Approche critique des modes de dénomination des expériences du contact appliqués aux populations « noires » : panafricanisme, diasporas, créolisations, relation… Quelles ruptures ? Quels renouveaux ?

L’article entend examiner de manière critique les modes de dénominations des expériences du contact de cultures en mettant l’accent sur les matrices originelles vers lesquelles pointent ces dénominations. Il est question aussi de montrer comment la réflexion identitaire qui en découle a été profondément renouvelée par les penseurs caribéens mais aussi par la prise en compte de l’expérience de la migration comme possible matrice à partie laquelle penser la définition de soi. En ce sens, le terme « diaspora » se trouve, lui aussi, questionné en ce qu’il implique une communauté, là où la migration peut avoir pour siège l’individu et ses multiples identifications.

The article intends to critically examine the ways in which the experiences of cultural contact have been denominated, focusing on the original matrices to which these denominations point. It also aims to show how the resulting reflection on identity has been profoundly renewed by Caribbean thinkers, but also by taking into account the experience of migration as a possible matrix from which to think about self-definition. In this sense, the term “diaspora” is also questioned insofar as it implies a community, whereas migration can have as its seat the individual and his multiple identifications.

El artículo pretende examinar críticamente las formas en que se han denominado las experiencias de contacto cultural, centrándose en las matrices originales a las que apuntan estas denominaciones. También pretende mostrar cómo la reflexión resultante sobre la identidad ha sido profundamente renovada por los pensadores caribeños, pero también teniendo en cuenta la experiencia de la migración como una posible matriz desde la que pensar la autodefinición. En este sentido, el término "diáspora" también se cuestiona en la medida en que implica una comunidad, mientras que la migración puede tener como sede al individuo y sus múltiples identificaciones.

Plan

Texte

Le contact entre des cultures et des civilisations distinctes a souvent été appréhendé comme un choc. On se souvient de l’approche de Samuel Huntington exposée en 1996, dans son ouvrage The Clash of Civilizations (Hungtington, 1996). La logique de confrontation entre les civilisations qu’expose Huntington s’est trouvée en quelque sorte amplifiée par ailleurs par un second texte de ce même auteur, intitulé Who Are We? The Challenges to America’s National Identity (Hungtington, 2004), dans lequel il examine cette fois les affrontements pouvant se produire au sein d’une seule et même civilisation.

On peut rappeler également que le recours au terme « Découverte » (Descubrimiento), pour évoquer la Conquête de l’Amérique, n’avait pas manqué, au moment de la célébration du 500e anniversaire, soit en 1992, de faire polémique, notamment dans une perspective décoloniale visant à manifester que les Européens n’avaient « découvert » personne, vu que les peuples autochtones de l’Amérique avaient une existence et une histoire antérieures à l’événement de la Conquête.

Le terme « rencontre » n’est donc pas nécessairement celui qui se révèle le plus adéquat à rendre compte des contacts de civilisations, tant les schèmes de violence et de domination semblent structurer historiquement les modes de mises en contact. 

Même si l’on reconnaît volontiers que les cultures ou civilisations sont appelées irrémédiablement à entrer en contact, l’histoire tend à nous montrer que ces contacts ne se font pas sans heurts et que, que ce soit du côté de la Méditerranée ou de l’Atlantique par exemple, les termes les plus récurrents pour les évoquer comportent le sème de « violence » : croisades, razzias, colonisation, assujettissement, réduction en esclavage, etc. Il semble alors qu’on assiste à des affrontements, plus qu’à des « rencontres »

Il n’est donc pas étonnant que Samuel Huntington, en 1996, dans son ouvrage intitulé The Clash of Civilizations ait proposé une vision qui mette en avant les conflits entre civilisations, vision que les attentats du 11 septembre 2011 ont paru conforter, s’agissant notamment de l’affrontement entre monde occidentalo-chrétien et monde arabo‑musulman.

À propos de ces deux ouvrages de Huntington, Gérard-François Dumont écrit :

D’abord, dans les deux cas, l’approche de l’auteur est globalisante, en se fondant sur des résurgences identitaires. En outre, l’importance de la langue et du fait religieux est soulignée pour développer une pensée de l’affrontement encadrée par une logique déterministe (Dumont, 2021).

Dans une telle perspective, l’échelle privilégiée par Huntington est celle de la dizaine des grandes civilisations appelées à s’affronter, indépendamment de leurs États d’appartenance : « […] les civilisations forment des tribus humaines les plus vastes, et le choc des civilisations est un conflit tribal à l’échelle globale » (Huntington, 2004, p. 303). Dumont rappelle ainsi que « Les deux livres proposent […] une approche globalisante passant largement sous silence l’existence éventuelle de différenciations au sein des blocs considérés, blocs civilisationnels dans Le choc, identitaires dans Qui sommes-nous ? » (Dumont, 2021).

Dans les deux cas, la perspective évoquée fait prévaloir l’affrontement, considérant que la rencontre comme possible ouverture d’un espace de dialogue et d’enrichissement mutuels est hors-jeu. Ainsi, dans Qui sommes-nous ?, Huntington n’hésite pas à présenter les Hispaniques comme des acteurs responsables de la « dilution » de l’identité états-unienne d’essence anglo-protestante, considérant, pour cela, que la langue et le fait religieux constituent les critères définitoires essentiels d’une civilisation donnée : « Les éléments fondamentaux de toute culture ou civilisation sont la langue et la religion » (Hungtington, 1996, p. 74). Concernant la langue, il en fait un marqueur géopolitique fondamental en écrivant : « Tout au long de l’histoire, la répartition des langues dans le monde a reflété celle de la puissance » (Hungtington, 1996, p. 70). Ainsi, selon lui, aux États-Unis, l’anglais et la religion protestante, en tant que traits définitoires originels de la civilisation états-unienne, se voient désormais menacées par les Hispaniques, et en particulier, par les Mexicains.

Il est évident que la vision de Huntington est parcellaire et partisane. Il n’est donc pas inutile de rappeler que ce qu’il prend le parti de dénommer « chocs » civilisationnels, a aussi généré des formes de civilisations nouvelles/inédites qui ont contribué à créer des liens entre des régions du monde qui, a priori, n’avaient pas grand-chose en partage. On pense, par exemple, à la Traite négrière, qui, à partir de l’Europe et depuis l’Afrique, a provoqué le déplacement forcé de millions d’africains en Amérique. Le commerce triangulaire a donc mis en contact les peuples européens et africains, peuples « anciens », avec un tiers espace « américain » qui a vu l’apparition progressive de gens « nés dans cette partie du monde ». Se sont ainsi développées, au sein de ce tiers espace, des cultures dont les dénominations ne vont pas sans poser problème : indigènes, créoles, afro-descendants, Caribéens, etc.

Nous avons donc choisi ici d’examiner devant vous les termes qui ont été retenus pour désigner, dans la Caraïbe, les « produits » de ces contacts de cultures ou civilisations, afin d’analyser ce que ces désignations nous disent des divers types de conceptualisation qui sont en jeu. Autrement dit, il s’agit de réfléchir aux rapports entre modes de désignation et manière de conceptualiser les relations qui se nouent entre diverses cultures, suite à leur mise en contact.

À première vue, et de façon assez spontanée, deux grands types de conceptualisation de ces relations paraissent émerger, à savoir :

  • une conceptualisation fondée sur la reconnaissance d’une matrice originelle, extérieure au lieu d’implantation de la civilisation « produite ». C’est le cas, par exemple, lorsque les populations nées dans la Caraïbe choisissent de se reconnaître et de s’identifier comme « afro-descendants » ;

  • une conceptualisation fondée sur la reconnaissance d’une ou de plusieurs matrices, non plus extérieures cette fois, mais intérieures, c’est-à-dire relevant du lieu d’implantation lui-même, de la civilisation « produite ». C’est le cas, par exemple, lorsque les populations nées dans la Caraïbe choisissent de se reconnaître et de s’identifier comme « créoles » ou « caribéens ».

Toutefois, ces deux types de conceptualisation nous semblent insuffisants à rendre compte de la complexité que revêt, dans nos sociétés contemporaines, le rôle géopolitique et géo-symbolique des migrations. Il semble bien en effet que, plus que les lieux d’origine fixes qui tendaient auparavant à définir les « identités », les migrations constituent désormais un mode pertinent de définition des « sujets », en ce que ces derniers sont comme pris dans une dynamique qui les conduit à multiplier les identifications en négociant avec les « identités » qui leur ont été assignées par leur venue au monde dans un lieu d’origine (être né au Bénin par exemple), celles qui leur sont imposées par les préjugés et représentations en vigueur (être Noir) et celles dans lesquelles ils choisissent finalement de se reconnaître (être un citoyen du monde). C’est pour rendre compte de ces logiques de négociations qu’il nous a paru souhaitable de mettre en évidence, outre les deux premiers, un autre type de conceptualisation dont le socle serait moins une civilisation donnée qu’un individu en prise avec plusieurs civilisations ou cultures relevant potentiellement de plusieurs « nations » ou « états », d’où le terme de « méta-national » ou « transnational » que nous retiendrons, en lien avec des catégories raciales et/ou culturelles en perpétuel mouvement.

Nous envisagerons donc, dans un premier temps et de manière séparée, les deux premiers types de conceptualisation, avant d’envisager le troisième qui ne peut être véritablement compris que dans les rapports de complémentarité et d’opposition qu’il entretient avec les deux autres.

Pour illustrer cette réflexion, nous nous appuierons sur les « civilisations » ou « cultures » issues du commerce triangulaire, soit de la Traite négrière.

Premier type de conceptualisation des « résultantes » du contact de civilisations ou de cultures : la diaspora noire et le panafricanisme

Si l’on se réfère à la Traite transatlantique, il est évident que l’on évoque l’un des déplacements majeurs de populations que le monde ait jamais connus, avec pour trait remarquable le caractère contraint et forcé de ces déplacements que l’on pourrait aussi dénommer « déportations ». Depuis l’Afrique comme on le sait, des millions d’Africains ont été capturés pour être déportés en Amérique et dans la Caraïbe. Une fois là-bas, ils se sont battus pour survivre dans les plantations où ils ont été réduits en esclavage.

Dans son ouvrage, La isla que se repite, Antonio Benitez Rojo (1989) montre comment sur les espaces côtiers de la Caraïbe, s’est créée une civilisation où l’Afrique continue de vivre, certes selon des modalités diverses, mais avec néanmoins un certain nombre de traits récurrents et spécifiques permettant d’identifier ce que Roger Bastide a choisi de dénommer « Les Amériques noires » : « Il est aisé de supposer que cette vaste population de centaines de milliers d’hommes et de femmes, d’origine africaine, a conservé plusieurs traits de ses coutumes, et parmi eux, les cultes interdits par les autorités ecclésiastiques1 » (Benitez Rojo, 1989, p. 88).

Le recours à l’adjectif « noire » que privilégie Roger Bastide et qui pourrait surprendre, se justifie par l’importance qu’a prise la catégorie raciale dans la définition de ces cultures qui sont nées en quelque sorte de l’invention de la catégorie de la couleur comme critère premier, dans le Nouveau Monde, de mise en œuvre d’une hiérarchie raciale, doublée d’une exploitation sociale forcenée :

En d’autres mots, si nous recherchons la transversalité d’un lien en l’associant forcément à une matrice en mesure de produire une identification commune, ce n’est pas vers un foyer originel d’ordre étatique, territorial ou même communautaire qu’il faut se tourner, mais vers l’existence d’une catégorie de sens, la catégorie raciale, dotée d’une efficacité telle qu’elle parvient à contraindre et orienter toute élaboration sociale au sein des collectifs formés par les descendants d’esclaves aux Amériques (Chivallon, 2004, p. 44).

Comme l’indique Christine Chivallon, pour justifier le scandale de l’esclavage, a été déployée toute une armature conceptuelle visant à justifier l’asservissement de ces millions d’Africains : raciale, intellectuelle, sociale, etc. Ainsi, au-delà même de la catégorie raciale, le terme « noir » renvoie aussi, non seulement à un passé commun d’esclavage, d’humiliation et d’animalisation, mais également à l’émergence d’une forme de civilisation reliée « culturellement » et « symboliquement » à l’Afrique noire : traces linguistiques, gastronomie, rites, religions, danses, musiques, etc. C’est pourquoi l’Afrique est spontanément perçue comme le lieu originel de la population noire des Amériques. Chivallon écrit ainsi : « Car quel lieu considérer comme originel pour la population noire des Amériques ? L’Afrique, dira-t-on spontanément » (Chivallon, 2004, p. 42). C’est que la capacité d’identification à l’Afrique reste forte, en raison précisément de la transmission de tout un patrimoine, notamment immatériel, commun à toutes les aires ayant connu la Traite, associée à une mémoire de la souffrance, que ce lien reste vivace :

L’invention d’une large communauté planétaire, réunie par sa couleur de peau, sourde aux frontières, s’accomplit au travers de ces diverses idéologies nationalistes qui « ramassent » la catégorie raciale. Elle est ce que M. Diouf [2004, p. 4] a décrit par ailleurs comme un « internationalisme noir » dont l’imaginaire « puise ses racines dans la race » et dans « les souffrances, la domination, l’exploitation, le mépris et la marginalisation » (Chivallon, 2004, p. 42).

Les études fondatrices de Roger Bastide en la matière ont, en effet, permis de mettre en évidence, une série de convergences culturelles et cultuelles qui confèrent une forte visibilité à l’héritage africain. C’est cette visibilité qui a permis aux premiers penseurs de la « cause noire » de conceptualiser les rapports entre l’Afrique et les Amériques noires au sein desquels la Caraïbe et le Brésil occupent une large place, sous la forme d’un lien de dépendance plus ou moins fort. D’un côté, on aurait une matrice civilisationnelle originelle, à savoir, l’Afrique comme terre mère, de l’autre, en Amérique, seraient nées des civilisations « dérivées » de cette matrice qui, bien que dispersées, auraient maintenu ce qu’il conviendrait d’appeler une « âme africaine ». Ce schéma qui suggère, on l’a dit, une forme de dépendance d’espaces civilisationnels secondaires par rapport à un espace civilisationnel premier, explique sans doute pourquoi a été retenu pour le désigner, le terme de « diaspora noire ».

Si le terme de « diaspora noire » met l’accent sur la dispersion et l’éparpillement de ces « traces d’Afrique » en Amérique et laisse entrevoir un schéma de type centrifuge, avec une matrice originelle africaine depuis laquelle s’exercent, dans les Amériques, ces « fuites », en revanche, la dénomination « afro-descendant » exprime parfaitement un lien généalogique, vertical, qui tend à traduire que le produit des contacts entre l’Europe et l’Afrique a pour résultante une Afrique excentrée. Comme on le voit, dans ce type de conceptualisation, seule prévaut la généalogie africaine. Tout se passe alors comme si la mise en contact des civilisations européennes et africaines, en lien parfois avec les civilisations amérindiennes, n’avait produit que des Africains vivant en Amérique.

Les termes de « panafricanisme » et de « nationalisme/internationalisme noir », pas toujours aisés à démêler, confirment la validité de cette interprétation, renforcée par l’usage du mot « noir », excluant toute référence à l’Europe. C’est d’autant plus vrai que certaines interprétations du panafricanisme et du nationalisme noir ont pour projet, soit le retour des « diasporas noires » vers l’Afrique, perçue comme terre ancestrale commune, soit l’installation des « peuples noirs » sur un territoire leur offrant la possibilité de créer un « état noir souverain », sorte d’Afrique « déplacée », mais toujours identifiable par le recours à la catégorie raciale (être noir) et la catégorie expérientielle (avoir subi l’expérience de la domination et de l’oppression). La référence à l’Afrique comme lieu géographique du retour n’est donc pas constante, l’Afrique pouvant être « remplacée » par une terre d’accueil autre, appelée à devenir « état noir souverain ». C’est ce que cherche à expliciter Christine Chivallon lorsqu’elle écrit :

Cette dissociation d’avec la référence africaine implique que le panafricanisme et le nationalisme, bien que très proches et recouvrant souvent des réalités communes, méritent d’être différenciés. Le premier cherche à rassembler les Noirs dispersés et à construire l’unité des peuples africains et de la diaspora, alors que le second formule la volonté politique d’un état souverain (Chivallon, 2004, p. 50).

Quoi qu’il en soit, l’Afrique, qu’elle soit géographique ou symbolique, reste la matrice de référence, le lieu vers lequel devraient converger les « diasporas noires », même si ce lieu, pour un intellectuel comme Du Bois, absolument pas « émigrationniste » doit rester les États-Unis d’Amérique. Ce qui se joue, depuis la matrice originelle qu’est l’Afrique, engage donc deux éléments non toujours superposables :

  • une quête identitaire, enracinée dans l’héritage africain comme lieu d’appartenance symbolique (internationalisme noir) ;

  • la création ou non d’un État noir souverain (nationalisme noir) ou encore le retour des diasporas noires vers l’Afrique (vision émigrationniste/panafricanisme).

On voit donc comment la conceptualisation des « civilisations » de l’Amérique issues de la Traite négrière a pu s’élaborer sur la base de diverses désignations : « les Amériques noires », « les diasporas noires », ne retenant qu’une seule matrice originelle, l’Afrique, à l’exclusion de toute autre, quand bien même les phénomènes de métissage entre l’Europe et l’Afrique étaient légion. Cet effacement idéologique des apports européens contribue ainsi à une configuration conceptuelle où l’Afrique règne en matrice originelle incontestée et où les populations issues de ce brassage sont perçues comme étant destinées, coûte que coûte, à récupérer cet héritage africain qui leur a été volé par les Européens.

Pour rappel, après des siècles d’esclavage et des décennies de mises en œuvre d’un racisme systémique à l’égard des afro-descendants, l’Afrique, réelle ou imaginée, géographique ou symbolique, apparaît comme le seul lieu de ré-humanisation possible, la matrice originelle certes, mais aussi, et peut-être surtout, la matrice de régénération et de dignification de l’Homme noir.

Dans ces conditions, que ce soit vers le Sierra Leone, le Ghana ou le Liberia, les expériences effectives de retour des « diasporas noires » se sont multipliées, montrant, de manière moins paradoxale qu’on ne pourrait le croire, la difficulté du retour, due à l’altérité parfois grande des Noirs de la diaspora et des Noirs d’Afrique. Ainsi, si l’on prend l’exemple des Africains-Américains qui ont cherché à s’installer en Afrique, certains travaux ont montré qu’ils ont eu beaucoup de mal à s’intégrer du fait de ce que Du Bois a dénommé leur « double conscience », à savoir, le fait de se reconnaître « africain » mais d’être indubitablement « américain » (Sidibé, 2020). Pour W.E.B Du Bois, les Noirs d’Amérique sont indissociablement Américains, par la religion, la langue, la nationalité, et « nègres » par l’appartenance à une race historique. L’élaboration de cette conception d’une identité duelle fut concrétisée par le fameux nom de « double conscience » que l’on trouve dans le premier chapitre de The Souls of Black Folk de cet auteur (Du Bois, 2004).

C’est à sa façon ce qu’exprime James Baldwin quand il écrit :

Le Noir américain a en Amérique une tradition historique bien définie et légitime, parfois douloureuse aussi, mais c’est là le seul lieu où se situe cette tradition, tout simplement parce que l’Amérique est le seul lieu où existent les Noirs américains. Il est, comme disait William Carlos Williams, « un pur produit de l’Amérique » (Baldwin, 2007, p. 33).

Le terme « noir » masque donc des réalités profondément divergentes qui explique pourquoi il se trouve souvent complété par un adjectif venant spécifier de qui on parle : parler d’« africain » n’est pas la même chose que de parler d’« africain-américain » ou de « afro-caribéen ». Les échecs, au moins partiels, de nombreux projets de retour sur la terre africaine, s’expliquent aussi en partie par ces traits d’union.

Deuxième type de conceptualisation des « résultantes » du contact de civilisations ou de cultures : la créolite et/ou le métissage

À ce type de conceptualisation, s’oppose un autre type qui vise à poser la matrice originelle des civilisations issues de la Traite transatlantique et implantée dans les Amériques, non pas en Afrique, mais dans les Amériques elles-mêmes. Il ne s’agit plus de restaurer l’Afrique comme matrice centrale des peuples caribéens mais de scruter au plus près, pour mieux le définir, ce qu’a produit la mise en contact de l’Europe, de l’Afrique et des autres civilisations en présence, à partir du postulat suivant : les populations africaines transplantées dans les Amériques ont créé, au contact des Européens et des autres composantes présentes, des cultures inédites, et donc nouvelles. Si matrices il y a, elles sont plurielles, en ce qu’elles rassemblent ces apports européens, africains, amérindiens, indiens. On se souvient de la définition que propose L’éloge de la créolité du caribéen dit « Créole » : « Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles » (Bernabé, Chamoiseau, Confiant, 1980, p. 13).

On voit donc que le deuxième type de conceptualisation engage une perception tout à fait différente de la mise en contact de civilisations, dans la mesure où elle vise à manifester que les déplacements de populations générés depuis un espace originel ont créé de nouvelles matrices, depuis lesquelles ont vu le jour des civilisations nouvelles (créolisation, antillanisation, métissage…). Ces nouvelles matrices n’en restent pas moins reliées à des matrices premières (Afrique, Europe, Inde, etc.), mais sans que celles-ci soient appréhendées comme les surdéterminant. Les rapports entre composantes sont perçus comme horizontaux et non dans une quelconque verticalité. Le lien généalogique unique et vertical à l’Afrique est rompu et remplacé par des liens pluriels et concentriques à l’ensemble des « civilisations » en présence.

Ainsi, dans la perspective de Bernabé, Chamoiseau et Confiant, la Négritude d’Aimé Césaire qui avait pour objectif de restaurer la place de l’Afrique dans les Amériques est une phase nécessaire, mais seulement une phase, c’est-à-dire une étape dans le processus de définition de l’être-au-monde caribéen. En effet, selon eux, la Négritude césairienne ne saurait, à elle seule, suffire à rendre compte de la complexité des identifications qui se sont créées dans cet espace multi-ethnique et multiculturel qu’est, à leurs yeux, la Caraïbe, lesquelles identifications ne peuvent se réduire à une généalogie africaine unique. C’est en ce sens qu’ils qualifient Césaire d’anté-créole (Bernabé, Chamoiseau, Confiant, 1980, p. 18), comme pour inscrire sa démarche dans un processus de définition identitaire dont la Créolité serait en quelque sorte le point final. Notons que cette créolité, redéfinie par Édouard Glissant en termes de créolisation Glissant, 1990 ; 1996), s’est elle-même vu dépassée.

C’est également le point de vue qui se trouve développé dans La isla que se repite d’Antonio Benitez Rojo dont la première édition a été publiée la même année que l’Éloge de la créolité :

Ceci étant posé, les chercheurs et les écrivains caribéens d’aujourd’hui, bien qu’ils aient plus ou moins délaissé le centralisme de l’opposition « victimaire/victime », caractéristique de la Négritude et du discours anticolonialiste, se sont attelés à l’entreprise de construire diverses modalités destinées à rendre compte d’une pensée créolisée ou métisse, dans des perspectives que l’on pourrait qualifier de « déconstructivistes » et qui s’ajustent bien mieux [que la perspective postmoderne trop occidentalo-centrée] aux réalités de la Caraïbe2 (Benitez Rojo, 1989, p. 378).

Les perspectives qu’évoque Benitez Rojo sont clairement postcoloniales et décoloniales, dans la mesure où elles cherchent à examiner l’ensemble des processus de domination à l’œuvre ayant conduit à l’invention de « sujets dominés » à la fois au plan cognitif, économique, social et politique, au point que ces sujets participent souvent à leur propre oppression. La créolisation qui s’est produite dans ces terres américaines, et qui a généré une « civilisation » nouvelle, a été marquée par la violence de la colonisation et de la Traite négrière, mais cette violence ne finit pas d’être.

C’est sans doute pourquoi, on note de nos jours, ce qui apparait comme un « retour du refoulé », à savoir, dans les Antilles françaises, et notamment en Martinique, un rejet de la Créolité, associée à une résurgence très forte de la revendication de l’héritage africain, corrélée à la demande des réparations de l’esclavage. En témoignent le déboulonnage des statues, le changement de patronyme européen pour des patronymes africains et le rejet des religions chrétiennes comme autant de manifestations d’une volonté marquée de réappropriation de l’Afrique. Dans cette logique, les théories de la créolité, du métissage et de la créolisation qui caractérisent le deuxième type de conceptualisation, sont interprétées comme autant de formes de trahison à la « cause noire », dans la mesure où, selon les partisans de ce néo-afrocentrisme, au lieu de stigmatiser ce qui est conçu comme une « européanisation forcée des Africains » lors de l’esclavage, les penseurs de la Créolité et du métissage, revendiquent cette européanisation et l’intègrent au même titre que l’apport africain, comme si ce brassage des cultures s’était effectué de manière naturelle et sans violence ni contrainte.

Ils reprochent en quelque sorte aux tenants des idéologies de la Créolité et du métissage de considérer que la violence a pu générer un monde vivable et créatif, un monde non‑mortifère.

Troisième type de conceptualisation des « résultantes » du contact de civilisations ou de cultures : la relation glissantienne, ses présupposés et ses prolongements

Comme on le voit, les deux premiers types de conceptualisation, quoique distincts, ont tout de même un point de convergence essentiel : le maintien de la notion de « matrice(s) originelle(s) », vue dans son unicité ou sa multiplicité. Or, cette notion de « matrice(s) originelle(s) » ne nous paraît plus nécessairement opératoire dans notre monde contemporain, marqué par les expériences de migrations. C’est pourquoi il nous paraît important d’explorer un troisième type de conceptualisation, au travers du concept de « Relation » proposé par Édouard Glissant. Nous entendons relier ce concept de « Relation » à celui de « mondialisation » (et non pas de « globalisation »), afin d’examiner comment la conceptualisation des rapports entre civilisations évolue, dès lors que l’on considère la « teneur de sens d’une expérience collective méta-nationale d’appartenance au monde », et non plus celle associée à des berceaux ou foyers premiers de civilisation.

Comment le langage peut-il rendre compte de ce concept de « Relation » qui emprunte au rhizome plus qu’à la racine et perçoit les contacts de civilisations, dans une forme de radicalité « méta-nationale », « méta-civilisationnelle » ?

Revenons quelque peu à ce que nous disions au début de cet exposé, c’est-à-dire à la référence aux deux textes d’Huntington, tout autant qu’aux deux types de conceptualisation évoqués. Que voit‑on ?

  • Il y a toujours une origine, une matrice première, c’est-à-dire une autochtonie fondatrice. Mais qui est autochtone et qui ne l’est pas ?

  • La question de l’autochtonie pose donc celle de la légitimité à habiter la terre. Elle suppose donc d’emblée des exclusions et des impostures. Ainsi, Huntington ne fait aucune référence aux peuples autochtones qui peuplaient l’Amérique du Nord avant l’arrivée de ceux qu’ils appellent les « Pères fondateurs » et qui renvoient aux immigrants anglais et protestants qui ont fondé les treize premières colonies d’Amérique. Il considère ainsi que la seule matrice pertinente est celle de ces fondateurs qu’il tient pour premiers. De fait, toutes les autres vagues d’immigrants sont secondes, voire secondaires et le primat qui devrait, dans sa perspective, revenir aux peuples autochtones est passé complètement sous silence et attribué à ces « Pères fondateurs » qui sont eux-mêmes des migrants.

  • À chaque individu est assigné une « identité » qui est interprétable la plupart du temps en termes de « pays d’origine », « nation ».

Ce qui frappe donc, dans ce type de discours, c’est la mémoire perdue de la migration comme expérience fondamentale, voire originelle, de la fondation. Tout se passe comme si les « fondateurs » ne se reconnaissaient que comme « autochtones » et non pas comme « migrants primitifs ». L’effacement de cette expérience de la migration a pour effet de masquer la violence primordiale qui a rendu possible la fondation et de déclarer l’autochtonie comme allant de soi. C’est pourquoi le roman de Mérine Céco intitulé Le pays d’où l’on ne vient pas (Céco, 2021) nous paraît formuler l’hypothèse heuristique de la migration comme origine fondatrice. En partant de l’hypothèse que le pays où l’on a grandi est celui d’où l’on ne vient pas, on s’autorise à retracer un parcours expérientiel et existentiel où la migration est la matrice fondatrice d’un non-lieu originel et où les divers lieux traversés au cours d’une existence sont tous susceptible de générer de nouvelles identifications.

Dans ces conditions, les contacts entre civilisations et cultures ne sont plus appréhendés comme devant se produire entre des « blocs » ou des « tribus », mais au sein d’un même individu qui se voit en quelque sorte « traversé » par des éclats de civilisation qu’il recompose plus ou moins consciemment pour se forger ses propres identifications, terme qui, à la différence du terme « identité », ne fige rien mais engage l’idée d’un processus permanent de recomposition de soi.

En ce sens, un individu donné ne se définit plus en tant que citoyen d’une nation ou d’un État, porteur d’une certaine culture, langue ou religion, mais à partir de ce que ses expériences de migrations lui auront donné à voir et à comprendre de lui, du monde et des autres. L’individu porte ainsi en lui un ferment trans-étatique, transnational qui fait qu’il ne se reconnaît plus comme « enraciné » dans un lieu unique. Comme le dit Glissant : « Le lieu qui nous est particulier est le lieu où l’on est, où l’on est né, c’est notre pays ; et le lieu qui nous est commun, c’est le Tout-Monde » (Glissant, 2002, p. 32).

Pourtant les choses sont loin d’être si simples. Une question récurrente se pose et demeure : En quoi consiste la relation entre le lieu particulier et le « lieu-commun ». Dit autrement, comment peut-on concilier « l’attachement au point singulier du monde qu’est le lieu et le sentiment d’appartenance à l’univers ? » (Rosemberg, 2016).

En pensant le lieu comme relatif, Glissant offre la possibilité de ne pas s’enraciner dans un lieu unique mais de s’ouvrir à tous les lieux sans tomber dans le piège des pensées de système (Glissant, 1996, p. 130). Si chaque individu devient un foyer de créolisation, c’est-à-dire un lieu de « mise en contact accélérée et massive de peuples, de langues, de cultures, de races, de conceptions du monde et de cosmogonies » (Rosemberg, 2016), alors les mises en contact de civilisations entières ne relèveront plus de l’affrontement ni de la confrontation mais de la rencontre, du dialogue et de l’échange féconds.

C’est pourquoi Glissant se montre très attaché au préfixe « tion » de « créolisation » qui, à la différence du préfixe « té » de « créolité », engage un processus et non pas une rigidité, une fixité, un enfermement. Ainsi la créolisation est un processus jamais achevé, tandis que la créolité, en dépit de son indéniable mouvement d’ouverture, peut se prévaloir d’une identité figée. De fait, seule la créolisation peut aboutir à la « mondialité » comme « mise en contact de cosmogonies ».

En étant déterminé par ses migrations plus que par son enracinement dans un lieu unique, en se montrant ouvert à l’imprédictibilité, non comme dilution de son « identité » mais comme « ouverture à la richesse inouïe de l’autre et du vivant, chaque individu devient à lui seul un creuset de civilisations, de cultures, de langues et de cosmogonies.

Cette démultiplication de répertoires identitaires ferait qu’aucun « ‘méta-récit’ communautaire » (Chivallon, 2004, p. 56) ne serait en mesure de s’imposer comme dominant et que chacun, à sa manière, serait en capacité, pour en revenir à l’étude de cas qui a été la nôtre durant cette réflexion « d’oublier l’Afrique et de se la remémorer (Chivallon, 2004, p. 56), de la même manière qu’il serait en mesure d’oublier et de se remémorer l’Europe, l’Asie et l’Océanie », puisqu’il se sentirait d’Afrique comme d’ailleurs.

Visée utopique sans doute mais qui a au moins le mérite de penser le vivable sans violence ni déchirement et de ne pas postuler un exil permanent face à une origine excentrée.

Bibliographie

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Chivallon, Christine, La diaspora noire des Amériques. Expériences et théories à partir de la Caraïbe, Paris, CNRS Éditions, 2004.

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Rosemberg, Muriel, « La géopoétique d’Édouard Glissant, une contribution à penser le monde comme Monde », L’Espace géographique [En ligne], n° 4, 2016. [https://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2016-4-page-321.htm] (consulté le 6 mai 2021).

Sidibé, Bréhima, « Afrique imaginée et expérience des “retours” : l’exemple du Ghana, de W.E.B. Du Bois à nos jours », thèse de doctorat soutenue le 15 décembre 2020 à l’Université de Perpignan, non encore publiée.

Notes

1 La traduction est de nous. Le texte espagnol est le suivant : Es fácil suponer que esta vasta población de centenares de miles de hombres y mujeres, de origen africano, mantuvo muchas de sus costumbres, entre ellas los cultos prohibidos por las autoridades de la Iglesia. Retour au texte

2 La traduction est de nous. Le texte espagnol est le suivant : Así las cosas, los más conocidos investigadores y escritores caribeños de hoy, si bien han abandonado en mayor o menor grado el centralismo de la oposición victimario/víctima, característico de la Négritude y del discurso anticolonialista, se han dado a la empresa de construir diferentes modalidades de un tipo de pensamiento acriollado o mestizo que aun pudiendo ser calificado de descontructivista, se ajusta mejor a las realidades del Caribe. Retour au texte

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Référence électronique

Corinne Mencé-Caster, « Approche critique des modes de dénomination des expériences du contact appliqués aux populations « noires » : panafricanisme, diasporas, créolisations, relation… Quelles ruptures ? Quels renouveaux ? », Sociocriticism [En ligne], XXXVI-1-2 | 2022, mis en ligne le 15 juillet 2022, consulté le 18 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/sociocriticism/3244

Auteur

Corinne Mencé-Caster

Professeure, Sorbonne Université
RELIR-CLEA