La poésie « brise-glace » de Lotte Kramer (1923-). Trois poèmes traduits

La poésie « brise-glace » de Lotte Kramer (1923-). Trois poèmes traduits

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Texte

Moi, Eva Almassy, la langue française m’a faite écrivain, mais c’est la langue de ma mère qui m’a faite telle que je suis encore, Almassy Eva, en la – relative – perfection de mes membres, y inclus les R roulés et l’accent tonique.

Comme l’indique le patronyme qui signe à deux reprises cette phrase, ce n’est pas Lotte Kramer qui s’exprime ainsi, mais Eva Almassy, romancière et essayiste française d’origine hongroise, dans un essai qui témoigne, à travers un extrait de son « CV d’écrivain », de l’incorporation d’une langue française avec laquelle, prenant sa revanche sur la fracture de l’exil, elle entend jouer le plus librement possible :

Mère-patrie : la Hongrie. Je suis née à Budapest. J’ai eu une enfance heureuse. J’ai été Petit Tambour, puis Petit Pionnier, j’ai eu ma jeunesse Communiste. Du rouge autour du cou. Puis le pain noir de l’exil. L’encre noire des livres. La France m’a offert l’asile politique, je lui ai pris sa langue. Telle est mon histoire intime. Je n’ai pas d’autre histoire que celle-ci : j’ai appris le français, je veux écrire le plus beau français du moment .

Tout comme Eva Almassy, tout comme Eva Figes (1932-2012) dont l’œuvre romanesque et autobiographique a été célébrée par un ouvrage récemment paru , Lotte Kramer, poète britannique d’origine allemande et juive, née à Mainz en 1923, s’inscrit dans la lignée de ces figures littéraires qui portent en elles la mémoire des remous d’une partie de l’Histoire du XXe siècle et des douleurs engendrées par celle-ci. Son parcours existentiel et artistique s’est édifié sur l’expérience du Kindertransport (ou Children’s Transports ,longtemps reléguée au silence en raison de la nécessité de faire triompher la vie envers et contre tout : les blessures, la rancœur, les échos diffus d’un monde en perdition, logés au tréfonds de l’intime, « lointain intérieur » amené, tôt ou tard, à reprendre ses droits par le pouvoir « briseur de glace » des mots et, singulièrement, de la parole poétique .Un « lointain intérieur », une zone dont Eva Figes, qui connut elle aussi l’exil en Angleterre pour fuir l’horreur nazie avec sa famille, a tenté de donner la mesure abyssale dans son ouvrage autobiographique Tales of Innocence and Experience:

[…] a childish song in an unused language will ring in the hollow of my skull for hours, flowers reassume the names by which I first knew them, and culinary flavours refuse to translate .

Les poèmes de Lotte Kramer – seulement traduits en allemand et en japonais à ce jour –sont un témoignage de cette errance entre deux mondes, évoquant la détresse d’un abandon et d’un départ précipité, une arrivée dans la grisaille d’une terre inconnue, une chaleur bientôt retrouvée, une joie renaissant sur les cendres du passé, une conscience langagière inextricablement nourrie de deux idiomes, de deux imaginaires, Dickens et Schubert composant tour à tour l’horizon de l’enfance exilée (« Ode to Margaret Fyleman ») .Tout en se faisant éloge de la diversité et de l’accueil, des joyaux artistiques offerts à l’enfant par ce mélange linguistique et culturel, le kaléidoscope de figures qui se succèdent au fil des poèmes n’en font pas moins pleinement éprouver le vertige de l’innommable : perte des origines et des repères, vertige et incertitude de l’abandon (« Exode »), perte du processus d’identification entrepris dès la première enfance et qui constitue le socle de toute une construction individuelle. De la mère précocement quittée à la famille d’accueil (« Exode », « Ode to Margaret Fyleman »), du terreau langagier d’origine à « l’île d’adoption » où les pas et la langue se font à jamais hésitants (« Bilingual »), résonne ce sentiment d’appropriation balbutiante d’un territoire lui-même toujours en voie de détermination, règne d’un indéfini sans cesse reconfiguré par les forces antagonistes des surgissements du passé et des ancrages dans l’instant présent. Par ce jeu de contrastes même, les poèmes déclinent les images d’un « tangage » du langage devenu « mode de réflexion » , questionnement perpétuel du signe, de la référence, de la figure tutélaire charnelle ou linguistique, comme l’illustrent les métaphores à l’œuvre dans « Bilingual » ainsi que l’importance dévolue au corps – voix, chant, regard chaleureux – de la mère de substitution dans « Ode to Margaret Fyleman ».

Des noms de fleurs aux saveurs culinaires qui, chez Eva Figes, refusent obstinément de franchir la frontière du territoire langagier de l’enfance, du « corps étranger » d’Eva Almassy aux phrases allemandes « campées sur les rives » de la mémoire de Lotte Kramer ,la conscience aiguë du langage est tout entière dans la résistance de la langue première, assimilable à ce « territoire inaliénable […] qu’aucune barbarie n’aura pu enténébrer » évoquée par Mireille Gansel . L'émergence, dans l’intimité du souvenir, des vocables allemands (« Bilingual »), alors même que ces derniers n'ont que très rarement droit de cité dans les échanges quotidiens, ne peut s’entendre autrement. À la langue présumée morte, associée à la perte et à la souffrance, se substitue une langue réinvestie par la mémoire quasi intacte des phonèmes qui permet à l'être en exil de retrouver les assises de son idiome primordial. Pour individuelle qu’elle soit à travers l’expression poétique choisie ici par l’auteur, cette démarche n'est en aucun cas éloignée de celle qui est à l'œuvre dans la plupart des textes d'Eva Figes : balbutiement, syllabisme, indétermination spatio-temporelle, assauts subreptices des mots allemands de l’enfance – tel ce Schmetterling (papillon) attrapé au vol des souvenirs – , y marquent une instabilité langagière incessante en forme d’éternel retour à ce je révolu et relégué au silence, « cet autre moi-même dont je cherche à me faire entendre » .

Porteurs de mémoire, de tout un pan de notre Histoire commune et de traumatismes que seuls l’art et la littérature peuvent exhumer pour l’« espèce fabulatrice » que nous sommes, ces mots doivent aussi résonner en français tout comme, on peut l’espérer, ils s’épanouiront aussi un jour dans d’autres langues. J’ai tenté d’en retrouver la petite musique intérieure, immanente, celle qui, en-deçà des idiomes, fait entendre un rythme, un élan, une voix, déclinaisons de ce « délicat sismographe au cœur du temps » qui signe cette entreprise de traduction aussi majeure que paradoxale que constitue elle-même la parole poétique, tout particulièrement lorsqu’elle s’encre des vertiges identitaires de l’exil : la traduction d’un indicible.

EXODE

For all mothers in anguish
Pushing out their babies
In a small basket
To let the river cradle them
And kind hands find
And nurture them
Providing safety
In a hostile world:
Our constant gratitude.
As in this last century
The crowded trains
Taking us away from home
Became our baby baskets
Rattling to foreign parts
Our exodus from death.
 
 

EXODE

Ces mères en détresse
Qui abandonnent leur bébé
À un petit panier
 
Bercé au long de la rivière
Vers des mains charitables
Qui sauront l’élever

Lui apporter la quiétude
Parmi un monde hostile,
Qu’elles soient louées à jamais.

Ainsi en ce siècle écoul
Les trains bondés
Nous emportant loin de chez nous
 
Devinrent nos paniers d’enfants
En route vers un monde étranger,
En exode pour fuir notre mort.
 
 

BILINGUAL

When you speak German
The Rhineland opens its watery gates,
Lets in strong currents of thought.
Sentences sit on shores teeming
With certainties. You cross bridges
To travel many lifetimes
Of a captive's continent.
 
When you speak English
The hesitant earth softens your vowels.
The sea – never far away – explores
Your words with liquid memory.
You are an apprentice again and skill
Is belief you can’t quite master
In your adoptive island.
 
Myself, I’m unsure
In both languages. One, with mothering
Genes, at once close and foreign
After much unuse. Near in poetry.
The other, a constant love affair
Still unfulfilled, a warm
Shoulder to touch.
 
 

BILINGUE

Parler allemand, c’est
La Rhénanie qui ouvre ses écluses
À de puissants courants de pensée ;
Les phrases campées sur les rives, gorgées
De certitudes. Des ponts que l’on franchit
Pour traverser le continent
Des vies multiples de l’exilé.
 
Parler anglais, c’est
La terre instable où s’alanguissent les voyelles ;
La mer – toujours proche – qui s’immisce
Dans les mots en bruissement liquide.
On se retrouve apprenti, certain
D’errer toujours un peu
Dans son île d’adoption.
 
Et moi, j’hésite
Dans les deux langues. L’une m’a nourrie
De ses gènes, intime mais étrange
Après tant de silence. Sa poésie m’est proche.
L’autre : une longue histoire d’amour
Inassouvie, la chaleur
D’une épaule où s’appuyer.
 

ODE TO MARGARET FYLEMAN

[who met our Kindertransport]

She met us in a grim-grey station
And warmth spilled from her eyes,
A light on that smoke-filled morning:
Surrounded and spread from her side.
 
Her Irish voice was melodious,
Her exuberance infected us all,
She could love and hate profoundly
And her temperament held us in thrall.
 
There was space for us in her house,
Quite bohemian in every way,
And she cooked huge meals on her kitchen range
In a slap-dash manner each day.
 
We all flocked to her for protection,
Refugees from life and war,
And her Schubert songs and her Dickens
Filled our evenings by the fire.
 
So this ode to her and her memory
For the life of art she shared
With a generous heart and gesture
That lives on and defies the world.
 
 

ODE À MARGARET FYLEMAN

[qui a accueilli notre convoi d’enfants]

Dans une gare lugubre on la vit,
Et son regard nous réchauffa,
Lumière irradiante dissipant
La brume grise du matin.
 
La musique irlandaise de sa voix,
Son exubérance contagieuse,
Ses passions, ses haines extrêmes,
Tout son être nous fascinait.
 
Sa maison nous était ouverte,
Tout y avait un air bohème,
Sur son fourneau elle préparait
Chaque jour des festins de fortune.
 
Nous cherchions auprès d'elle un havre,
Fuyant notre vie et la guerre.
Ses airs de Schubert, ses lectures de Dickens
Faisaient nos soirs au coin du feu.

Cette ode pour elle, pour sa mémoire,
Pour tout l'art qu'elle a partagé,
Offrande d’un cœur généreux
À jamais là, défiant le monde.

Citer cet article

Référence électronique

Nathalie Vincent-Arnaud, « La poésie « brise-glace » de Lotte Kramer (1923-). Trois poèmes traduits », La main de Thôt [En ligne], 5 | 2017, mis en ligne le 02 janvier 2024, consulté le 27 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1183

Auteur

Nathalie Vincent-Arnaud

Université Toulouse Jean Jaurès

Professeur

nathalie.vincent-arnaud@univ-tlse2.fr

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