement sur une expérience collective, afin d’établir un dialogue avec/entre différents acteurs des diasporas sociocriticiennes. Sur un ton testimonial cela, je l’espère, permettra de mettre l’accent sur la dimension humaine caractéristique de la Sociocritique qui se traduit, entre autres, par des moments de partage au CERS, de convivialité, de riches anecdotes lors des séminaires (toujours intenses), des années de préparation des thèses, des rencontres nouées durant les congrès internationaux. Ce regard porté sur la sociocritique dans toute sa complexité, permettra-t-il de dépasser certains stéréotypes/clivages ? L’occasion nous est donnée de signifier l’appartenance/intégration des diasporas africaines au « Tout-monde » (sociocritique), pour ainsi dire. Un terme cher à Édouard Glissant qui « désigne la coprésence nouvelle des êtres et des choses, l’état de mondialité dans lequel règne la relation ». La sociocritique, associée indéniablement au CERS, aura été tout à la fois un lieu de coexistence sociale, scientifique et des moments de croisement fécond de différentes cultures et histoires. Elle est une discipline ouverte à la diversité culturelle, aux échanges transcontinentaux.

Le Centre d’Études et de Recherche Sociocritiques (CERS)

De la quête du savoir

« […] Connaître la place d’où nous parlons est fondamental, pour que nous réfléchissions aux hiérarchies, et aux questions d’inégalités, de pauvreté, de racisme, de sexisme2. » Mon arrivée en Métropole s’inscrivait dans la poursuite de mes études universitaires en année de Maîtrise d’espagnol. Ainsi, en provenance du Gabon mon pays d’origine, en octobre 1988, je regagnai l’Université de Perpignan, où j’obtins en 1989, non sans peine, mon diplôme de Maîtrise. Une désillusion qui s’ajouta à mon dépaysement et une difficile adaptation sociale. Heureusement, je pus m’entretenir avec le Professeur Daniel Meyran, mon co-directeur, dont les conseils précieux m’aidèrent à surmonter mes limites en méthodologie et à mener à terme mon travail. Par la suite, ce dernier me recommanda vivement de rencontrer le Professeur Edmond Cros de l’Université Paul Valéry de Montpellier III pour mon inscription en DEA. Cette idée m’enchantait car Montpellier me paraissait une ville plus ouverte et cosmopolite. Malgré quelques appréhensions, j’estimais avoir franchi un pas et j’avais à cœur de poursuivre mes études. « Vouloir arriver, c’est avoir fait la moitié du chemin », dit-on en Afrique. Dossier en main et projet en tête, je me rendis à l’Université Paul Valéry de Montpellier pour la première fois, un vendredi du mois d’octobre 1989. Je débarquai tandis que se tenait un séminaire dédié aux doctorants. Je frappai à l’entrée du CERS, on m’ouvrit la porte, un frisson de panique m’envahit quand les regards interrogateurs des participants se tournèrent vers moi. « Celui qui veut miel doit avoir le courage d’affronter les abeilles ». Balbutiante, je me présentai et demandai à rencontrer le professeur Edmond Cros. J’entendis alors une voix aimable me répondre et un Monsieur impressionnant se diriger vers moi, un peu en retrait du groupe de personnes présentes. Après les salutations d’usage, il s’adressa à moi :

— Oui, c’est pourquoi, Mademoiselle, que puis-je faire pour vous ? – me demanda-t-il d’un ton cordial.
— Je viens de l’Université de Perpignan où j’ai obtenu une Maîtrise en espagnol et souhaiterais m’inscrire à Montpellier en année de DEA, j’ai une recommandation du professeur Daniel Meyran qui a été mon co-directeur en Maîtrise, répondis‑je.
— Entendu, repassez dans une heure pour un entretien, le temps de me laisser finir le séminaire.

L’accueil fut cordial et je repris confiance en moi. À l’issue de l’entretien, Edmond Cros me donna son approbation pour une inscription en DEA. Était-ce un mérite ou une faveur face à ma détresse palpable ? Très émue, je réalisai la grandeur d’esprit de ce grand Professeur. L’année de DEA (1989-1990) marquera donc mon adhésion au CERS et mon initiation à la théorie sociocritique. L’apprentissage de la sociocritique était rigoureux, les concepts nous échappaient totalement et j’étais quelquefois « larguée ». J’avais pour binôme François Martinez, et au sortir des séminaires, nous prenions le temps de revoir nos notes en nous appuyant sur les ouvrages de référence, comme Théorie et pratique sociocritiques (Cros, 1983), un manuel plus accessible qui fournissait les fondamentaux de la Sociocritique et De l’engendrement des formes (Cros, 1990), pour une lecture plus approfondie. Le professeur Daniel Meyran – à qui j’exprime aujourd’hui toute ma gratitude – avait frayé le chemin dans ce parcours. J’accédai ainsi à une étape cruciale ; mon initiation en sociocritique et l’intégration au CERS, encadrée par Maestra Monique Carcaud-Macaire, qui guida mes premières recherches sur la novela testimonio de Rigoberta Menchú3, indienne guatémaltèque dont la réalité vécue se rapprochait, la contrainsurgencia mise à part, sensiblement de celles des femmes africaines. Son histoire inspirante, éveilla ma conscience car j’étais la seule étudiante africaine noire au CERS. Nourrie par les enseignements d’Edmond Cros, je m’exerçai à écrire des articles de vulgarisation à caractère féministe, comme « Regard de femme4 » où je questionnai la place de la femme intellectuelle dans la société gabonaise/africaine, le poids de la tradition, et le regard diabolisant porté sur la femme universitaire par les hommes. En un mot, je mis en tension les rapports hommes/femmes. « Je suis mère et étudiante »5, traitait du statut des étudiantes-mères africaines en France, celles qui, au-delà des obstacles, sont parvenues à dépasser les préjugés et devenir des modèles de réussite au féminin. Ces textes s’inspiraient de mon expérience de doctorante à laquelle s’ajoutait celle d’une jeune maman souvent submergée et isolée. Inconsciemment, la méthodologie sociocritique germait déjà en moi. À travers mes écrits hasardeux sur la condition féminine6, je livrai une lecture de la société en m’appuyant sur les préceptes critiques d’Edmond Cros. L’aboutissement de ma thèse de doctorat7 constitue cette part d’héritage, qui aujourd’hui fait de moi une inconditionnelle ambassadrice et « defensora » de la sociocritique à l’Université Omar Bongo, que j’ai intégrée en octobre 1997. J’y exerce toujours comme Maîtresse de Conférences titulaire au Département d’espagnol.

Un espace d’intégration sociale et de formation scientifique

Le CERS/IIS reste dans mon esprit à la fois comme un espace d’intégration sociale et de formation scientifique. Il existait une tradition bien établie qui amenait le « Patron » à présenter les nouveaux arrivants, d’abord à Monique Carcaud-Macaire en tant que Coordinatrice du Centre. Et, à l’entame des premiers séminaires auxquels on assistait, les présentations aux autres membres – qui s’étaient fédérés autour de lui, bien que n’étant pas forcément sous la direction d’Edmond Cros – se poursuivaient. Mon intégration au CERS s’est structurée autour d’une large famille d’adhérents et de rencontres dont celles avec François Martinez, Aïko Koudou, Assia Mohssine, Victorien Lavou, Michèle Soriano, Sol Villacèque, Timothée Zabé, mais aussi avec la communauté latino-américaine à travers Hilda Moran-Quiroz, Patricia Campos, Felipe Macías, Luz Palomera, Guadalupe Mejía… C’était une étape primordiale, le dernier arrivant de la diaspora africaine, Clément Akassi, suivra le même rituel, une tradition visant à favoriser l’intégration et l’« acculturation » des nouveaux adhérents au groupe de recherche. Cet espace a été réellement, pour les diasporas africaines et latino-américaines, un refuge, un repère socioculturel similaire à « La Casa de las Américas » ou la « Maison d’Afrique », sous d’autres cieux. On y menait une recherche collective et passionnante ; il y régnait une émulation saine, une solidarité en adéquation avec la vision d’Edmond Cros. Je garde en mémoire le souvenir d’Aiko Koudou, enseignant-chercheur de nationalité ivoirienne dont l’aisance et la maturité scientifique impressionnaient, mais aussi sa pratique langagière particulière comme « l’attaquant a déviergé la chose » pour signifier « que l’attaquant a marqué le premier but du match ». De nature prude et réservée, j’étais quelque peu surprise et choquée au début, car il y avait dans cette lexie une connotation grossière dans mon entendement. Pour les autres, ce genre de néologismes et ivoirismes procurait un tout autre sens aux actes du langage et je me laissais finalement couler dans ce flot langagier et discursif déroutant. Maestro Edmond Cros écoutait Aiko avec beaucoup de considération. En règle générale, il prenait au sérieux chaque intervention ou commentaire lors des séminaires, cherchant ainsi à nous faire voir l’intérêt des « intuitions » dans le travail sociocritique, malgré la rigueur qu’il implique. Il ne fallait bien entendu pas rester au stade de ces intuitions. Les interventions d’Aiko, tirées des pratiques langagières africaines/ivoiriennes apportaient un autre éclairage à la pratique sociocritique, contribuant positivement aux débats théoriques tout en déconstruisant certains codes de représentation. Ceci n’était pas en contradiction avec l’approche d’Edmond Cros qui privilégiait une sociocritique inclusive, fondée et nourrie par l’interdisciplinarité et mettant en avant la transdisciplinarité. La sociocritique s’intéresse tout aussi bien aux textes littéraires, aux textes langagiers, à la formation du Sujet qu’aux objets culturels comme le cinéma. Autrement dit, la sociocritique forgée par Edmond Cros s’intéresse à tout un « ensemble de médiations qui déconstruisent, déplacent, ré-organisent ou re-sémantisent les différentes représentations du vécu individuel et collectif8 ». Aussi, Aiko, et bien d’autres défenseurs de la sociocritique, se donnaient-ils à voir comme des sujets culturels, s’enrichissant au contact d’autres sujets. À ce propos, nous retiendrons cette idée de Marc Marti parlant du sujet culturel selon Cros :

Le sujet culturel est à la fois au croisement de la formation de la subjectivité et des processus de socialisation. […] Le sujet culturel se retrouve donc à l’articulation de trois formations —sociales, idéologiques et discursives—, qui possèdent leur propre rythme d’existence, induisant phasages et déphasages successifs en fonction des époques et des lieux9

Cette dimension de la sociocritique induisant l’individuel/le collectif englobe à la fois un caractère politique et idéologique en somme, car il ne faut pas perdre de vue les montages/démontages de l’idéologie par l’« assujettissement » par les formations sociales et culturelles, à travers les Appareils Idéologiques d’État (Louis Althusser). Aujourd’hui les travaux de Théophile Koui et Victorien Lavou, deux monuments de la sociocritique issus des diasporas africaines le démontrent aisément, de même que nos propres productions. L’importance du collectif que privilégiait Edmond Cros est demeurée constante au CERS, favorisant le partage d’expériences et les échanges dans une orientation tout à fait plurielle et multiculturelle. Pendant les séminaires, on ne perdait pas de vue notre attachement à une cause commune au sein de l’équipe dynamique et performante que nous formions. Travailler, apprendre, comprendre les fondements de la sociocritique, en faire l’application dans nos travaux, n’était pas si aisé. Les comptes-rendus de lecture, les notes synthèses, les rapports de séances, les présentations à mi-parcours des travaux de recherche auxquels nous étions soumis, constituaient des mises à l’épreuve constantes et favorisaient l’émulation. Les participations aux congrès organisés dans différents pays (Costa Rica, Maroc, Mexique), pour les jeunes chercheurs que nous étions, étaient aussi des occasions pour apprendre et pour faire nos premières griffes car tout cela se passait dans un climat d’échanges aussi bien dans les débats intellectuels que dans les moments de réjouissance festive. Un souvenir vivace est celui de l’implication de tous les doctorants dans les événements organisés par le CERS à Paul-Valéry. Je citerai ici l’exemple de « 1492/1992 comme événement discursif » qui mobilisa longtemps des réflexions lors des séminaires dédiés. Alors que j’étais enceinte de mon premier fils, je me sentis privilégiée d’y participer avec toute l’équipe. Cela se solda par la publication d’un ouvrage collectif spécial dans lequel figuraient nos premiers articles10.

Diaspora africaine et précarité sociale. Aiko, un « sociocriticien hors‑pair »

Aiko était titulaire d’un Doctorat de troisième cycle et avait soutenu sa thèse à l’Université de Paris X-Nanterre en 197911. A cette époque, il avait côtoyé de grands auteurs français comme le philosophe Alain Badiou et exploré les théoriciens comme Barthes, Foucault, au cours de ses longues années de recherche, de même il avait suivi les cours de Maryse Condé. Il avait ensuite poursuivi sa carrière dans l’enseignement à l’École Normale Supérieure d’Abidjan. Ce parcours faisait de lui un expert en théorie littéraire, très apprécié et admiré par les néophytes, « pauvres/pauvresses ignorant-e-s » que nous étions. Il fit son inscription à l’Université Paul Valéry, en novembre 1989 en vue de préparer un Doctorat Nouveau Régime. On le surnommait « le Doyen de la structuration », un concept qu’il manipulait à souhait, en l’appliquant à tous les champs du quotidien, construisant et déconstruisant le sens, en parlant par exemple de « structuration » pour une relation sentimentale et de « structure » pour qualifier la personne visée, les initiés comprendront. L’art de la rhétorique était son fort. Lors des séminaires, il n’hésitait pas à utiliser des lexies et langages imagés provenant du jargon africain, plutôt ivoirien, pour argumenter ses propos. C’était sa façon à lui de traduire sa culture et peut-être d’embrasser le « Tout-Monde » (E. Glissant). Cela lui était parfois reproché par les puristes qui ne pouvaient entendre que des « concepts galopent » et tournait à l’incompréhension lorsqu’un texte était truffé de « chiasmes ». Dans l’imaginaire des diasporas africaines du CERS, Aiko, représentait véritablement le Doyen/Sage ; aussi, mérite-t-il un hommage spécial dans ce chapitre consacré à cette communauté et son rapport à la sociocritique. Je me permets de retranscrire un extrait du témoignage recueilli auprès de mon ami, François Martinez, qui est resté longtemps à son chevet et a partagé les moments forts de son existence à Montpellier. Au-delà d’être un intellectuel chevronné et d’avoir une grande expertise littéraire et théorique, Aiko manifestait un intérêt particulier pour la sociocritique. Toutefois n’étant pas hispaniste ni américaniste, il dut choisir d’entreprendre sa thèse dans cette perspective sous la codirection des professeurs Edmond Cros et Jeanne-Marie Clerc. Le premier étant spécialiste de la sociocritique et la seconde de littérature comparée. D’une grande sensibilité, il évoquait avec nostalgie ses années antérieures à Paris, et l’absence de sa femme Hélène restée au pays avec ses enfants. Ce souvenir l’incitait à boucler ardemment sa thèse dans les délais. Aiko s’adonnait à cœur joie aux rencontres amicales dans le studio qu’il occupait au Boulevard Louis Blanc, autour d’un repas « poulet et riz » partagé entre « cersistes ». Il affichait une grande dignité due à son statut de professeur à l’Ecole Normale Supérieure d’Abidjan, toujours vêtu d’un costume pour se rendre aux séminaires ; il soignait son apparence, mais sans toutefois verser dans l’arrogance vestimentaire. Au contraire, il avait toujours vis-à-vis de l’Institution ou de ses maîtres une forme d’humilité, peut-être le fruit d’un rapport néocolonial vu que pour lui la France contribuait à parfaire sa formation. C’est vrai, la culture africaine a aussi ses codes et cette humilité africaine était propre aux personnes de sa génération. Au terme de trois années de travail acharné, et à l’approche de la date de soutenance de sa thèse, sa directrice de thèse, d’abord favorable à la perspective sociocritique, décida finalement qu’il ne pouvait plus soutenir et que ses travaux devaient être repris. Quel choc ! Que d’efforts, de privation, pour un homme qui avait abandonné femme, enfants, confort social, un enseignant dont la notoriété scientifique était reconnue dans son pays et même de ses congénères à Paris ! Ce délai supplémentaire à son séjour n’était pas sans conséquences. N’ayant plus de titre de séjour, plus de couverture sociale, ni la possibilité de se réinscrire, il se retrouvait dans une impasse. En proie à de sérieux problèmes financiers, sa bourse d’études suspendue, il trouva refuge auprès d’amis. Une hantise vient constamment l’assaillir : être reconduit à la frontière et débarqué en tant que clandestin à Abidjan où son statut social est notoire. À cette époque, en effet, Charles Pasqua (un inénarrable ministre de l’intérieur) et sa politique d’immigration font des ravages, préconisant le rapatriement des étrangers en situation irrégulière. Aïko ose à peine sortir, car il suffit d’un contrôle de police pour mettre fin à ses années de travail en thèse. Désemparé, avec la peur au ventre de se faire rapatrier, il est de plus en plus fragilisé moralement et touché dans sa dignité. Il ne se plaint pas pour autant, même si dans un cercle plus restreint sa souffrance était perceptible. Isolé, n’osant plus solliciter son entourage, ne voyant aucune issue à sa situation, Aïko commet l’irréparable, il attente à sa vie. Son état de santé se détériore… Grâce au bon souvenir de ses années d’études parisiennes, où son « tuteur », Raoul Vadepied, Sénateur de la Sarthe, et sa famille, l’avaient accueilli, il entreprend de solliciter une aide auprès de François Fillon, ancien Maire de Sablé (Sarthe), député de la Sarthe et Ministre de l’Enseignement supérieur dans le gouvernement Balladur, qui intervient pour que son dossier médical soit accepté et qu’il ne soit pas rapatrié. Il restera interné des années durant dans la structure hospitalière Mont d’Aurelle, car son état de santé ne lui permettait plus d’être autonome. Il recevra régulièrement la visite de ses amis africains et français, dont François Martinez, qui contribuera à le maintenir connecté au monde en lui rapportant des commandes de livres, musiques, articles de toute sorte et surtout des nouvelles du CERS. Grâce à cette aide, il pourra envisager de finaliser sa thèse.

Edmond Cros, soucieux de la gravité de la situation d’Aiko, va organiser une soutenance de thèse12 singulière le 2 avril 1999 sur son lit d’hôpital, à 10 heures. Le jury sera composé des Professeurs Jean Claude Blachère, Daniel Meyran, Jacques Issorel, Francis Sureda, Edmond Cros, déconstruisant ainsi les codes d’une soutenance classique en milieu universitaire. Face à la grande difficulté d’Aïko à s’exprimer, François Martinez se chargera de faire la lecture du texte de soutenance et l’aidera à répondre aux questions du jury ; il était familier, depuis le départ, des travaux de son ami. Edmond Cros, intellectuel humaniste, protecteur et défenseur de la sociocritique, était une fois de plus au cœur d’un dénouement heureux en œuvrant en faveur de cette soutenance à double voix : celle de François Martinez/porte-parole imbriquée à celle de Aiko/auteur/héros de son travail et son attachement à la sociocritique. Le Maestro permettait ainsi la reconnaissance symbolique du travail d’un chercheur africain. Comment ne pas y voir l’illustration d’une détermination et d’une persévérance sans faille (les diasporas africaines y sont assujetties même je dirai) ? Dans tous les cas, pour moi, cette soutenance restera directement rattachée à un événement heureux, à savoir la naissance, à la maternité Arnaud de Villeneuve de Montpellier, de mon troisième fils Pierre-Louis, le 2 avril 1999 à une heure d’intervalle, après deux mois d’hospitalisation à cause d’une grossesse (dite) pathologique.

J’ai voulu ici resituer brièvement la dimension du sujet culturel et son rapport au monde, tout en démontrant l’engagement d’Edmond Cros dans les situations extrêmes : défenseur non seulement de sa pensée mais aussi d’une solidarité sociale active à l’endroit de ses collaborateurs. La théorie sociocritique, sur laquelle Aiko fondait ses travaux, est par ailleurs le moyen par excellence qui participe à la reconnaissance de ces efforts, et même au-delà, d’un engagement idéologique certain. « La parole est traîtresse de la pensée », m’avait un jour dit Aiko. Je crains avoir trahi la pensée du regretté Grand frère qui incarnait vraiment la figure du Doyen des diasporas africaines dans l’univers sociocritique de mon époque. Que d’émotions j’ai ressenties dans cet exercice que m’a confié mon frère Lavou ! Que de larmes ont déferlé sur mes joues ! Cher ami frère, François, Chico, les cersistes africains, te sauront gré d’avoir livré ce lourd souvenir et d’avoir si généreusement accompagné Aiko. Ce témoignage émouvant et pathétique, nous met face à des questionnements. Qu’est-ce que le monde propose à l’homme pour son épanouissement ? La quête du savoir ? Les relations humaines ? Qu’est-ce l’être humain au final ? Le parcours de vie d’Aiko nous ramène aussi à la question de l’immigration (choisie/voulue ; légale/illégale : la sémantique sur ce point est toujours habitée politiquement) ; il illustre bien la trajectoire de bon nombre d’Africains, en quête de formation, confrontés au dépaysement, à la marginalisation, à la précarité, au mépris culturel et racial. Cette quête est souvent liée à une mise sous rature de la liberté intellectuelle, de la liberté d’expression ; elle reste encore marquée par une histoire coloniale non digérée, par l’opposition à une forme d’endoctrinement, y compris dans l’arène universitaire. En effet, Aiko, enseignant-chercheur bénéficiant déjà d’une notoriété avérée, choisit l’approche sociocritique, en conformité avec sa vision du monde, ses valeurs marxistes et socialistes pour mener à bien ses travaux de recherche. Pour des questions de sensibilité d’écoles, il est amené à remettre en question ses travaux et son engagement intellectuel, on pourrait même extrapoler en disant qu’il était contraint à une forme de « ninguneo ». Atteint dans ce qu’il a de plus cher, sa dignité et liberté, il préfèrera renoncer à tout plutôt que de subir l’humiliation d’être rapatrié dans son pays d’origine, comme un malpropre, sans avoir atteint les objectifs pourtant nobles qu’il s’était fixés. Il disait sans cesse qu’il ne voulait pas déshonorer sa famille et surtout ses enfants. Cette situation conduit fatalement à questionner le parcours et le statut du chercheur noir-africain dans les universités françaises. Comment peut-il se défaire du phénomène de stéréotypification, de l’égocentrisme de certains esprits « éclairés » ? Comment se déprendre, sans payer un lourd tribut symbolique, de l’« invisibilisation », une notion chère à Lavou ?

La notion « d’invisibilisation » (…) subsume les notions d’exclusion ou de marginalisation et elle concerne tout à la fois l’économique, le politique et le culturel… L’« invisibilisation » recoupe donc nécessairement l’histoire, comme lutte des classes ou conflits d’intérêts (…) visant un monopole de la violence symbolique de classement et donc de déclassement, et l’imaginaire social qui l’accompagne ou qu’elle génère13.

Aiko, aura-t-il été confronté tout à la fois à l’« invisibilisation » et à un conflit d’intérêts symboliques ? 

Edmond Cros et les diasporas africaines : « une solidarité sociale en actes »

Parler du Maestro me rappelle l’écho de sa voix, cette tonalité particulière qui m’avait marquée dès notre première rencontre. Il avait une voix pénétrante qui indiquait déjà la profondeur et le sérieux de sa réflexion intellectuelle ou l’intensité du discours qu’il tenait pendant les séminaires ou les colloques. Lorsque j’assistai, pour la première fois au séminaire sur le Buscón, je notai qu’il était tellement passionné que sa voix vibrait au fur et à mesure de ses démonstrations critiques. Il arrivait aussi que sa voix prenne une texture un peu brisée, perdant un peu en intensité et en netteté sous le coup de l’émotion ; il toussotait alors légèrement, buvait une gorgée d’eau pour la raviver. Il suffisait d’observer son regard, sa gestuelle, pour voir à quel point il parvenait à transmettre les émotions simplement à travers sa passion pour la théorie et l’enthousiasme qu’il avait à partager avec ses disciples/collaborateurs. Sa gestuelle était élégamment contenue mais il pouvait se lâcher lorsqu’il avait pris une bonne rasade accompagnée d’une bouchée de tapas lors des « brindis », le Maestro aimait bien la vie de ce côté-là. Sa voix pouvait effectivement laisser entrevoir son état d’esprit, comme le souligne Victorien Lavou :

Il était digne de piquer des colères pendant les séminaires, ou soutenances de thèses, surtout quand il estimait que ce qu’il essayait de définir dans ses concepts très difficiles des fois à comprendre, pour nous petits pauvres/pauvresses étaient écorchés ou très mal compris. Surtout quand on mêlait la narratologie à la sociocritique, cela avait le don de l’irriter, même de l’énerver puisque la sociocritique déplaçait tout cela. Raccrocher la sociocritique à la narratologie était quelque chose qui l’insupportait au plus profond de lui‑même14.

Clément Akassi évoque ici le souvenir de sa première rencontre avec Edmond Cros où il est question des bases du tutorat de sa thèse :

J’arrivai avec 1 h 30 de retard. Il piqua alors une colère noire, me signifia clairement qu’il m’avait attendu pendant près de deux heures. Je garde encore l’éclat de sa voix – déclare Clément Akassi – je compris qu’il n’était pas content de mon attitude. Quand il eut fini de parler, je tentai de lui expliquer que venant de Madrid, je n’avais aucune idée du fonctionnent des transports à Montpellier et que je m’étais égaré […] Le lendemain, à ma grande surprise, Maestro rappela lui-même - ce moment reste pour moi un souvenir inoubliable – et me dit d’une voix calme : « Clément, je pense que je n’aurais pas dû réagir de cette façon, je mesure la difficulté des transports publics à Montpellier pour un novice dans la ville, ce qui s’est passé hier n’est certainement pas de votre faute… »15

A son tour, Hilda Morán Quiroz, rappelle :

La primera vez que llegué a Montpellier... habían cambiado la hora de llegada y no pude comunicársela, así que llegué muy angustiada porque lo único que yo sabía era que ese día tenía clase en la Universidad, y tuve que correr para llegar antes de que terminara la clase. Corría por todos lados, en busca de alguien que me dijera dónde estaba el salón, pero la Universidad estaba desierta: era diciembre, viernes en la noche... Providencialmente, me encontré con un maestro, a quien luego conocí: Louis Cardaillac. Muy amablemente, me dijo cómo llegar al salón. Otra vez me sentí perdida en ese largo pasillo que me parecía interminable, pero de pronto escuché la voz de Cros: ¡ahí estaban, qué alivio! Fue la voz más tranquilizadora de mi existencia16.

Le vibrant hommage qui lui a été rendu par la grande famille sociocritique au lendemain de son décès le 2 novembre 2019 témoigne des qualités intellectuelles et humaines de Edmond Cros ainsi que de l’estime et grande admiration manifestées à son endroit.

Edmond Cros restera, dans le panorama de l’Hispanisme français et international, l’un des chercheurs les plus actifs, inventifs et productifs. Sa passion pour la théorie s’éveilla très tôt et demeura, jusqu’au bout, la colonne vertébrale de sa vie intellectuelle. Mais tout cela ne serait rien sans la personnalité d’Edmond Cros, sa générosité, sa solidarité, sa fidélité dans les relations humaines et sa fiabilité dans ses engagements idéologiques… Nous venons de perdre un grand intellectuel, un grand universitaire, un grand ami… Un Señor17.

J’ajouterais à ces propos élogieux, que le Patron – comme nous l’appelions dans notre jargon africain – avait une personnalité charismatique, même si sa position de « savant » lui conférait un certain prestige, ses rapports avec ses disciples étaient nourris d’une humilité étonnante. Sa vision du monde, en tant que sujet transindividuel, reposait sur son propre parcours, sur des rencontres multiples, sur le partage des connaissances et des savoirs, sur le partage d’une autre idée, de la recherche et de la France. Les Cours Intensifs de Français (CIF) qu’il fonda avec d’autres à Montpellier en témoignent aussi d’une certaine manière. Victorien Lavou et Michèle Soriano furent recrutés dans ce programme, d’abord comme moniteurs puis comme enseignants. Cros venait ainsi rompre avec une certaine « endogamie » qui prévalait au CIF. Lavou et Soriano, grâce à Edmond Cros, bénéficièrent également d’une bourse d’études « Teaching Fellow » de Pittsburgh University (Spanish Department) dans les années 1990. C’est là qu’ils obtinrent leur Doctorat étasunien (Ph.D). Autant d’actions menées en faveur de ses disciples, sans doute liées aussi à son parcours personnel. « Issu d’un milieu très modeste, il a fait des études universitaires à la force du poignet, avant d’être recruté en 1963 à l’Université Paul Valéry Montpellier III en qualité d’Assistant »18. Il avait savamment su préserver, entre lui et ses disciples une relation de confiance valorisante, un mode de fonctionnement basé sur le respect et la cordialité, l’humilité, la modestie ; des comportements nobles, loin de ceux qui consistent à « annexer l’autre, de poser sa marque sur lui au mépris de sa singularité »19. Cros considérait chacun de nous dans son individualité. Généreux, attentif, il savait écouter, rassurer et son intuition paternelle lui donnait à comprendre nos difficultés et d’y remédier. Les diasporas africaines et latino-américaines ont pu bénéficier de cette générosité à différents moments de leur séjour d’étude à Montpellier. « Me cancelaron la beca. Solicité otra beca, fuimos muy pobres mientras me la daban. Fue Cros quién nos ayudó muchísimo en esos tiempos de pobreza extrema », nous confie Hilda Morán. Lors du congrès international de sociocritique, organisé en novembre 1991 au Mexique, j’étais en deuxième année de Doctorat. Je fus agréablement surprise d’apprendre que je me rendrai à Guadalajara avec l’équipe du CERS, conduite par Edmond Cros et Monique Carcaud-Macaire. Mon voyage et mon séjour étaient partiellement pris en charge. Monique me suggéra alors de présenter une analyse sociocritique sur la couverture de Me llamo Rigoberta Menchú y así me nació la conciencia. Ce fut pour moi une première expérience exaltante qui me permit non seulement de m’exprimer sur un projet de recherche devant un large public scientifique, d’enrichir mes connaissances, mais aussi de découvrir une nouvelle culture et de nouer des amitiés fortes. En novembre 2000, alors que j’étais déjà en poste à l’université au Gabon, j’effectuai le déplacement pour le congrès de sociocritique organisé à Chapala (Mexique), un rendez-vous important destiné à renouer mon attachement à la famille sociocriticienne. Ahmed Ben Naoum, Victorien Lavou, Michèle Soriano, François Martinez et Clément Akassi – doctorant dont le séjour avait été pris en charge – étaient tous là.

La vivencia sociocritique et ses convivencias

Dans cet univers savant et prodigieusement sociocritique, Cros avait su privilégier les relations humaines en organisant des rencontres amicales pour préserver la convivialité/cohésion au sein de la famille sociocriticienne. Ces moments étaient ponctués de retrouvailles festives chez les uns et les autres. La « Monumentale » Maestra Monique Carcaud-Macaire, Vice-Présidente de la fondation CERS, excellait non seulement dans la coordination des activités scientifiques, mais aussi dans l’art de recevoir. Elle avait pour coutume d’organiser de belles virées dans sa résidence à Saint Georges d’Orques. Le vendredi soir, après un séminaire « marathon », on s’y retrouvait souvent dans une ambiance conviviale autour d’une belle tablée garnie de charcuteries, tapas, caviar d’aubergines, salades diverses, les bons fromages tant appréciés par le Big Boss. Les soirées étaient bien arrosées et on dansait au rythme d’une farandole, au son des musiques rétro/disco des années 70, ou encore des chansons populaires françaises. Les soirées se poursuivent au-delà de deux heures du matin. Monique, là, incarnait vraiment le rôle de la « Mama » de la famille des cersistes ; elle veillait toujours au confort de tous. J’ai pu bénéficier de sa présence affectueuse dès la naissance de mes enfants ; elle était à mes côtés lors des accouchements, à la naissance de mon deuxième fils Sébastien, à qui elle attribua le second prénom de Thibault. La porte de sa maison nous était grandement ouverte et même le celle de sa famille, de maman Hélène, sa regrettée mère. Des séjours passés chez elle et à Martigues, avec mes garçons, en compagnie de son époux François et de leurs enfants Tama et Rava, nous gardons le souvenir inoubliable des balades, de la chasse aux trésors organisée à travers champs. Chez Victorien et Michèle, à la rue Henri Dunant, les convivencias prenaient une allure plutôt américaine. C’étaient des habitués des fêtes ; chez eux on chantait à tue-tête les Cielito lindo, Guantanamera, la Cucaracha, le Ponme la mano aqui… et on se laissait entraîner par le mambo, et la raggamuffin bien appréciée de Victorien ; la fameuse electric dance rapportée de leur séjour à Pittsburgh ne manquait point lors de ces rendez-vous ! Mojito, Tequila, cerveza et vins coulaient à flot tandis que les plateaux garnis de tapas, moussaka d’aubergines et autres délices circulaient, on y découvrait les talents cachés de danseurs, de conteurs et chanteurs de certains d’entre nous. Oh ! oh ! au Gogo. Qui ne connaît pas au Gogo…, reprise en chœur et à l’unisson. Les initiés.es de ces années folles s’y reconnaîtront aisément. A côté de cela, il y avait des retrouvailles plus restreintes : Victorien, pour distraire les enfants Stéphane, Haneul, Sébastien, nous faisait découvrir l’arrière-pays, les promenades entrecoupées de lunch au bord de la rivière vers Castelnau-le-Lez. D’autres virées, toujours, dans une ambiance toute aussi chaleureuse, se tenaient chez François Martinez, à la rue Alexandre Cabanel, le champion du guacamole et des punchs… et des blagues british façon. À la rue Saint Clément, j’improvisais des mets africains avec différents riz colorés, des bananes frites et le fameux poulet au grill accompagné de sa sauce aigre-doux aux petits légumes. Parfois, Blaise, mon compagnon, le père de mes enfants, assistait un peu médusé à la fête des intellos à laquelle il participait cependant volontiers. L’ambiance était simplement africaine. A Gros bois (Grand Baobab), chez le Maestro, l’ambiance était solennelle avec des buffets bien garnis, tendance garden party : bons vins, charcuteries, bouchées, fromages raffinés (péché mignon du Patron). Il nous mettait à l’aise, comme on dit en Afrique ! Le départ d’Edmond Cros reste et restera pour nous toutes et toutes une réalité très douloureuse. Par l’évocation libre de ces moments de rencontre et de vie, je voulais nous replonger dans ces souvenirs chaleureux qui, d’une certaine façon, font resurgir l’autre visage d’Edmond Cros qui aimait et appréciait tant la vie et se souciait du bien-être de ses proches. Les repas bien arrosés, les danses, les fêtes, ponctués de fous rires et de petits délires, ont renforcé nos liens et restent des moments uniques et inoubliables pour la famille du CERS et tout particulièrement pour les diasporas africaines de ce centre de recherche si singulier dans l’université française.

Conclusion

L’épistème que la sociocritique a représenté pour les diasporas africaines inclut à la fois les rapports entre les concepts théoriques, les pratiques discursives et une vision du monde (Michel Foucault), car la sociocritique d’Edmond Cros est fondamentalement axée sur l’interdisciplinarité ; elle est aussi résolument à la croisée des cultures matérialisées. Pour moi, Victorien Lavou, alias Ekobio Mayor, fidèle à cette vision, représente aujourd’hui l’une des figures les plus actives de cette sociocritique. Retenons ici ses ouvrages récents qui questionnent, à partir de la coprésence afro/noire, les fondements imaginaires des identités instituées ou projetées, aussi bien en Amérique Latine que dans les diasporas, et leurs rapports au Tout-Monde (Glissant). Dans Les Blancs de l’Histoire (2013), il revient sur la double dimension du sujet culturel, individuelle/collective, en dialogue avec la formulation d’Edmond Cros. De même il continue d’élaborer la notion conceptuelle de « Malheur généalogique » pour mieux en expliquer les spécificités de l’histoire noire dans les Amériques/Caraïbes : « Le MG permet de prendre absolument la mesure de cette cristallisation et de cette systématisation, toujours déniées ou justifiées […], il interroge aussi les changements dans les imaginaires collectifs de ces régions du monde vis-à-vis des tracées noires africaines […] et la puissance d’agir (collective) des Afrodescendant-e-s »20. Son ouvrage Du « migrant nu » au citoyen différé. Présence-histoire des Noirs en Amérique Latine (2003), revient, à nouveau frais, sur la question d’invisibilisation et d’assujettissement des Noirs, dans une perspective postcoloniale et de reconstruction. Ses travaux qui se revendiquent aussi de la Sociocritique, sont en prise directe avec les nouveaux défis d’un monde tourmenté, marqué la globalisation, l’émergence (contrariée) des voix subalternisées, le « retour » des racismes, de l’européocentrisme et de toutes les formes de brutalités décrites par Achille Mbembe dans son dernier ouvrage sous la notion de « Brutalisme21 ». L’auteur s’en explique en ces termes : « L’une des choses qui me frappe au regard de l’évolution de notre monde, c’est la montée en puissance – y compris dans les vieilles démocraties – de pouvoirs hyper-partisans, disposés à miser sur des stratégies de tension et d’écrasement en lieu et place de l’apaisement, de la négociation et du compromis. De tels pouvoirs sont prêts à traiter à peu près tout (êtres humains, groupe d’ores et déjà vulnérables, milieux naturels et objets) sans se soucier de heurter, blesser ou laminer »22.

Au-delà des chocs, des blessures que l’on peut observer ici et là et des traces du passé colonial encore présentes, j’aimerais intégrer la valeur de la culture dans l’univers sociocritique. Avec une pointe de nostalgie, je garde en mémoire la scène du revêtement du pagne africain, conçu par mes soins, à notre regretté Maestro, lors de la cérémonie de clôture du Congrès international de Sociocritique, organisé en octobre 2011 à l’Université de Perpignan, sous la férule de Victorien Lavou et de Daniel Meyran. À travers cet acte symbolique, une sorte de rituel africain revisité, les diasporas africaines conduites par Victorien Lavou, témoignaient leur reconnaissance au Maestro en l’intronisant comme l’Ancien, le Sage, le Patriarche. La chorale africaine Polifonia iberoamericana entraîna l’assistance à reprendre à l’unisson Cielito lindo. Il fallait décrypter le sens de ce rituel et y lire le résultat d’une cohésion au sein de la famille sociocriticienne. La science associée au rituel africain et au chant ou culture populaire mexicaine contribuaient à sacraliser le Maestro lors de cette occasion solennelle, comme cela se fait dans la tradition africaine. Ce grand hispaniste français, théoricien renommé, se prêta volontiers au rituel de ses disciples et offrit ainsi encore une fois un regard différent de l’Université qu’il voulait humainement plus hospitalière, rigoureuse et féconde.

Bibliographie

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Notes

1 Victorien Lavou, « Double Consciousness » et « sujet culturel »…, Les Blancs de l’Histoire. Afrodescendance : parcours de représentation et construction hégémoniques, Col. Etudes, Presses Universitaires de Perpignan, 2013, p. 228. J’adhère profondément à cette marque de reconnaissance de l’auteur à Edmond Cros, car nous partageons ce même héritage. Retour au texte

2 Moreira, Matheus Dias, « O qué é ‘lugar de fala’ e como ele é aplicado no lugar do debate público », Nexo Jornal, 16 jan. 2007. Cité par Djamila Ribeiro, La parole de la femme noire, Ed. Anacaona, 2019, p. 84. Retour au texte

3 Elizabeth Burgos, Me llamo Rigoberta Menchú y así me nació la conciencia, Argos Vergara, Barcelona, 1983. Retour au texte

4 Clotilde-Chantal Kwévi-Kayissa, « Regards de femme » in La Pierre de Mbigou, n° 1 (Périodique de l’Association des Gabonais du Languedoc-Roussillon), Montpellier, Juin 1994. Retour au texte

5 « Je suis mère et étudiante » (Madre y estudiante) in Elombé Sika N° 2, (Périodique de l’Association des Gabonais du Languedoc-Roussillon), Montpellier, Mai 1995. Retour au texte

6 Une pratique de l’écriture qui a débouché sur la publication d’un roman autobiographique ; Kaïssa. Le Chant de Yaye, Edition Nten, 2011, 147 p. Retour au texte

7 Clotilde-Chantal Kwévi-Kayissa, Le paratextuel et le sociodiscursif. Vers une lecture sociocritique de Me llamo Rogoberta Menchu y así me nació la conciencia, Thèse de doctorat NR, sous la direction de Edmond Cros, présentée et soutenue à l’Université Paul Valéry-Montpellier III, 19 juin 1997. Retour au texte

8 Le GREMLIN, « Sociocritique, médiations et interdisciplinarité », dans Carrefours de la sociocritique, sous la direction d’Anthony Glinoer, site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/24-reeditions-de-livres/carrefours-de-la-sociocritique/130sociocritique-médiations-et-interdisciplinarité, page consultée le 03 décembre 2021. Retour au texte

9 Marc Marti, « Edmond Cros, Le sujet culturel, sociocritique et psychanalyse, Paris, L’Harmattan, 2005, 270 p. », Cahiers de Narratologie [En ligne], 14 | 2008, mis en ligne le 15 juillet 2010, consulté le 06 décembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/narratologie/597 Retour au texte

10 Ana Lia Calderon, Kwevi-Kayissa Clotide-Chantal, Jocelyne Platel, « Les topiques des représentations du Nouveau Monde », Imprévue 1992-2, Éditions du CERS, Montpellier, pp. 109-118. Retour au texte

11 Aiko Koudou, Univers dramatiques et pouvoir politique, Thèse pour le doctorat 3ème cycle, Université Paris X – Nanterre, juin 1979, 315 p. Retour au texte

12 Aiko Kodou, L’écriture dramatique de Sony Labou Tansy. Approche sociocritique. Thèse pour le doctorat d’habilitation, sous la direction des Professeurs Jeanne-Marie Clerc et de Edmond Cros, Université Paul-Valéry, Montpellier III, avril 1999, 326 pages. (Inédit) Retour au texte

13 Victorien Lavou Zoungbo, Du « migrant nu » au citoyen différé. Présence-histoire des Noirs en Amérique Latine. Discours et représentations… Presses universitaires de Perpignan, 2003, p. 92. Retour au texte

14 Conversation personnelle. Retour au texte

15 Conversation personnelle. Retour au texte

16 Conversation personnelle. Retour au texte

17 « Edmond Cros (1931-2019) », Sociétés des Hispanistes Français de l’enseignement supérieur, propos de Milagros Ezquerro, Assia Mohssine, Michèle Ramond, [en ligne] [https://hispanistes.fr/index.php/40-shf/1517-edmond-cros-1931-2019 (consulté le 12 décembre 2021)] Retour au texte

18 Ibidem. Retour au texte

19 « Maîtres et disciples », Études, 2009/6 (Tome 410) [en ligne], p. 809-816. [https://www.cairn.info/revue-etudes-2009-6-page-809.htm (consulté le 12 décembre 2021)] Retour au texte

20 Victorien Lavou Zoungbo, Les Blancs de l’Histoire. Afrodescendance : parcours de représentation et constructions hégémoniques Presses Universitaires de Perpignan, 2013, p. 83. Retour au texte

21 Achille Mbembe, Brutalisme, Paris, La découverte, 2020. Retour au texte

22 Mbembe, Achille, Pignot, Lisa, et Saez, Jean-Pierre, « Résister au “brutalisme” du monde contemporain à l’ère numérique », L’Observatoire, 2021, n° 2, p. 76-80. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Clotilde Chantal Allela-Kwevi, « Diasporas africaines et Sociocritique. Fécondité d’une expérience vécue », Sociocriticism [En ligne], XXXVI-1-2 | 2022, mis en ligne le 15 juillet 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/sociocriticism/3090

Auteur

Clotilde Chantal Allela-Kwevi

Université Omar Bongo, Libreville (Gabon)