De deux à... : déclinaisons de la traduction collective dans la collection nouvelles scènes – espagnol

Résumés

Née d'une traduction individuelle retravaillée collectivement, la collection nouvelles scènes – espagnol, alors baptisée Hespérides Théâtre, portait en elle, dès ses débuts, sa trajectoire : édition bilingue, elle a abrité d'abord des traductions solitaires qui sont devenues collectives, voyant, au fil des ans, se multiplier les intervenants, dans une perspective de compagnonnage et d'accompagnement de traducteurs faisant leurs premiers pas. Puis, pour répondre à des raisons pragmatiques mais aussi, motif bien plus noble et en accord avec les missions de l'université, ces binômes ont cédé la place à une traduction par un collectif d'étudiants en traduction, encadrés par un traducteur théâtral. À cette démultiplication des plumes traduisantes s'est ajoutée une pratique de relecture par des acteurs de la compagnie Les Anachroniques, qui fait partie intégrante du dispositif de traduction. Nous nous proposons donc de réfléchir sur ces évolutions, leurs motivations et leurs effets, tant en termes de traduction que de statut et de construction des traducteurs, expérimentés ou en devenir.

Nouvelles scènes espagnol, formerly known as Hespérides Théâtre, started with individual translations that were reworked collectively. Over the years, collective translation took over with more and more two-hand and four-hand translations. Its primary aim was to offer support to new translators.
This form of pedagogical companionship was extended rapidly to translation students who would then work with an experienced translator specialising in drama. This new approach then included a close work with a theatrical company, “Les Anachroniques”, who later became a fully-fledged participant in the translation process.
This article intends to analyse these evolutions, what motivated them and their impact on both the translation process and on the status and development of both established and first-time theatre translators.

Plan

Texte

La traduction collective… cette pratique était déjà au cœur d’une table ronde intitulée « Retraduire Ulysses » (HOEPFFNERet alii, 2004), pendant les 21e Assises de la traduction littéraire d’Arles, en 2004. Au cours de cette table ronde1, Tiphaine Samoyault rappelait que l’« on peut entendre de plusieurs façons l’expression de traduction collective, il peut s’agir d’une traduction à plusieurs, sans véritable travail collectif. […] Et puis il y a l’expérience collective de l’atelier de traduction » (HOEPFFNER et alii, 2004, 48). Autant de formes de traduction – et plus encore – qui ont jalonné le parcours de la compagnie universitaire Les Anachroniques et de la collection nouvelles scènes – espagnol, qui ont pratiqué la traduction collective sans toujours le savoir, sans vraiment y réfléchir, comme M. Jourdain faisait de la prose…, comme une évidence. C’est sur ce parcours et sur ces pratiques que nous reviendrons ici, de manière essentiellement empirique, en retraçant à grands traits les évolutions qu’a connues la collection en la matière pour en dégager les temps forts et nous interroger sur les facteurs, « idéologiques » ou pragmatiques, qui ont provoqué diverses inflexions dans le processus de traduction. Dans un second temps, nous tenterons d’ébaucher une typologie plus fine des formes de traductions collectives rencontrées et de réfléchir enfin sur leurs implications tant en termes de traduction que de construction du/des traducteur(s).

1. Un, deux et… Au fait, combien de traducteurs, cette année ?

C’est curieux, en se repenchant sur l’histoire de nouvelles scènes – espagnol, une évidence s’impose : la fée « traduction collective » s’était, d’une certaine manière, penchée sur le berceau de la collection naissante. Née d'une traduction individuelle retravaillée collectivement, nouvelles scènes – espagnol, alors baptisée Hespérides Théâtre, portait en elle, dès ses débuts, sa trajectoire : édition bilingue, elle a abrité d’abord des traductions solitaires qui sont devenues collectives, voyant, au fil des ans, se multiplier les traducteurs : de deux mains, les traductions sont passées, bien souvent, à quatre mains et plus – bien plus même –, dans une perspective de compagnonnage et d’accompagnement de traducteurs faisant leurs premiers pas.

Ce passage a répondu, tout d’abord, à un désir de traducteurs et amis, animés de l’envie de poursuivre un projet commun et de mettre au service d’un texte, conjointement, des connaissances, des cultures différentes et complémentaires… De là est né un premier vrai travail collectif de traduction, à quatre mains. Ce partage amical s’est rapidement doublé d’un esprit de compagnonnage : de fait, la traduction pour nouvelles scènes – espagnol s’inscrivait, tant en termes de publication que de représentations, dans un cadre universitaire très fort, accentué par l’existence d’un enseignement de théâtre autour de la compagnie Les Anachroniques, qui portait la collection à la scène et dans les salles de cours. De ce travail au croisement entre pratique, enseignement mais aussi recherche universitaire, est née une envie de traduction de la part de jeunes étudiants et chercheurs, membres actifs de la compagnie et du comité de lecture qui sélectionnait les textes.

C’est ainsi que sont apparues, dans la collection, des traductions à quatre mains, réunissant un jeune traducteur débutant et un traducteur plus expérimenté. Il est d’ailleurs à signaler que ces traductions collectives ont souvent été menées en parallèle avec des traductions solitaires, aussi bien dans le parcours des traducteurs que dans celui de la collection. Ces travaux collectifs étaient également rémunérés, signe, même dans cette démarche d’accompagnement de jeunes traducteurs en devenir, de la reconnaissance institutionnelle du travail de traduction et de sa valeur.

Par la suite, la situation a évolué : en réponse à une situation économique qui se dégradait, la politique éditoriale concernant la traduction a changé et les traducteurs n’ont plus été rémunérés, sauf à trouver des subventions spécifiques permettant de le faire. Dès lors, bien que certains des traducteurs de la collection aient été d’accord pour continuer à traduire gratuitement, maints débats et questionnements éthiques ont traversé les discussions au sein de l’équipe qui entourait la collection – direction, comité de lecture, éditeur… S’est alors dessinée une réflexion sur les solutions possibles et un repositionnement s’est ébauché, en pensant à la tradition et à la vocation universitaires de la compagnie et de la collection ; au phénomène de compagnonnage déjà expérimenté et à ses apports ; à l’exemple du surtitrage et du sous-titrage, intégrés dans la formation proposée aux étudiants de Master du CETIM (CEntre de Traduction, d’Interprétation et de Médiation linguistique) ; et à l’existence, dans cette formation, d’un atelier de traduction théâtrale, atelier qui portait depuis deux ans sur des textes non publiés, sur des exercices et des textes « de travail ».

Ce dernier constat étant regrettable pour un Master Professionnel, le choix a été fait de l’intégration, dans cette formation, de la traduction des textes de nouvelles scènes – espagnol et de la mise en place d’une nouvelle pratique d’atelier autour d’un enseignant spécialiste de théâtre – ou praticien – et traducteur. Cette dernière étape en date a résonné comme un écho aux origines et au travail collectif de révision du tout premier texte, Notas de cocina / Notes de cuisine, de Rodrigo García (1998), mais a aussi posé et pose encore bien des questions, dont celle du rapport au responsable de l’atelier et au groupe, dans un atelier « institutionnel », inscrit dans un parcours de formation et sanctionné, in fine, par une note. En effet, des expériences de travail réalisé par un collectif avaient préalablement été mises en place, au sein du groupe Les Anachroniques, mais dans une démarche de « groupe volontaire », où tous les traducteurs, débutants ou chevronnés, praticiens ou théoriciens, étaient sur un même plan, hors cadre académique, sur la seule base de l’envie de traduire et de traduire ensemble : c’est d’ailleurs ce travail collectif qui a alimenté pendant quelques années la collection Anachronotes.

Comme on l’aura deviné à la lecture de ce parcours rapide, force est de constater que le collectif est au cœur de la démarche, et ce d’autant plus que viennent le renforcer le travail en étroite collaboration avec Les Anachroniques puis avec Barracrónicas, le travail de lecture et de mise en bouche du texte français réalisé par les acteurs, leurs commentaires...Ainsi, pour répondre à des raisons strictement pragmatiques, mais aussi pour s’inscrire dans une perspective (bien) plus noble, en accord avec les missions de l’université, les binômes informels ont cédé la place à une traduction par un collectif de futurs traducteurs professionnels, encadrés par un traducteur théâtral et appuyé par toute une dynamique passant par la publication et la représentation, avec un surtitrage opéré par les mêmes étudiants. Ayant dégagé les principales inflexions du parcours de la collection nouvelles scènes – espagnol quant à la traduction collective, nous allons essayer de dessiner une typologie des formes de traduction ainsi pratiquées.

2. La traduction collective : pluralité des plumes et pluralité des pratiques

2.1 Traductions à quatre mains

Comme nous l’avons signalé plus haut, à l’origine de la plupart des traductions à quatre mains de la collection, il y a l’histoire d’une complicité amicale et, bien souvent, d’une grande complémentarité : c’est ainsi que la traduction de Pornarices, de l’Andalou Alfonso Zurro (2002), ou de A ver un aplauso, du Péruvien César de María (2003), ont réuni un traducteur acteur, dramaturge et auteur et une traductrice universitaire, spécialisée dans le théâtre espagnol actuel et le surtitrage ; un hispanophone (Argentin) et une francophone…2 Outre ces différences de parcours, d’origine, de langue maternelle, il est aussi intéressant de noter que, dans les deux cas, l’un des traducteurs entretenait un rapport particulier à l’auteur (Alfonso Zurro était l’un des auteurs du corpus de thèse de l’une et César de María était un ami de l’autre), alors que son binôme apportait un regard plus distancié.

Dans ces deux cas, le travail a véritablement été un travail ensemble sur le texte, la traduction se bâtissant à quatre mains, lors de longues séances de travail, où chaque réplique était traduite à deux, faisant parfois l’objet de discussions acharnées, jusqu’à trouver une traduction qui convainque les deux traducteurs. Et quand vraiment la traduction faisait l’objet d’un désaccord irréconciliable ou achoppait à un écueil, c’est le travail avec la compagnie qui permettait d’y voir plus clair et d’apprécier la solution la plus efficace en termes de théâtralité. Plus encore, sur un jeu de mots particulièrement délicat à traduire (le personnage expliquant qu’il est devenu clown parce que son père, en quête d’intimité dans un logement trop exigu lui disait : « Hágasepa’llacito »3), c’est toute la troupe qui avait été mise à contribution, un concours s’étant même improvisé pour trouver la meilleure solution.

2.2 Traductions-passages de relais

Pour évoquer cette modalité, nous souhaiterions d’abord revenir, rapidement sur une expérience personnelle, celle de notre première traduction, celle de Rezagados, d’Ernesto Caballero (2001) : si ce fut un vrai plaisir, ce fut aussi un grand moment de solitude, traversé de nombreux doutes, qui n’auraient sans doute pas tous été levés par un travail à deux, mais s’en serait certainement trouvés atténués. C’est de ce souvenir, partagé par d’autres traducteurs de la collection, qu’a germé l’idée de travailler à deux, dans un esprit de passage de relais dans la collection et dans l’idée de favoriser l’émergence de nouveaux traducteurs, répondant ainsi au désir qui avait présidé à la création des Anachroniques et, ensuite, de nouvelles scènes – espagnol : participer de la diffusion du théâtre hispanique dans une dynamique de formation et de recherche, unissant pratique et théorie.

C’est ainsi qu’a été publiée El gordo y el flaco de Juan Mayorga (2004), dans une traduction réunissant Agnès Surbezy et Fabrice Corrons, qui faisait là ses premiers pas comme traducteur de théâtre, avant de traduire à son tour, avec une traductrice moins chevronnée, Maryline Lacouture, ¡Hombres! de Sergi Belbel et la compagnie T de Teatre (2006). Dans le même esprit, Zahra, favoritade Al-Andalus(BUENO, 2007) a été traduite par Bruno Péran, accompagné d’Agnès Surbezy. Et il convient aussi de mentionner El grito de los espejos (MAYORGA et LOBERA, 2004), co-traduite par son auteur, Marcelo Lobera et Cécile Bassuel-Lobera. Dans tous ces cas, la manière de procéder a été sensiblement la même que celle évoquée précédemment, avec des nuances liées à des contraintes de temps, obligeant parfois l’un des traducteurs à avancer une partie de la traduction seul, avant de la retravailler conjointement. Des nuances dues, aussi, à la relation entre les traducteurs, la complicité pouvant prendre différentes formes, de la proximité de pensée à la joute verbale permanente, plus longue mais tellement passionnante et enrichissante. La modalité unissant traducteur et auteur-traducteur présente elle aussi quelques différences, l’autorité du texte et sur le texte (dans les différentes acceptions du mot) revenant plus fortement à l’un des traducteurs, mais il n’en reste pas moins que nous avons observé peu de différence, dans la pratique, avec la forme de traduction évoquée plus haut.

2.3 Traductions en atelier : la formation à l’école de la pluralité

Le troisième cas de figure, allant plus loin encore dans la vocation de formation de jeunes traducteurs, est celui de la traduction en atelier. De fait, au-delà des contraintes économiques évoquées plus haut, une claire volonté de formation anime cette démarche. Du fait du nombre de traducteurs (rarement moins d’une douzaine) et de la nécessité d’une évaluation, le travail de traduction passe généralement d’abord par des travaux individuels, suivis d’une mise en commun, d’une révision et de débats collectifs, avant la dernière étape, celle d’un travail avec la compagnie universitaire Barracrónicasou la compagnie – désormais professionnelle – Les Anachroniques, pour une mise en bouche permettant aux étudiants de découvrir le rendu de leur traduction et son efficacité dramatique (ou non).

C’est ainsi qu’ont été traduits Un horizonte amarillo en los ojos, de Gracia Morales (2010) et La noche va como un río d’Alvaro Cunqueiro (2011), sous la direction d’Euriell Gobbé-Mévellec ; La historia cruel y divertida de Rosita Boquita de Fresa y de Tartarín el bailarín de Marcelo Lobera (2012) et Contra el progreso. Contra el amor. Contra la democracia d’Esteve Soler (2013), sous la direction d’Emmanuelle Garnier, ou encore Bilbao: Lauaxeta, tiros y besos de Maite Agirre (2014), La ceremonia de la confusión de María Velasco (2015) et Orígenes, de la Colombienne Beatriz Camargo (2016), sous la direction de Fabrice Corrons.

Ici, la démarche est un peu différente puisqu’elle met en présence des traducteurs en formation, inscrits dans un cadre académique, et un spécialiste du théâtre et traducteur, qui est responsable de la traduction et doit assumer un rôle de régulateur, d’évaluateur mais aussi d’arbitre lorsque la décision finale ne fait pas l’objet d’un consensus. Il n’en reste pas moins que préside à la tenue de ces ateliers une volonté de réelle mise en commun et que la parole est largement laissée aux étudiants, générant une véritable traduction collective, portée par l’ensemble du groupe.

2.4 Traduire à plusieurs pour le plaisir d’être ensemble ou de la polyphonie scénique à la polyphonie traduisante

À la marge de nouvelles scènes – espagnol, la compagnie Les Anachroniques a aussi publié des textes dans une petite collection auto-éditée, Anachronotes. Le premier texte ainsi traduit (et publié en version unilingue), Pervertimento, de José Sanchis Sinisterra (2003), a été le produit d’un atelier improvisé, à géométrie variable, regroupant tous ceux des membres de la troupes (acteurs, metteurs en scène mais aussi responsables des relations publiques, techniciens) désireux d’y participer… Cette traduction reposait avant tout sur le plaisir d’être ensemble, de prolonger le projet du jeu scénique par le jeu des mots. D’ailleurs, tout le processus était intimement lié au jeu et à la polyphonie, tant par le mode de traduction retenu et la dynamique du groupe que par le texte lui-même, un texte profondément méta-théâtral, à tiroirs, les résonnances polyphoniques de la pièce faisant écho à une expérience partagée sur scène et au-delà.

Nous l’avons mentionné ou esquissé, en filigrane, mais il est important d’insister sur ce degré supplémentaire de travail collectif, qui est l’une des marques de fabrique de nouvelles scènes – espagnol comme d’Anachronotes : le travail avec les acteurs. En effet, à la démultiplication des plumes traduisantes s’est ajoutée une pratique de relecture et de mise en bouche par des acteurs des compagnies Les Anachroniques et Barracrónicas, lecture qui a pu selon les années être un « simple » travail de révision ou carrément faire partie intégrante du dispositif de traduction, avec des va-et-vient réguliers autant que fructueux.

Mais si la traduction collective est une modalité qui ne laisse pas de nous convaincre, force est de constater que, parfois, dans ce parcours lui aussi collectif, des textes ont résisté à un travail à plusieurs mains… Nous pensons tout particulièrement aux textes d’Eusebio Calonge, Futuros difuntos et Homenaje a los malditos (CALONGE, 2009) : le rapport extrêmement privilégié entre la traductrice et le travail de la Zaranda semble avoir produit un phénomène d’appropriation de ces textes, une difficulté à collaborer avec un autre traducteur, au profit d’une collaboration traducteur-auteur, autre modalité passionnante de la traduction théâtrale. Mais peut-être la raison de cet écueil est-elle à chercher aussi dans l’organisation du travail : pour répondre à des contraintes diverses, la traduction à quatre mains, dans un travail conjoint, s’est trouvée remplacée par un travail de traduction individuelle, mis en commun dans un second temps. Ce changement de méthodologie, opposant aux traductions précédentes fondées sur la complicité et l’échange permanent un travail à deux mené séparément, a sans doute été l’une des raisons d’un retour à une traduction solitaire, la complicité et l’échange se reportant sur la relation traducteur-auteur. Mais ce retour d’expérience ne remet nullement en cause la richesse de la traduction collective, tant humaine que sur le plan traductologique.

Après ce rapide parcours des évolutions de la pratique de la traduction collective au sein de la collection nouvelles scènes – espagnol et de ses motivations, nous allons désormais envisager leurs effets, tant en termes de traduction que de statut et de construction des traducteurs, expérimentés ou en devenir.

3. Traduire à plusieurs, quelle traduction pour quel traducteur ?

Si nous revenons sur les premières traductions à quatre mains qui ont marqué les débuts de la traduction collective dans la collection nouvelles scènes – espagnol, tout particulièrement celle de Pornarices (Zurro, 2002) ou ¡A ver un aplauso!(De María, 2003), elles avaient pour point de départ mais aussi pour effet une grande complémentarité, permettant de résoudre des difficultés qui se présentaient, au départ, comme de véritables casse-tête. Le résultat, pour la pratique, était un fonctionnement assez précis dans la traduction, avec un travail d’éclairage de certaines subtilités ou particularités culturelles par le traducteur hispanophone, un travail de rendu en français à quatre mains et un apport quant à certaines subtilités de la langue française et de ces expressions imagées, tout particulièrement (et a fortiori dans Pornarices, assemblage de petits textes mettant en scène des expressions ou des situations tournant autour du mot « nez ») de la part de la traductrice francophone. Dans ces partitions à quatre mains, qu’elles soient le fruit d’une collaboration entre deux cultures et deux langues maternelles, ou d’un traducteur faisant ses premières armes avec un autre plus aguerri, ce qui est intéressant, outre la pluralité des regards et des apports, c’est le « dialogue pluriel avec l’auteur », pour reprendre l’expression employée ici par Hilda Inderwildi à propos de l’expérience du collectif HERMAION. Il faut toutefois concéder que, bien que ces traductions aient eu une reconnaissance institutionnelle, matérialisée par une rétribution du travail accompli ; bien qu’elles aient pu être le fruit d’une collaboration entre un universitaire et un praticien du théâtre ; bien qu’elles aient fait l’objet d’un travail avec une compagnie théâtrale, elles ont pu être considérées (souvent par principe) comme « trop universitaires », problème d’ailleurs récurrent dans les collections publiées chez un éditeur universitaire, et qui n’affecte pas uniquement les traductions collectives. La difficulté réside plutôt dans un double défi, un double préjugé : les idées reçues sur la traduction dite universitaire et les idées préconçues sur la traduction collective et sa valeur.

Ces préjugés sont peut-être encore plus tenaces lorsqu’il s’agit d’un travail d’atelier avec des étudiants – pourtant futurs traducteurs. Julian Zapata Rojas le souligne d’ailleurs lorsqu’il évoque son projet de traduction à vingt mains de la nouvelle Lección de cocina,de Rosario Castellanos:

J’ai présenté – bien sûr, en collaboration avec deux collègues – un projet de traduction collective […] que nous avons réalisé dans un atelier de traduction littéraire à l’université. Nous avons publié notre traduction dans une revue littéraire en France à l’hiver 2011, ce qui constitue pour nous une réussite de ce type de projet. C’est une pratique peu habituelle, qui met au défi les conventions et les préjugés de la traduction auxquels nous sommes exposés comme étudiants et chercheurs en traduction. (ZAPATA ROJA, 2015)

Le défi est d’ailleurs d’autant plus délicat à relever que, s’il est des préjugés sur la traduction « universitaire » – et peut-être dans le champ du théâtre plus qu’ailleurs – et le travail d’atelier, la traduction est le plus souvent perçue, comme le souligne James Saint-André, comme un travail solitaire :

The classic model of translation in Western theory, from ancient times down to the twentieth century, centers around a lone individual working on a single textwith no aid from others […] (I)t seems clear that linguistic theories of translation are based on communication models of language, where a speaker and a listener are the most commonly envisioned situation, and would naturally lead to the assumption that translation is the act of a single individual. […] In translation studies, the fact remains that very few studies explicitly treat collaborative translation, while most either explicitly reject it... or adopt a linguistic convention that implicitly erases it. (SAINT-ANDRÉ, 2010)

Pourtant, des tables rondes comme celle qui s’est tenue lors des 21èmes Assises de la traduction littéraire d’Arles en 2004 ou comme la Journée d’études organisée à l’université de Toulouse Jean Jaurès en 2015 attestent de la vitalité de cette pratique et de sa richesse.

D’ailleurs, pour les traducteurs (en devenir ou expérimentés) qui s’y livrent, la traduction collective en atelier fait l’objet de retours très positifs. C’est souvent un succès en ce qui concerne la pratique personnelle : il n’est que de lire l’article de Tristan Kuipers dans le numéro 2 de La Main de Thôt pour s’en convaincre (KUIPERS, 2013). Et c’est aussi un succès quant à la qualité des traductions, comme en témoigne la diffusion dela trilogie du Catalan Esteve Soler publiée dans nouvelles scènes – espagnol, quantà la création d’un collectif (on en apprécie souvent les effets dans d’autres activités ou enseignements) et à l’apport pédagogique. C’est d’autant plus vrai dans le cas de la collection qui nous intéresse ici que ce projet offre aux étudiants participant à l’atelier la possibilité de produire une traduction théâtrale destinée à la publication. C’est donc une réussite aussi du point de vue du lien recherche/enseignement/professionnalisation et un élargissement de l’expérience pratique et du bagage culturel des étudiants, qui y trouvent l’opportunité de travailler avec des traducteurs professionnels, avec un éditeur, avec des praticiens du théâtre.

C’est, enfin, un enrichissement mutuel, aussi bien depuis la perspective traductologique que personnelle, l’enrichissement d’une traduction qui pose aussi bien des questions : elle interroge l’autonomie de la traduction de chacun, confrontant les traducteurs en devenir à la frustration, parfois, de ne pas voir leur traduction retenue mais aussi au bonheur d’arriver à un résultat inattendu et pertinent. Elle pose également la question de la responsabilité de la traduction, à la fois gommée par le collectif mais aussi augmentée en ceci que chaque proposition de traduction implique tout le groupe. Ce dernier point nous permet de mettre en évidence la question de la lisibilité de ce type de travail dans la trajectoire d’un jeune traducteur, mais précisément par la capacité à coopérer que suppose la traduction collective en atelier et par le résultat qu’elle permet de produire, elle reste, à notre sens, une expérience tout à fait valorisante et professionnellement valorisable.

Pour conclure cette réflexion, très empirique, sur la traduction collective, il ne faudrait pas oublier une dimension qui a sous-tendu une partie de notre propos et qui nous semble importante : le plaisir de traduire ensemble. Ce plaisir apparait aussi bien dans notre propre expérience que dans les retours des étudiants confrontés à l’exercice (KUIPERS, 2013) ou sous la plume du traducteur Philippe Hoepffner, malgré quelques réserves de la part de ce dernier : « dans la traduction collective, le plus souvent, on cherche le consensus, et on perd une partie importante de la traduction : le travail d’écriture » (HOEPFFNERet alii, 2004, 42). Cette restriction n’engage que son auteur et nous ne la partageons pas, concevant la traduction collective aussi comme un travail d’écriture, mais une écriture collective, polyphonique, forte de cette diversité et de cette pluralité, nourrie des échanges et de la complicité qu’elle peut tisser. Une écriture peut-être même plus riche car elle démultiplie et atténue tout à la fois cet élément qu’évoque Katharina Reiss (REISS, 2002) : le caractère du traducteur et son poids sur la traduction.

Note de fin

1 Cette table ronde, animée par Bernard Hœpffner, réunissait Jacques Aubert, Michel Cusin, Pascal Bataillard et Tiphaine Samoyault.

2 Les deux textes ont été publiés dans une traduction de Marcelo Lobera et Agnès Surbezy.

3 L’auteur joue ici sur l’homonymie entre la phrase énoncée, éloignant l’enfant, l’invitant à aller faire un tour – la traduction finalement retenue – et la phrase « Hágasepayasito », lui suggérant de devenir clown.

Citer cet article

Référence électronique

Agnès Surbezy, « De deux à... : déclinaisons de la traduction collective dans la collection nouvelles scènes – espagnol », La main de Thôt [En ligne], 4 | 2016, mis en ligne le 18 mai 2017, consulté le 19 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/605

Auteur

Agnès Surbezy

Université Toulouse 2 Jean Jaurès – LLA CREATIS

Maître de conférences

agnes.surbezy@univ-tlse2.fr