Dióti dèn synemorfóthin… : traduire la diglossie grecque

Résumés

Cet étude explore la complexité des relations qu’entretiennent le grec savant, ou katharévousa, qui est une langue construite, une langue de compromis forgée à partir des travaux de lettrés, et la dimotikí, et le grec d’usage courant, avant d’aborder les problèmes qu’elles posent au traducteur : il convient tout d’abord de rappeler les circonstances dans lesquelles est apparue la diglossie grecque, puis de l’étudier en confrontant les enjeux de ce phénomène à des tentatives de traduction : comment traduire les interactions structurées par ces deux « langues » lorsqu’elles se côtoient dans la fiction littéraire, ou quand des œuvres artistiques populaires en exploitent les potentialités pragmatiques ?

This paper aims to explore the complex relationships between katharévousa, or formal Greek — a made-up language, or a compromise set up from literary works — and dimotikí, or demotic Greek. Then we will study some cases to show some of the problems translators are faced with. We will first review the circumstances that caused Greek diglossia to appear, then we will explore it by confronting the phenomenon to translated samples. The main point is to show how translators can solve the problems set by those interactions when structured by the two “languages” in a literary piece, or when popular art works make use of their pragmatic potentials.

Plan

Texte

Introduction

« Διότι δὲν συνεμορφώθην » est le titre d’une chanson de Mikis Theodorakis datant de la dictature des colonels, qui évoque les arrestations et emprisonnements de militants, d’intellectuels et d’artistes opposants, déportés dans des camps ou des prisons sur les îles. Un élément marquant de cette chanson réside dans le refrain, repris dans le titre, Διότι δὲν συνεμορφώθην πρὸς τὰς ὑποδείξεις (« Attendu que je ne me suis point conformé aux indications »), évocation du genre de formule qui accompagnait une interdiction ou une répression1. Cette phrase est écrite en grec savant, la langue « pure » ou katharévousa (littéralement « purifiante »). On imagine les problèmes que pose la traduction de cette chanson, pour rendre l’opposition entre langue courante et katharévousa, alors que le simple fait de citer cette phrase est en lui-même signifiant.

Pour comprendre les relations complexes qu’entretiennent ces formes de grec et les problèmes qu’elles posent au traducteur, il convient tout d’abord de rappeler les circonstances dans lesquelles est apparue la diglossie grecque, puis de l’étudier en confrontant les enjeux de ce phénomène à des tentatives de traduction : comment traduire les interactions structurées par ces deux « langues » lorsqu’elles se côtoient dans la fiction littéraire, ou quand des œuvres artistiques populaires en exploitent les potentialités pragmatiques ?

1. Diglossie grecque et émergence d’une langue nationale

1.1. Origines de la diglossie

En 1830, après plus de huit ans de guerre contre les Ottomans, le royaume grec, à peine indépendant, s’engage dans une entreprise primordiale, se doter d’une identité en rapport avec la Grèce antique2. Déjà, avant l’indépendance, la question s’est posée de l’identité linguistique de ceux que l’on recommence à appeler Grecs3, pour recréer, avec l’héritage socio-culturel et linguistique de l’Antiquité, une continuité dissoute par plus de mille ans de guerres, de migrations et d’occupation.

Quelle langue le nouvel État doit-il adopter ? Deux partis s’opposent à ce sujet : c’est le γλωσσικὸ ζήτημα, la « question de la langue ». D’une part, depuis le xviiie siècle, plusieurs dialectes tendent à s’unifier dans une langue populaire (dimotikí) commune, employée par les élites, les commerçants et certains écrivains et poètes. D’autre part, certains considèrent cette langue populaire comme inacceptable, tout en admettant qu’imposer à la population le grec ancien, encore employé dans la liturgie orthodoxe, pose des problèmes insurmontables.

La solution « officielle » adoptée consiste dans un programme de restauration et de correction, afin de créer une langue qui tienne compte de la langue parlée en la « corrigeant » pour aboutir à une langue nationale, qui réponde aux besoins d’une nation européenne moderne. Cette langue de compromis, forgée à partir des travaux de lettrés, comme Adamantios Koraïs (1748-1833), expatrié à Paris, c’est la katharévousa4.

1.2. Katharévousa vs dimotikí

On crée alors un grec artificiel, intermédiaire entre le grec ancien et la langue parlée de la poésie populaire. La katharévousa n’est pas une langue morte, mais ce que la sociolinguistique appelle une langue construite (Ausbau)5. Principalement mis au point par des grammairiens et des écrivains, ce programme dynamique de correction doit aboutir à une pratique. Virtuellement langue officielle de la Grèce de 1830 à 1976, elle devient langue littéraire (prose, principalement), et connaît même un usage oral, sans jamais être la langue maternelle de personne.

Constamment élaborée et perfectionnée, surtout au xixe siècle, la katharévousa a aussi comporté hésitations et incohérences, voire une part d’arbitraire — les écrivains « purificateurs » rivalisant en « pureté ». Par ses formes multiples et renouvelées, elle matérialise le continuum voulu entre grec ancien et langue parlée6. Cette dernière entretient un rapport complexe avec la katharévousa : censée corriger progressivement les habitudes des locuteurs, la katharévousa les a de fait influencées7, et a infléchi la diachronie de la langue grecque, en réinjectant des archaïsmes à différents niveaux du système et en donnant l’impression de rapprocher langue moderne et modèle antique. Enfin, dimotikí et katharévousa sont à la fois proches, donc plus ou moins intercompréhensibles (selon son degré d’éducation, un hellénophone ne parlant que la dimotikí peut comprendre à des degrés variables un texte en katharévousa), et éloignées : un texte peut être traduit d’une langue vers l’autre.

1.3. Diglossie et non bilinguisme

1.3.1. Définition

Le bilinguisme se définit par la coexistence, dans une même société, de deux langues, toutes deux sur un pied d’égalité (par exemple deux langues officielles) et employées par des personnes différentes. Ainsi Bruxelles est une ville bilingue. Pour désigner l’opposition entre deux langues, de même origine, mais coexistant avec un statut différent, la langue écrite, norme officielle, prestigieuse (« haute »), et la langue parlée de la rue, non enseignée, souvent dévalorisée (« basse »), on parle de diglossie8. Ferguson9 cite quatre situations de diglossies typiques :

  1. l’arabe classique, langue officielle de plusieurs pays, opposé aux variétés d’arabe dialectal, non enseignées, mais utilisées dans le cinéma, la poésie, etc. ;

  2. l’allemand standard (« haut ») s’opposant à l’alémanique parlé (Schwyzerdütsch, « bas ») dans certains cantons suisses ;

  3. le français, face au créole, issu du français, en Haïti ;

  4. la katharévousa (langue de l’État, de l’enseignement et de la presse jusqu’au xxe siècle) et la dimotiki, langue de la rue, de la poésie, du cinéma, de la chanson.

1.3.2. Enjeux sociolinguistiques et énonciation

La diglossie est une situation d’opposition « verticale », plutôt que de coexistence de systèmes concurrents. Si la création de la katharévousa s’appuie sur une identité nationale à construire, affirmée comme telle, elle oblige nécessairement le locuteur à assumer son statut sociolinguistique : il peut se positionner tantôt comme un individu ayant son histoire personnelle et sa subjectivité, tantôt comme un membre voire le représentant d’une collectivité transcendante.

La diglossie conditionne dès lors deux types d’actes de langage, à savoir

  • le discours de l’écriture littéraire en tant que construction d’écrivains sujets parlants ;

  • la mise en forme, dans la fiction, du discours des personnages qui sont l’objet de cette fiction.

La « question de la langue » se pose constamment dans la littérature grecque dès la création de la katharévousa. Jusqu’aux années 1880, la dimotikí est principalement employée pour la poésie, tandis que la prose est majoritairement écrite en katharévousa. La forme linguistique de la littérature grecque est donc mouvante, mais unifiée, avec une séparation en fonction des genres : on n’y retrouve pas l’opposition diglossique que connaît la société. Mais si, à partir des années 1880, une nouvelle génération d’écrivains étend l’emploi de la dimotikí à la prose, certains auteurs appuient alors leur écriture sur la diglossie, créant ainsi un type de texte dont l’hétérogénéité énonciative est d’un abord plus complexe, notamment pour ce qui est de la traduction.

2. Deux auteurs de la diglossie grecque : Georges Vizyinos et Alexandre Papadiamantis

2.1. Le Péché de ma mère de Vizyinos et une traduction d’Hélène Zervas

La vie de Vizyinos10 est marquée par le contraste entre des origines très modestes et une carrière littéraire européenne, contexte favorable à l’exacerbation d’une tension diglossique. Au sein de son œuvre, T Ἁμάρτημα τῆς μητρός μου (Le Péché de ma mère) se distingue notamment en ce qu’il est le premier de ses récits à être paru11 et en ce qu’il porte une très forte tonalité autobiographique12. Écrit à la première personne, avec pour cadre la Thrace orientale de l’enfance de Vizyinos, ce récit s’impose comme la figure de proue d’une œuvre exprimant les enjeux intimes et littéraires de la diglossie : le narrateur adulte se représente d’abord comme un enfant du village, puis comme un jeune homme instruit découvrant les origines du drame qui a tourmenté ses plus jeunes années.

Chez Vizyinos, la katharévousa est généralement dévolue au récit et la dimotikí aux discours rapportés ou aux dialogues, avec notamment des idiotismes régionaux.

La traduction étudiée ci-après est celle d’Hélène Zervas13. L’édition de référence pour le texte grec (et pour les indications de pagination mentionnées infra) est celle de Panayotis Moullas14.

2.1.1. Traduire la katharévousa chez Vizyinos

D’une manière générale, c’est la difficulté à rendre toutes les nuances du grec que révèle cette traduction, comme cela apparaît dès l’incipit.

p. 1

Ἄλλην ἀδελφὴν δὲν εἴχοµεν παρὰ µόνον τὴν Ἀννιὼ.

Ἤτον ἡ χαϊδεµµένη τῆς µικρᾶς ἡµῶν οἰκογενείας καὶ τὴν ἠγαπῶµεν ὅλοι. Ἄλλ’ ἀπ’ ὅλους περισσότερον τὴν ἠγάπα ἡ µήτηρ µας.

p. 9

Nous n’avions d’autre sœur que la petite Anna.

C’était l’enfant gâtée de notre foyer et nous l’aimions tous, mais plus que tout autre, notre mère.

La traduction ne met pas en œuvre un niveau de langue particulier. Toutefois, discrètement, elle marque une langue soignée avec « Nous n’avions d’autre sœur que » : la tournure grecque est effectivement d’un style recherché et la morphologie verbo-nominale est propre à la katharévousa15 ; « notre foyer » au sens de « famille », d’un emploi peu fréquent dans la langue française du quotidien, peut ici correspondre à l’origine savante du terme οἰκογενείας (par rapport au latinisme φαμελιά ou à l’emprunt turc σόι), mais il s’agit aussi du lexème standard en grec moderne pour « famille ». La traductrice marque le niveau de langue d’une phrase ou d’un passage sans nécessairement qu’un mot ou qu’une tournure recherchés correspondent précisément à la nuance du grec.

Hélène Zervas se heurte en effet à des difficultés apparemment insolubles, comme pour la traduction du datif. Ce cas du grec ancien, employé avec certaines prépositions ou pour le complément d’objet indirect et disparu de la langue populaire au cours de l’évolution, s’est en effet maintenu dans certaines structures isolées ou expressions figées16 comme un archaïsme morphologique réactivé dans la katharévousa.

p. 26

Ἐξενιζόµην τότε ἐν τῷ περιφανεστέρῳ τῆς Πόλεως οἴκῳ, ἐν ᾧ ἔσχον ἀφορµὴν νὰ γνωρισθῶ µὲ τὸν Πατριάρχην, Ἰωακεὶµ τὸν δεύτερον. Ἐνῶ µίαν ἡµέραν συνεβαδίζοµεν µόνοι ὑπὸ τὰς ἀµφιλαφεῖς τοῦ κήπου σκιὰς, τῷ ἐξέθηκα τὴν ἱστορίαν κʹ ἐπεκαλέσθην τὴν ἐπικουρίαν του.

p. 54

J’étais à cette époque l’hôte d’une famille influente de la ville, chez laquelle j’avais eu l’occasion de faire la connaissance du patriarche Joachim II. Un jour, comme nous marchions tous les deux sous les épais ombrages du jardin, je lui exposai l’histoire et fis appel à sa bienveillance.

Dans ce contexte particulièrement propice à la katharévousa, à savoir une rencontre avec le patriarche de Constantinople, le datif apparaît à deux reprises, sous des formes très proches du grec ancien : ἐν ᾧ est finalement traduit par le relatif composé avec « chez laquelle », plus recherché que « chez qui »  et que « où » ; en revanche, il a manifestement paru impossible de rendre la tonalité archaïsante du pronom τῷ avec « je lui exposai ».

L’abondance de difficultés semble parfois inciter la traductrice à relâcher son effort, comme ici avec le balancement syntaxique τοῦτο μέν… τοῦτο δέ…

p. 5

Τοῦτο µὲν, διὰ νὰ µὴ τὸν δυσαρεστήσῃ, τοῦτο δέ, διότι πολὺ συχνὰ διϊσχυρίζετο παρηγορῶν αὐτήν […].

p. 13

Cela pour ne pas le mécontenter, mais aussi parce que, très souvent, il parvenait à la consoler […].

La formule pourrait cependant être rendue facilement par « d’une part… d’autre part », ou « non seulement… mais aussi ».

2.1.2. Traduire la dimotikí chez Vizyinos

Minoritaire dans la nouvelle, la dimotikí semble participer d’enjeux plus complexes.

p. 23

Σοῦς! μὲ εἶπε. Τί φωνάζεις ἔτσι, βρὲ βῶδι;

p.48

« Chut ! Qu’est-ce qui te prend de crier comme ça, bougre d’idiote! »

Alors que cette expression idiomatique pourrait être littéralement traduite par « espèce de bœuf », le marqueur « affectif » bougre de respecte à la fois la tonalité populaire de l’insulte et un contexte aujourd’hui daté.

Les difficultés semblent parfois insolubles. Le prénom Ἀννιῶ est au féminin dans le récit17, au neutre hypocoristique dans la langue parlée.

p.13

Τὸ καϋµένο µας τὸ Ἀννιῶ! ἐγλύτωσεν ἀπὸ τὰ βάσανά του!

p. 28

Notre pauvre petite Anna ! Elle était délivrée de ses tourments !

Le seul ajout de l’adjectif « petite » (« Notre » traduit le possessif μας et non l’article neutre τὸ) ne rend pas totalement la tonalité à la fois affective et populaire du neutre, aspect pourtant capital du texte en général et de ce passage pathétique en particulier. Peut-être aurait-il fallu un ajout supplémentaire : par exemple, « Notre pauvre petite Anna à nous ! ».

2.1.3. Traduire conjointement katharévousa et dimotikí chez Vizyinos

Les effets de la diglossie semblent se dérober à la traduction. S’adressant à Dieu, la mère emploie une langue simple, répondant à sa condition, tout en s’efforçant d’employer des expressions plus recherchées.

p. 9

Πάρε µου ὅποιο θέλεις, ἔλεγε, καὶ ἄφησέ µου τὸ κορίτσι. Τὸ βλέπω πῶς εἶνε γιὰ νὰ γένῃ. Ἐνθυµήθηκες τὴν ἁµαρτίαν µου καὶ ἐβάλθηκες νὰ µοῦ πάρῃς τὸ παιδί, γιὰ νὰ µὲ τιµωρήσῃς. Εὐχαριστῶ σε, Κύριε!

p. 8

- Prends-moi celui que tu veux, disait-elle, et laisse-moi ma petite. Je vois bien que ça doit arriver. Tu t’es souvenu de mon péché et tu t’es mis en tête de me prendre mon enfant, pour me punir. Merci à toi, Seigneur !

On trouve à la fois « ma petite » dans le registre de la dimotikí et, tendant vers la katharévousa, « mon péché » plutôt que « ma faute », ou « Merci à toi », pour une tournure grecque dont la syntaxe (pronom clitique postposé) est typique de la katharévousa. Mais la diglossie reste imperceptible à la lecture de la seule traduction.

2.2. La Meurtrière de Papadiamantis et une traduction de Michel Saunier

Comme celle de Vizyinos, la vie de Papadiamantis18 est marquée par des origines modestes et provinciales, ainsi que par un défaut de reconnaissance de la part de la communauté littéraire athénienne. La nouvelle Φόνισσα (La Meurtrière) est un de ses textes les plus connus19 : une vieille femme assassine des petites filles pour leur éviter de connaître le sort qui a été le sien20. Les points communs avec T Ἁμάρτημα sont frappants : ces deux nouvelles évoquant les conditions de vie difficiles des pauvres gens, en particulier des femmes, l’anéantissement allégorique de l’avenir par le meurtre de l’enfant et l’échec de la foi. La nouvelle de Papadiamantis a été traduite en français par Michel Saunier21, le texte grec est celui de l’édition critique des œuvres complètes par N.D. Triantafyllopoulos22.

Comme Vizyinos, Papadiamantis utilise d’une part une langue savante, composée de katharévousa et de langue liturgique et, d’autre part, des tournures populaires, souvent dialectales, dans le discours direct. Cette écriture a été qualifiée de « désespoir du traducteur » par Michel Saunier dans la préface de sa traduction.

2.2.1. Traduire la katharévousa chez Papadiamantis

Le travail de Michel Saunier se distingue par son inventivité. Pour un passage dont la langue emprunte au grec biblique, le traducteur utilise le marquage de l’italique.

p. 75

Ὢ υἱέ μου καὶ τέκνον γλυκύτατον, οὐκ ἀκούεις μητρός σου τί φθέγγεται; Ἰδοὺ καὶ ἡ γαστὴρ ἡ βαστάσασά σε. Ἵνα τί οὐ λαλεῖς ὡς ἐλάλεις ἠμίν; Ἀλληλούια!

p. 62

Oh mon fils, mon enfant très doux, n’entends-tu point les paroles de ta mère ? Vois donc ce ventre qui t’a porté ! Pourquoi ne nous parles-tu plus comme tu nous parlais naguère ? Alléluia !

Il utilise aussi des archaïsmes médiévaux.

p. 139

[…] ἐμινύριζεν ἀκόμη ἡ θρηνώδης φωνὴ τοῦ βρέφους, τοῦ μικροῦ κορασίου τοῦ ἀδικοθανατίσαντος.

p. 129

[…] pleurait encore la voix plaintive du bébé, de la petite fille périe de male mort.

2.2.2. Traduire la dimotikí chez Papadiamantis

Dans cette logique d’un marquage nettement prononcé des contrastes diglossiques, Michel Saunier utilise parfois une langue très familière pour traduire la dimotikí.

p. 55

- Τί ἔπαθες, ἀρῆ;... Τί σου ἦρθε, τέτοια ὥρα;

p.43

qu’est-ce qui se passe ? qu’est-ce qui te prend à pareille heure ?

Mais il rencontre des obstacles lorsqu’il s’agit de rendre du discours direct plein d’éléments dialectaux (macédoniens) et qu’il n’a à sa disposition qu’un français populaire, ou relâché.

p. 137

- Αὐτηνιές, σὶ λιέου, εἴνι παλιοφουράδες!... Ἀχιλώνις, μαρή... Ποὺ στὰ χουργιά, τὰ θ'κάμας! νὰ τοῦ φτιάξ' καμμιὰ αὔτ'νό, θὲ τ'βγάλ'νι, σὶ λιέου, στοῦ γουμαρουπάζαρου!...

p. 126

- Celles-là, je te dis, c’est des sales juments… des truies, oui ! ah c’est pas chez nous qu’on verrait ça ! parce que celles qui en feraient un, on te la flanquerait sur le marché aux bestiaux, tu verrais un peu !

Il renonce même parfois à rendre toutes les nuances, en traduisant la dimotikí dans un français non marqué.

p. 63

Μωρή! σ' ἔφαγα... τώρα θὰ πιω τὸ αἷμα σου!

p. 49

ah, tu es morte, maintenant je vais boire ton sang !

Par « tu es morte », le traducteur rend l’aoriste du verbe grec, temps équivalent à un prétérit, mais fréquemment employé pour intensifier l’actualisation d’un événement à venir23. Mais il escamote le sens lexical du verbe (« je t’ai mangée ») et la première personne du sujet, pour lesquels « je t’ai eue » pourrait convenir.

2.2.3. Traduire conjointement katharevousa et dimotiki chez Papadiamantis

Les plus grosses difficultés semblent apparaître dans les passages mêlant katharévousa et dimotikí. Pour un passage en katharévousa contenant deux mots désignant le jardin, dont l’un, d’origine turque, est en dimotikí, le traducteur propose une solution partielle.

p. 100

… τὸν εὐρὺν καὶ καλῶς καλλιεργημένον κῆπον τοῦ Γιάννη τοῦ Περιβολᾶ, καὶ εἶπε μέσα της: «Ἂς πάω στὸν μπαχτσὲ τοῦ Γιάννη…

p. 88

… le jardin vaste et bien travaillé de Jean Périvolas et [elle] se dit à elle-même : « je vais passer par le potager de Jean… »

La conjoncture de plusieurs enjeux de traduction rend le marquage très difficile. L’opposition diglossique entre le mot d’origine grec κῆπος « jardin » (katharévousa) et μπαχτσές, mot familier emprunté au turc, est transformée en français en une opposition entre terme générique (jardin) et spécifique (potager : « jardin réservé à la culture des légumes »).

Les variations sémantiques semblent parfois impossibles à rendre, comme lorsqu’il s’agit de deux mots pour désigner l’eau dans un contexte prosaïque.

p. 105

Τὰ δυὸ πλάσματα ἔπλεαν εἰς τὸ νερὸν τῆς στέρνας.

p. 113

ἀπεφάνθη ὅτι τὰ δυὸ κοράσια ἐπνίγησαν ἐκ πτώσεως εἰς τὸ ὕδωρ.

p. 93

Les deux petits êtres flottaient dans l’eau de la citerne

p. 101

son diagnostic était que les deux fillettes étaient mortes noyées par suite d’une chute dans l’eau.

Le marquage typographique reste le plus sûr. Pour des expressions citées en dimotikí dialectale au sein d’une narration en katharévousa, Michel Saunier transforme les guillemets en italique.

p. 116

Ἡ κυρὰ δασκάλα πολλὰ γράμματα δὲν τὰ ἐδίδασκεν, ἀκόμη ὀλιγώτερα χειροτεχνήματα, ἀλλὰ μόνον τὰ ἐμάνθανε «νὰ λάβουν θάρρος» καὶ νὰ μὴν κάνουν «σὰν σκιασμένα» καὶ σὰν «βουνίσια», καὶ ἐκήρυττεν ὅτι ἧτο καιρὸς πλέον νὰ «χειραφετηθώσιν».

p. 10

Madame la maîtresse d’école ne leur donnait pas beaucoup d’instruction, leur enseignait moins encore de travaux manuels, mais leur apprenait en revanche à avoir de l’assurance, à ne pas se conduire comme des empotées, ou comme des filles qui sont de leur village, et proclamait qu’il était grand temps pour elles de s’émanciper.

2.3. Comparaison des deux formes de diglossie littéraire et des traductions proposées

Au total, les deux traductions choisissent des solutions différentes. Hélène Zervas normalise la katharévousa et atténue les contrastes avec la dimotikí, tandis que Michel Saunier utilise des procédés et des marquages qui montrent clairement les décalages. Faut-il attribuer cet écart au tempérament et à la formation des traducteurs ? Peut-être en partie, mais elles découlent assurément aussi des différences qui séparent les deux auteurs dans leur usage personnel et contextuel de la diglossie.

Chez Vizyinos, la narration semble tendue vers une révélation, relatant les faits avec distance et clairvoyance, dans une langue dont les caractéristiques linguistiques reflètent l’exigence. La présence de la langue populaire peut être interprétée comme une dénonciation de la vanité d’une langue savante qui se croirait omnisciente.

Mais il serait insuffisant et caricatural de s’en tenir à présenter la diglossie des nouvelles de Vizyinos comme le reflet d’une alternance entre diégésis et mimésis, la langue parlée semblant plus pittoresque et dramatique. Il s’agit aussi d’une polyphonie que le narrateur observe et explique, sans intervenir directement dans le discours, mais en organisant le récit tout autour. Certes, le narrateur s’affirme dans un décalage social, culturel, linguistique et narratif avec sa famille et, d’une manière plus générale, avec les gens de son pays natal, mais c’est aussi parce qu’il est plus instruit que son entourage qu’il est le narrateur. De fait, le narrateur est aussi, dans la fiction littéraire, celui qui maîtrise l’écrit et peut, seul, retrouver les voix du passé et les faire revivre par son récit. Ainsi, l’ensemble du texte littéraire – y compris les passages en dimotikí – est une construction en langues écrites.

Chez Papadiamantis, les nuances des langues en présence sont beaucoup plus marquées et nombreuses. Son texte ne subit pas le lissage de la katharévousa. Il semble effectivement que son tempérament ait été marqué par un détachement plus net à l’égard des honneurs littéraires. Lakis Proguidis24 a notamment montré comment cet auteur échappait aux nostalgies du folklore et aux provincialismes pour littéralement créer une nouvelle langue, en réinventant la diglossie, qu’il s’agisse de la langue des psaumes, ou de celle des vers homériques, aussi bien que de patois, voire d’accents étrangers ou de parodies enfantines de la langue des adultes.

Face à ces auteurs polymorphes et à leur diglossie, le traducteur a, plus que jamais, à faire un travail de contextualisation et à distinguer les différentes voix qui interviennent dans la polyphonie énonciative.

3. La diglossie mise en scène

En dehors des passages proprement plurilingues (emploi du grec ecclésiastique ou d’un dialecte), les stratégies adoptées par les traducteurs des prosateurs diglossiques ne permettent pas au lecteur francophone de se rendre compte de l’idiosyncrasie linguistique qui marque le fonctionnement énonciatif de ces textes : le narrateur n’existe pas comme sujet parlant actualisé, mais réalise la forme idéalisée programmatique de la katharévousa.

En outre, certaines œuvres de fiction représentent des situations où la confrontation des deux langues traduit plus que la schizophrénie linguistique de la Grèce. Au xxe siècle, la situation diglossique évolue : la katharévousa permet de se construire comme sujet parlant par rapport à autrui.

Jusqu’en 1974, le royaume de Grèce connaît plusieurs situations politiques et institutionnelles, au cours desquelles il est clair que l’opposition diglossique confirme sa nature idéologique. Employer l’une ou l’autre forme de langue constitue un acte dont la valeur change avec le contexte historique : si dans les années 1930, la katharévousa est associée à un nationalisme conservateur ou réactionnaire, pendant l’occupation et la Résistance, rédiger un tract en dimotikí est impensable parce qu’antipatriotique, même pour un communiste, dans la lutte contre l’envahisseur nazi25. Mais, en 1967, les colonels imposent du jour au lendemain la katharévousa à tout le pays.

3.1. Dióti dèn synemorfóthin : une polyphonie intraduisible

Διότι δὲν συνεμορφώθην πρὸς τὰς ὑποδείξεις

Πέρα ἀπὸ τὸ γαλάζιο κύμα, τὸ γαλάζιο οὐρανό

μιὰ μανούλα περιμένει χρόνια τώρα νὰ τὴ δῶ.

Χρόνος μπαίνει, χρόνος βγαίνει, μὲς στὸ σύρμα περπατῶ

θα περάσουν μαύρες μέρες δίχως νὰ σε ξαναδῶ.

Ἀλικαρνασσός, Παρθένι, Ὠρωπός, Κορυδαλλός

ὁ λεβέντης περιμένει τῆς ἐλευθεριᾶς τὸ φῶς.

Attendu que je ne me suis point conformé aux indications.

Au delà du flot bleu et du ciel bleu

Une maman attend, depuis des années, que je la revoie.

Une année commence, une année s’achève, je marche derrière le barbelé.

De noires journées passeront sans que je te revoie.

Alikarnassos, Partheni, Oropos, Korydallos

Le brave attend la lumière de la liberté.

Mikis Theodorakis, « Διότι δὲν συνεμορφώθην » (1969)26

Forme de poésie populaire, la chanson grecque, habituellement en dimotiki, met en scène un sujet parlant lyrique : elle exprime une subjectivité que l’auditeur peut s’approprier. Dans la plupart des langues, c’est l’énonciation qui marque cette subjectivité, avec la première personne. Ces procédés grammaticaux sont par définition transposables. L’arrière-plan, constitué de l’association de connaissances contextuelles (événements historiques, habitudes culturelles, etc.) ressortit normalement au contenu de signification des mots employés. Mais « Διότι δὲν συνεμορφώθην » exploite la diglossie d’une manière telle qu’elle reste intraduisible pour la pleine totalité de ses effets : tout au plus peut-on trouver un équivalent approximatif.

Les chansons populaires n’intéressent pas beaucoup les traducteurs. Bien qu’Internet fournisse un nombre croissant de textes de chansons, « Διότι δὲν συνεμορφώθην » n’y fait que très rarement l’objet de traductions, avec un paragraphe expliquant que le titre ne peut être rendu dans toute sa puissance évocatrice.

La force de cette chanson réside en grande partie dans son économie, à savoir un texte court, constitué de cinq phrases simples, des noms de camps et de prisons célèbres, relevant des connaissances encyclopédiques27.

Le point de vue subjectif est marqué grammaticalement par la première personne (le je en prison : περπατῶ « je marche » ; νὰ τὴ δῶ : « que je la voie ») et lexicalement, avec le syntagme ὁ λεβέντης « le brave [attend la liberté] ». Ce je, le nom des prisons et l’image du brave associés dans le même texte construisent un « je lyrique » du prisonnier qui rêve à la liberté. Tout cela est parfaitement transposable, sauf pour la phrase-refrain.

Dans une traduction standard, c’est-à-dire portant sur le seul contenu, comme ici, le refrain est ramené au niveau du reste de la chanson : il explique pourquoi ce je se retrouve prisonnier. Or l’emploi de la katharévousa accomplit un double acte d’énonciation :

  • pour le contenu : c’est le prisonnier qui parle et se répète le motif invoqué pour son arrestation. La phrase procède du même discours direct que le reste ;

  • pour sa forme grammaticale et lexicale : c’est le pouvoir policier aveugle ou imbécile qui devient énonciateur.

Il y a donc dédoublement entre le « je démotique », personnel, intime, souffrant de la privation de liberté, et le « je purifié », parlant la langue destinée à promouvoir le je idéal de l’identité grecque.

Cela relève encore assez nettement de la polyphonie28 : je tiens un discours dont j’attribue la responsabilité à quelqu’un d’autre. Ici un seul sujet grammatical exprime en dimotikí le point de vue du prisonnier et en katharévousa celui de la force policière.

On pourra objecter : en quoi est-ce intraduisible ? Ne peut-on pas adapter ? C’est ce que nous faisons ici en employant un langage administratif qui, certes, est disponible pour beaucoup de langues, mais n’est qu’approximativement équivalent d’une langue à l’autre et loin de pouvoir rendre ce que c’est que le « je purifié » grec. La traduction pourra évoquer une dictature, comme on en trouve hélas tant d’exemples, mais ne pourra faire sentir le poids propre à la diglossie grecque.

La katharévousa, donnée depuis le xixe siècle pour exprimer l’identité idéalisée de l’individu grec et imposée du jour au lendemain au peuple par la dictature, en faisant irruption dans le discours d’une chanson populaire, crée une tension de la subjectivité lyrique, exacerbée dans le contexte de la répression bornée. Par les résonances historico-personnelles et culturelles qu’elle véhicule, la katharévousa sert à marquer le contraire de l’affirmation de la liberté et de la vérité.

On voit donc ici un type de polyphonie encore différent de l’hétérogénéité énonciative créée par l’écart entre le niveau de langue du narrateur et celui des personnages de la fiction.

L’exemple des sous-titres de film permet d’illustrer un autre emploi de la diglossie en fiction et les problèmes de traduction que cela soulève.

3.2. Diglossie et caricature : Λούφα καὶ Παραλλαγή

L’emploi de la langue savante par le pouvoir, l’élite ou l’armée est aussi une source de comique. Après la chute des colonels, la dimotiki devient langue officielle, mais la katharévousa est loin d’être complètement sortie d’usage. En dehors de situations socio-professionnelles déterminées (droit, médecine, politique), employer la katharévousa permet d’adopter, même de manière épisodique, une certaine position relationnelle ou sociale par rapport à son interlocuteur. Elle augmente la force illocutionnaire : pour invectiver son adversaire, lui faire sentir son mépris ou son indignation, bref « pour monter sur ses grands chevaux », l’hellénophone a ainsi toujours une expression savante prête à l’emploi. La fiction, notamment la comédie (cinéma ou télévision), offre un reflet de la valeur pragmatique de la diglossie dans de nombreuses circonstances29.

Dans le film Λούφα καὶ Παραλλαγή30 les héros font leur service militaire au sein de la télévision de l’armée, au moment où la dictature est proclamée (1967). Leurs supérieurs s’expriment constamment en katharévousa : on a là non pas une utilisation de la diglossie, mais une évocation de l’opposition entre la langue de l’oppression stupide qui ridiculise ceux qui l’emploient, et celle du bon sens commun de personnages sympathiques au spectateur. La diglossie fait partie de la peinture d’une situation récente, mais, là encore, elle disparaît la plupart du temps dans la traduction : chercher à la rendre n’apporte rien aux relations entre les personnages — la katharévousa fait comme partie de l’uniforme des officiers. Cependant, lorsque la diglossie est source de comique, les contraintes propres aux sous-titres sont vite limitées.

Répliques du film

Colonel.- : τί μεταφράζεις ἐκεῖ;

Soldat.- : εἶναι ἑνὰ ντοκυμαντὲρ ἀπ’ τὴν Αὐστραλία γιὰ τὸ κούρεμα τῶν ἀρνιῶν, κύριε συνταγματάρχα…

Colonel.- ἔτσι τὸ μεταφράζεις. Ἡ κουρὰ τῶν ἀμνῶν λέγεται ἑλληνιστί, ἀγράμματε.

Soldat.- Μωρέ, κοτζὰμ προϐατίνες εἶναι, κύριε συνταγματάρχα…

Soldat.- Σκασμός.

Traduction

Colonel.- Que traduis-tu là ?

Soldat.- C’est un documentaire venu d’Australie sur la tonte des moutons, mon colonel…

Colonel.- C’est ainsi que tu traduis ! On dit « la tonsure des agneaux » en idiome hellénique, illettré !

Soldat.- Mon vieux, c’est des brebis grosses comme ça ! mon colonel…

Soldat.- La ferme !

Sous-titres

Colonel.- Qu’est-ce que tu traduis ?

Soldat.- Un documentaire australien sur la tonte des moutons.

Colonel.- Traduction exécrable ! « Tonsure des agneaux », il faut dire, illettré !

Soldat.- Mais c’est des brebis comme ça ! mon colonel !

Soldat.- Nous assumons envers notre peuple l’obligation de maintenir la pureté de notre langue !

Une traduction réussie cherchera à restituer le comique de ce que dit le colonel. C’est là que le bât blesse : grâce aux sous-titres, un francophone se rend compte que l’officier se préoccupe de la pureté de la langue employée dans la traduction de commentaires télévisés, mais il ne saisira pas pourquoi il pousse si loin le scrupule linguistique. La langue du colonel, qui emploie des termes empruntés au grec ancien (κουρά « action de tondre », qui désigne aussi la tonsure des moines ; l’adverbe antique ἑλληνιστί « en grec ») ou à la langue biblique (ἀμνός « agneau »), apparaît relativement homogène. Le contraste est différent dans le discours du soldat :

  • pour parler du titre du documentaire, il emploie une expression démotique courante ;

  • pour s’adresser à son supérieur : une formule figée de la langue ancienne (κύριε συνταγματάρχα « mon colonel ») ;

  • pour ses commentaires, de la dimotikí relâchée (κοτζάμ « gros comme ça », d’origine turque).

Dans les sous-titres, l’artificiel tonsure des agneaux du colonel semble procéder d’une démarche personnelle, sans s’inscrire dans une opposition existante (tonsure appartient à un domaine de spécialité, mais n’a rien d’archaïque), tandis qu’à la fin de l’extrait, l’officier adopte un style administratif creux, hyperformaliste. La katharévousa recouvre donc des formes de langue de statuts différents, mobilisées conjointement dans la traduction immédiate des sous-titres.

En résumé, en grec, le ridicule de la katharévousa, qui est alors de fait « la langue des colonels » est à peine exagéré : l’association avec la réalité fonctionne immédiatement. Le comique naît essentiellement de ce souci de la pureté linguistique nationale à propos des moutons. Dans les sous-titres, qui, contrairement à une traduction littéraire, excluent tout commentaire, ce qui fait rire provient de la transformation de cette formalisation en quelque chose d’invraisemblable. On voit donc que dans tout le film, la traduction ne fait un effort par rapport à la katharévousa que lorsque cela à une valeur comique : si l’on essayait de rendre toutes les répliques du film en katharévousa, les dialogues seraient drôles à contretemps.

Ces deux exemples, illustrant les problèmes de traduction de la diglossie grecque en contexte artistique ou fictionnel non littéraire, permettent de montrer la complexité du rapport du locuteur à ces deux langues et les aspects inquiétants que peut prendre le choix de l’une par rapport à l’autre. Dans les deux cas, la katharévousa apparaît digne des langues de propagande des régimes totalitaires, et surtout, dans ses aspects psychologiques, presque plus forte, absurde et inquiétante que certaines fictions31.

Du xixe au xxe siècle : une inversion du rapport diglossique

Au xixe siècle, avec Vizyinos et Papadiamantis, la dimotiki fait une incursion dans la prose, là où c’est la katharévousa qui devait constituer la norme. Son rapport avec la katharévousa ne se réduit pas à une simple opposition entre discours narrant et discours narré. Se fait jour une véritable appropriation des potentialités de l’écart linguistique par des écrivains, qui se révèlent différents aussi dans leur rapport à la diglossie, en tant qu’individus et en tant qu’auteurs.

En revanche, les deux exemples du xxe siècle, « Διότι δὲν συνεμορφώθην » et Λούφα καὶ Παραλλαγή, appartiennent à une situation de tension sociolinguistique maximale : la katharévousa, associée à l’obligation ou à la répression de l’individu, est cette fois-ci l’élément marqué dans des genres où règne la dimotikí. Le rapport diglossique s’est donc inversé : en un siècle, la dimotikí s’est constituée à la fois comme la langue de l’individu et comme celle de la culture nationale.

Sans être totalement impossible à rendre en traduction, la diglossie grecque demeure difficile à transposer pleinement : alors qu’elle oppose simplement deux langues, elle permet instantanément en discours toutes sortes d’associations historiques, culturelles ou plus personnelles, allant au delà de simples différences grammaticales ou lexicales, en fonction de ce qu’elle représente dans l’expérience individuelle du locuteur grec. La diglossie grecque fournit ainsi un supplément appréciable à la tâche du traducteur, déjà si riche en contraintes et en défis.

Note de fin

1 La chanson aurait été écrite en 1969, alors que Theodorakis était prisonnier à Oropos (Attique). Le refrain reprend presque mot pour mot la formule qu’employa l’administration du camp, en rejetant des demandes de prisonniers concernant la Croix Rouge. Cf. le récit fait par Theodorakis pour le quotidien Rizospastis, le 13 juillet 2008 (« Διότι δε συνεμορφώθην προς τας υποδείξεις … » disponible en ligne : <http://www1.rizospastis.gr/story.do?id=4633267&publDate=>, page consultée le 17 juillet 2010).

2 Lorsque, petite bourgade surplombée par le Parthénon, Athènes devient la capitale du pays, elle est redessinée suivant un plan urbain et architectural néo-classique, sur le modèle des autres capitales d’Europe.

3 On fait volontiers reposer l’« identité nationale » grecque sur la religion orthodoxe et la langue. Les philhellènes occidentaux se sont battus pour défendre ceux qu’ils considèrent comme les « descendants des anciens Hellènes ».

4 Cf. R. BROWNING, 1983, p. 106-109 ; H.TONNET, 1993, p. 151-161 ; G. HORROCKS, 2010, p. 438-442.

5 C’est H. KLOSS, (1967), « Abstand Languages and Ausbau Languages », Anthropological Linguistics, 9, pp. 29-41, qui introduit le terme d’Ausbausprache : « […] language by development […] shaped or reshaped, molded or remolded […] in order to become a standardized tool of literary expression […] ».

6 Ainsi, pour dire « je ne peux pas », on a jusqu’à six formes différentes, à des degrés variables d’archaïsme et d’artificialité, de ἂν δὲν μπορῶ (langue parlée) à la forme antique ἐὰν μὴ δύνωμαι (exemple cité par BROWNING, 1983, p. 107-108).

7 C’est principalement dans le domaine lexical que les traces de la katharévousa (et de la langue savante de toutes les époques) sont les plus nombreuses : soit que la forme savante ait remplacé son équivalent populaire (σχολεῖο « école », au lieu de σκολειό), soit qu’elle en forme un doublet, de signification ou de connotation différente (les mots savant ἐλευθερία et populaire λευτεριά désignent tous les deux la liberté, mais le premier est d’un emploi plus institutionnel ou politique). Cf. HORROCKS, 2010, p. 282-283. La langue actuelle compte des centaines d’expressions anciennes, introduites en grec par la katharévousa : Θεοῦ θέλοντος « si Dieu [le] veut » ; προκειμένου γιά/νά « quand il s’agit de/que » ; κατευθεῖαν « tout droit » (HORROCKS, 2010, p. 464).

8 Mot créé et employé par Emmanouil Roïdis puis Jean Psycharis (en français). Le grec est donc à l’origine d’un concept d’hétérogénéité linguistique particulier, redéfini en 1959 par FERGUSON, Cf. MACKRIDGE, P. (2009), p. 27.

9 FERGUSON, C. (1959) « Diglossia », Word 15, pp. 325–40.

10 Il naît en Thrace, en 1849, dans un milieu humble, qu’il quitte rapidement pour voyager, exerçant toutes sortes de métiers. Peu à peu, sa vocation littéraire s’affirme, mais il se heurte au mépris des salons athéniens, où il apparaît comme un provincial socialement décalé. Peu après la parution des nouvelles qui constituent son œuvre majeure, Vizyinos est interné dans un asile où il meurt en 1896.

11 Il a été publié en 1883 en traduction française dans La Nouvelle Revue de Paris, le 1er avril, puis en grec dans la revue Hestia, les 10 et 17 avril.

12 Anniô est la seule fille et l’enfant préférée de la famille, aussi bien pour sa mère que pour ses trois frères, dont le narrateur. Malade, elle fait l’objet de tous les soins. Le narrateur enfant assiste alors à une scène traumatisante, lorsqu’il entend sa mère offrir à Dieu le sacrifice de l’un de ses fils, quel qu’il soit, contre la vie de son unique fille, évoquant alors un « péché » qu’elle aurait jadis commis. Anniô finit par mourir. Bien des années plus tard, la mère révèle son secret au narrateur : elle avait perdu un premier enfant, une fille, qu’elle avait involontairement étouffée quand, prise de fatigue au retour d’une noce, elle l’avait fait téter dans son propre lit et endormie contre elle.

13 Georges VIZYINOS, 1995.

14 Γ. Μ. Βιζυηνός, Νεοελληνικά διηγήματα, Hestia, coll. « Νέα Ἑλληνική Βιβλιοθήκη », Athènes, 1994.

15 Par exemple Ἄλλην ἀδελφὴν δὲν εἴχοµεν « nous navions pas dautre sœur », face à la dimotikí : Ἄλλη ἀδελφ δὲν εἴχαµε.

16 Par exemple ἐν τάξει littéralement « en ordre », c’est-à-dire « d’accord » ou ἐνῷ (< ἐν ᾧ), littéralement « dans lequel » soit « tandis que » en dimotikí.

17 Voir supra, citation de l’incipit.

18 Il naît en 1851, sur l’île de Skiathos. Son père est prêtre et sa mère appartient à la famille d’Alexandros Maraïtidis, lui-même écrivain puis prêtre sur l’île. En 1874, il entame à Athènes des études qu’il ne finit jamais, vivant de peu dans les quartiers pauvres de la capitale. Il publie son premier roman en 1879. En 1882, il se fait traducteur, notamment de Dostoïevski, dont il partage le mysticisme et l’opposition aux dérives du clergé. Il gagne sa vie difficilement et, d’une manière générale, son œuvre n’est pas reconnue, lui-même ne semblant pas rechercher la gloire littéraire. En 1911, il meurt en laissant plusieurs romans de premier rang ainsi que plus de deux cents nouvelles.

19 Elle a été publiée dans la revue Παναθήναια, entre janvier et juin 1903.

20 Sur une île de la mer Égée, une vieille femme songe à sa vie difficile de femme tout en berçant sa petite fille. Elle étouffe l’enfant pour lui éviter d’avoir à souffrir comme elle, puis s’en prend à d’autres enfants. Soupçonnée, elle se cache sur l’île et décide de se confier à un ermite qui habite un lieu qu’il faut rejoindre par un gué. La mer l’emporte.

21 Alexandre PAPADIAMANTIS, 1995 (édition à laquelle font référence les indications de pagination infra).

22 Ἀλέξανδρος Παπαδιαμάντης, Ἅπαντα, Domos, rééd. Hestia, Athènes, (coll. « Νεοελληνικῆς Λογοτεχνίας » n°324), 2001.

23 Comme certains emplois du passé composé français : encore deux pages, et j’ai fini. Cf. VASSILAKI, S. & TSAMADOU-JACOBERGER, I. (1995), « Aspects du grec moderne », Lalies, 15, p. 47-48 ; TONNET, H. (2006), p. 142.

24 Lakis PROGUIDIS, 2002, p. 71-73.

25 Cf. HORROCKS, 2010, p. 460-461.

26 Ce titre appartient à l’album Τα Τραγούδια του Αγώνα, Minos-EMI, 1974.

27 En pragma-sémantique, on distingue les informations tirées du sens conceptuel (lexical) des mots composant l’énoncé (en l’occurrence l’isotopie créée par « au delà du flot », « noires journées » « attendre la liberté » « sans te revoir » permet de construire l’idée de séparation et d’incarcération) et les éléments associés grâce aux connaissances (culturelles ou « encyclopédiques ») que l’on a sur le monde (par exemple l’histoire, la civilisation, etc., mais aussi l’expérience personnelle), comme ici le nom de camps de concentration tristement célèbres (Alikarnassos en Crète, Partheni, sur l’île de Leros, Korydallos, près d’Athènes). Cf. Moeschler, A. & Reboul, A. (1994), Dictionnaire encyclopédique de pragmatique, Paris, Seuil, p. 99 ; Kerbrat-Orecchioni, C. (1980), L’Énonciation. De la subjectivité dans le langage, Paris, PUF, p. 20.

28 Αu sens que donne Ducrot à la notion reprise à Bakhtine ; cf. DUCROT, O. (1984).

29 Ainsi la série télévisée Κωνσταντίνου και Ελένης (années 1990) met en scène une jeune serveuse de bar vivant sous le même toit qu’un byzantiniste et montre régulièrement ce dernier, Konstantinos, haussant le ton en katharévousa contre la jeune Eleni qui parle une dimotikí peu châtiée.

30 Planque et camouflage, film de Nikos Perakis (1984), qui peut rappeler M.A.S.H. de R. Altman, en moins subtil, eut un gros succès public et fut primé aux festivals de Thessalonique, Berlin et Valence (DVD Odeon-Digital Press Hellas).

31 On songe à la langue « soviétique » ou à l’allemand des nazis. Cf. KLEMPERER V. (1947). Pour la fiction, la katharévousa est presque un avatar réel de la novlangue imaginée par Orwell dans son roman 1984.

Citer cet article

Référence électronique

Jean-Christophe Pivaty et Stavroula Kefallonitis, « Dióti dèn synemorfóthin… : traduire la diglossie grecque », La main de Thôt [En ligne], 2 | 2014, mis en ligne le 20 novembre 2017, consulté le 26 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/388

Auteurs

Jean-Christophe Pivaty

ParLAnCES CIEREC, EA 3068, Université Jean Monnet, Saint-Étienne, France

Maître de conférences

Jean.Christophe.Pitavy@univ-st-etienne.fr

Stavroula Kefallonitis

l’UMR CNRS 5189 Histoire et Sources des Mondes Antiques (HiSoMA) Université Jean Monnet, Saint-Étienne, France

Maître de conférences

stavroula.kefallonitis@gmail.com