Résumés

À partir de l’expérience de traduction en français de Playhouse Creatures d’April de Angelis, menée à deux avec Marie Nadia Karsky, et en empruntant à Agamben la notion de dispositif, est exploré le processus de traduction théâtrale dans ses dimensions temporelles, spatiales et interpersonnelles. Le travail en couple des traductrices sur Filles de scène fait intervenir plusieurs méthodologies (traduction en parallèle, traduction duelle, traduction en duo), impliquant un positionnement différent de chacune, et une segmentation en étapes de traduction. À cela s’ajoute depuis quelques années la possibilité de recourir à des outils numériques (écriveuses, annotatrices, outils de collecte, de partage et d’archivage), conçus pour d’autres usages mais adaptables au théâtre. Non seulement ces derniers modifient l’environnement technique de travail mais ils ouvrent des horizons nouveaux (le texte comme constellation de ressources) et modifient les rapports humains.

The spatial, temporal and interpersonal dimensions of theatre translationis explored through the example of Filles de scène, the French translation of April de Angelis’s Playhouse Creatures by Marie Nadia Karsky and Claire Larsonneur. Borrowing Agamben’s notion of the apparatus, we study the various methodologies of groupwork: parallel translation, dual translation and translation as a duo. They correspond to various stages in the translation process and imply a repositioning of each translator. Digital tools such as writing platforms, annotating software or archival social media may have been designed for other uses but provide interesting opportunities for theatre translation. Not only do they redefine the technical work environment, they open up new horizons (texts as hubs of content) and bear upon social intercourse.

Plan

Texte

L’expérience de traduction menée en collaboration avec Marie Nadia Karsky pour Filles de scène, à partir de Playhouse Creatures d’April de Angelis, est un bon exemple de la géométrie variable qui préside à nombre de projets de traduction théâtrale. Le projet, conçu au départ comme une traduction destinée à la mise en scène voulue par Emmanuel Suarez, s’est achevé par la publication d’une édition critique et bilingue de la pièce aux Presses Universitaires du Mirail en 2014, la situation ayant évolué au fil des rencontres et le financement pour la production ayant fait défaut. Filles de scène est atypique en ce sens, puisque la publication donne de la visibilité aux deux traductrices et reconnaît leur travail dans ses trois dimensions de collecte, d’écriture et d’archive, mais le déroulé du projet et l’expérience de variations dans le positionnement des uns et des autres ne l’est pas.

C’est au travers de la notion de dispositif, telle que spécifiée par Giorgio Agamben, que j’étudierai cette question, en interrogeant l’articulation entre un projet, les acteurs qui y sont associés (auteur, traducteur, metteur en scène, dramaturge, troupe) et les outils mobilisés (texte, plateau, logiciels, plateformes, réseaux).

J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler, et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. Pas seulement les prisons donc, les asiles, le panopticon, les écoles, la confession, les usines, les disciplines, les mesures juridiques, dont l’articulation avec le pouvoir est en un sens évidente, mais aussi, le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, la cigarette, la navigation, les ordinateurs, les téléphones portables et pourquoi pas le langage lui-même. (AGAMBEN, 2014, 31)

La définition que nous propose Agamben fait bien intervenir des artefacts comme le téléphone et l’ordinateur comme éléments à part entière du dispositif, au même titre que les acteurs et les institutions. La notion de dispositif est d’autant plus intéressante ici que la traduction pour le théâtre intègre nécessairement des rapports complexes aux autres, aux textes, aux ressources et au temps.

Traduction parallèle, duelle et en duo

Dès la prise en main du texte, le processus de traduction théâtrale s’est révélé complexe. Playhouse Creatures(1993) retrace le destin des premières femmes à avoir eu l’autorisation d’exercer comme actrices en Angleterre dans les années 1660-1680. Elle met en scène des actrices célèbres de l’époque comme Mrs Betterton, et surtout NellGwynn, devenue par la suite maîtresse du roi. Structurée en deux actes dont les scènes se répondent en miroir, elle inclut plusieurs « pièces dans la pièce », dont certaines sont inventées par April de Angelis et d’autres relèvent du répertoire de l’époque, comme Antoine et Cléopâtre. Les références historiques sont donc particulièrement prégnantes. En outre April de Angelis joue sur plusieurs registres de langue, populaire et distinguées, contemporaine et plus proche du 17e siècle. Nous avons choisi, Marie Nadia Karsky et moi-même, de commencer par traduire chacune de notre côté l’intégralité de la pièce. Puis nous avons confronté ces deux versions lors de sessions de travail où nous lisions les textes ensemble, discutions des points litigieux et ajustions les versions. Il s’agit donc d’un dispositif qui associe des artefacts (une table, deux ordinateurs, une sortie papier), des acteurs (deux traductrices, un metteur en scène/commanditaire, des actrices) et une institution (un projet éditorial et universitaire). Ce dispositif est à la fois collectif et hybride car il mêle phase d’écriture et oralisation du texte, au sein duquel on peut distinguer trois méthodes traductives : la traduction en parallèle, la traduction duelle et la traduction en duo.

Le passage par la traduction en parallèle, loin d’être un temps perdu, a été précieux à plusieurs titres. Chacune des traductrices a pu se construire une vision d’ensemble du texte et commencer à bâtir un univers de traduction cohérent, qui inclut le repérage des difficultés principales mais aussi des passages, des rôles ou des registres dans lesquels elle se sentait à l’aise. La confrontation des deux versions fut l’occasion pour chaque co-traductrice d’évaluer le travail de l’autre et, par ricochet, d’éclairer le sien. Outre les passages dont les traductions étaient très proches, ce qui validait les choix traductifs que nous avions posés, nous avons eu la surprise de découvrir que certains textes se calaient naturellement l’un sur l’autre dans un jeu de répons. Ce fut le cas de la scène des Amazones, Acte 1 scène 3, où April de Angelis insère une pièce (La Femme au destin fatal) dans la pièce. Le rôle de Penthésilée mourante est attribué à Mrs Farley tandis que deux autres actrices, incarnant les Amazones, commentent la scène. La traduction des répliques de Mrs Farley que j’avais proposée était la plus efficace et s’articulait parfaitement aux répliques des Amazones écrites par Marie Nadia : il y eut très peu de réécriture.

Mrs Farley :

O destin fatal, ô crime déplorable

Que rien n’efface, pas même les heures…

Il m’a attachée à ce saule pleureur

En vain ai-je lutté contre l’irréparable :

J’ai senti brûler le feu de ses reins,

L’ai vu haleter de désir malin…

Outragée je suis, expirer je dois !

Ah ! (Elle meurt)

Les Amazones :

Car Amazones demeurons

À aucun homme n’obéissons.

Féroces guerrières toutes les deux,

Ainsi nous connaît-on le mieux.

Le rideau va se baisser,

La tragédie est terminée. (KARSKY LARSONNEUR, 2014, 65-67)

Le dispositif de traduction duelle, en revanche, implique de négocier le calage de deux interprétations différentes du texte, et de deux sensibilités de traductrices. L’un des points les plus délicats a concerné le choix du tutoiement ou du vouvoiement : en effet les rapports hiérarchiques entre les personnages évoluent au fil de la pièce, tout comme les relations de concurrence entre actrices et de complicité entre femmes. Or le choix de la personne grammaticale en français se doit de refléter ces subtilités du jeu social, qui était interprété de manière différente par chacune de nous. Nous avons fini par trancher en figeant les rapports pour Doll, la servante, et en gardant les variations de statut pour les jeunes actrices, Nell et Mrs Farley. Ce temps de discussion entre les deux traductrices s’apparente au travailinitial d’évaluation des pertes et des gains, de déplacement des effets, d’étoffement et d’effacement lors de la confrontation au texte source. S’y joue aussi une répartition des compétences, Marie Nadia Karsky excellant par exemple dans le registre comique et la parodie de l’accent alsacien (« Humplement, je remercie Matâme qui est bien pône », acte 2 scène 2, p. 147), tandis que j’étais plus à l’aise dans les références bibliques et le détournement des discours religieux (« Et vous verrez les vaches se tarir, leurs mamelles plates ne livreront plus qu’un lait puant. Et vous verrez que tous les hommes sont infidèles, et leur tête pleine de vermine », Acte 1 scène 2, p. 53).

Enfin la traduction en duo correspond à la dimension performative de la traduction, chacune des traductrices ayant plus d’affinités avec tel ou tel personnage, dont elle incarnait la voix lors des relectures en commun. La mise en voix du texte était essentielle, bien évidemment pour vérifier que la traduction fonctionnait à l’oral mais aussi parce que les traductrices pouvaient y jouer les personnages, endossant en partie le rôle des actrices, Marie Nadia préférant le rôle de Mrs Betterton et moi celui de Nell ou Doll.

C’est bien l’articulation des trois dispositifs de travail, à savoir le défrichage solitaire du texte (une personne, un ordinateur) puis les sessions de discussion autour d’une table ronde (deux personnes, deux ordinateurs, une sortie papier) et le temps d’oralisation (deux ou plusieurs personnes, un sortie papier), qui a permis de diversifier les méthodes de traduction et d’enrichir le texte-cible. Le temps de la traduction n’était pas uniforme ou neutre mais scindé en moments distincts, qui se sont joués dans des configurations spatiales et interpersonnelles différentes.

La mise en acte de la traduction

La traduction théâtrale, au rebours de la traduction par exemple de fiction, se prête d’ailleurs bien à une description elle-même théâtralisée, en ce sens qu’on peut y voir plusieurs actes d’écritures successifs et qu’elle inclut une part de performativité. Les différents actes de la traduction seraient: le « premier jet » de chaque traductrice, une série de sessions de mise en commun à deux et une troisième séquence qu’on pourrait dire « collaborative », de confrontation avec le point de vue du metteur en scène et des actrices pressenties lors des mises en lecture. À cela s’ajouterait une quatrième et dernière séquence, celle de l’édition proprement dite, où nous avons rédigé l’appareil critique, choisi les illustrations et effectué les révisions nécessaires en lien direct avec la directrice de collection, Nathalie Rivère de Carles. On voit à travers cet exemple à quel point la place du traducteur évolue au fil du temps : en amont de la représentation, il s’agit de produire un document de travail qui va continuer d’évoluer sur scène et échapper au traducteur ; en aval et lors du processus éditorial, les traducteurs ont la main sur la version finale du texte et de son appareil critique. Le traducteur peut donc être à la périphérie (en coulisses pour ainsi dire)ou bien au centre du dispositif ; il en figure le plus souvent un moment mais peut s’y trouver associé de bout en bout.

Il est intéressant de noter également l’apport du metteur en scène et des actrices pressenties. Comme le projet est né à l’initiative d’Emmanuel Suarez, qui souhaitait mettre en scène une version française de la pièce, il a participé à deux ou trois sessions de relecture/discussion et orienté certains des choix de traduction. Ce fut notamment le cas du titre de la pièce, pour lequel nous avions hésité assez longtemps entre Comédiennes, qui avait l’avantage de recentrer le propos sur la vie des actrices et Filles de scène, qui fut choisi en raison de la référence aux filles de joie, plus proche de ce qu’implique l’anglais creatures. Le dispositif choisi pour ces sessions, là encore autour d’une table-ronde et dans une atmosphère conviviale, valorise l’échange d’égal à égal. Les textes ont également fait l’objet de filages avec plusieurs actrices professionnelles : le dispositif change du tout au tout car la parole est aux actrices tandis que les traductrices annotent leurs liasses. Même si les participants sont assis en cercle, un décalage et une hiérarchie s’instaurent nécessairement. Un terme manifestement approprié à l’écrit peut être difficilement prononçable et c’est bien la logique de la représentation, et donc l’opinion des actrices qui prévaut alors. Notons que la traduction est généralement mobilisée lors du travail de répétition à partir d’une collation de feuillets. Reproduite en photocopies, brochures ou livrets, la traduction est alors littéralement re-maniée, c’est-à-dire transférée sur des supports que l’on peut prendre en main : les autres acteurs du dispositif, à savoir metteur en scène, acteurs et dramaturge, peuvent ainsi s’approprier le texte par la rature, la retouche, la note et le commentaire.

Il me semble que la spécificité de la traduction théâtrale, par rapport à la traduction littéraire, tient à ce découpage temporel en plusieurs phases d’appropriation de travail et aux logiques d’appropriation et de remaniement collectif qui sont fortement asymétriques.

Collaborations et discussions

En effet, la mise en scène engage une dynamique de groupe régie par des logiques étrangères au texte : le degré de charisme des participants, l’existence de hiérarchies formelles ou informelles influent au moins autant, sinon plus, sur les décisions que la fidélité au texte. On y trouve aussi des effets propres à la temporalité et à la spatialité des échanges. Citons par exemple la nécessité sociale de briser un silence trop long. Dans le cas d’un désaccord, un silence prolongé d’une des parties conduit en effet souvent les autres discutants à prendre la parole, soit pour proposer plusieurs solutions, soit pour détailler les raisons de leur opposition : paradoxalement la discussion est plus nourrie. L’ordre de prise de parole influe également sur les choix textuels car les derniers à s’exprimer dans un groupe ont toujours tendance à s’aligner sur la position majoritaire. L’effet Steinzor, par lequel les membres d’un groupe tendent à s’adresser aux personnes les plus distantes d’eux en public, et aux plus proches pour les remarques privées, opère aussi(LECUYER, 1975, 550).Autrement dit, « la disposition spatiale détermine la structure de communication et donc le mode de fonctionnement du groupe. » (LECUYER, 1975, 557).Le travail collaboratif en présentiel, caractérisépar la synchronie des échanges ainsi que la forte teneur sociale des interactions, introduit nécessairement d’autres enjeux que celui de la traduction et de ce fait peut conduire à marginaliser le traducteur. La richesse indéniable des dispositifscentrés sur le plateau n’empêche pas un certain risque de déperdition, soit par auto-censure, parce qu’une idée chasse l’autre ou qu’il n’y a pas de temps pour l’esprit d’escalier, enfin parce que les remarques et annotations diverses vont se trouver éparpillées ou perdues.

Les outils numériques de rédaction

C’est là que peuvent intervenir les outils numériques d’écriture et d’annotation collective qui se sont multipliés depuis une dizaine d’années. À la différence des logiciels de traitement de texte comme la Suite Office qui sont verrouillés par le fabricant, les logiciels libres comme Open Office qui ont été développés sur les quinze dernières années permettent de construire des outils personnalisables à moindre coût. Deuxième évolution clef, plus récente encore, l’avènement du cloud computing, c’est-à-dire l’accès à des plateformes de travail et de stockage où tout se fait en ligne plutôt que sur le disque dur d’un ordinateur, facilite le travail collaboratif. Parce qu’ils sont asynchrones par principe, chacun contribuant à son heure et selon son rythme, ces outils fournissent un complément précieux aux échanges en réunion. De plus ils permettent de différencier clairement ce qui relève de la rature ou retouche et ce qui appartient au fil de discussion ou de commentaires. On pourrait même avancer que leur interface constitue d’une certaine manière une « scène » numérique, l’équivalent virtuel d’une table des négociations, qui garde trace des interventions des uns et des autres, et qui remet très concrètement tous les contributeurs dans la boucle, auteur et traducteur y compris. Enfin les écriveuses et les annotatrices, décrites ci-dessous, peuvent fournir un espace de travail collectif sur le texte qui s’inscrit dans le temps long : cela remet en question la linéarité du processus par lequel la séquence collective de travail au plateau succède à la séquence plus solitaire de rédaction de la traduction.

TLHUB ou Translation and Literary Hub est une plateforme numérique de traduction, qui propose une écriveuse doublée d’un réseau de traducteurs. La version test a été lancée en février 2012, et une version plus aboutie est ouverte au public depuis novembre 2013. Ce projet ambitieux est porté par la SEUA (Société Européenne des Auteurs) en association avec le Centre National du Livre, Actialuna Cie et plusieurs associations européennes de traducteurs. Après avoir acquitté un droit d’entrée modique, les traducteurs peuvent créer leur profil, téléverser des textes de référence et ouvrir toute une série de projets liés à ces textes. La plateforme se prête aussi bien à un travail privé en solitaire qu’au partage de ressources ou au travail en parallèle sur un texte donné. Elle a été conçue comme un hybride entre les outils de TAO et les documents partagés des intranet ou du cloud. De la TAO elle reprend le principe de segmentation du texte, l’affichage en vis à vis des textes sources et cibles et les fenêtres d’utilitaires, à gauche sur la capture d’écran ;de l’intranet et du cloud, elle reprend la possibilité d’intervenir à plusieurs en même temps et offre un fil de commentaire, à droite sur l’écran.

Fig.1

Fig.1

Même si le maniement en reste parfois délicat, notamment en matière de sauvegarde des différentes versions, TLHUB propose plusieurs fonctionnalités intéressantes pour des traducteurs de théâtre. Par exemple le fait de pouvoir créer plusieurs traductions pour un même texte source au sein de l’interface aurait été très utile lors de notre première séquence de travail sur Filles de scène. La fenêtre dédiée aux commentaires ouvre un espace d’interaction avec les différents participants au projet selon leurs statuts : membres, traducteurs et gestionnaires. Une description détaillée des différents rôles est proposée par Camille Bloomfield sur le blog de TLHUB (2013, en ligne), on en reprendra ici les grandes lignes. 

Le rôle minimal, celui qui permet le moins d’actions, est celui de « membre » d’un projet. Un membre peut suivre les évolutions d’une traduction, voir les différentes versions qui en sont faites, et commenter les segments des traductions dans les projets auxquels il participe. C’est une sorte d’observateur/commentateur. Il peut aussi faire une proposition de traduction: une notification est alors envoyée aux administrateurs et aux traducteurs du projet qui, s’ils le souhaitent, peuvent valider sa proposition.

Le statut du traducteur est clairement distingué de celui de membre, lequel pourrait convenir à d’autres participants comme le dramaturge ou le metteur en scène : l’interface explicite ainsi le dispositif collectif et spécifie le degré d’action de chacun. Enfin les commentaires ne peuvent être effacés ou modifiés : la plateforme fonctionne donc sur le mode de la prise de parole que nous connaissons hors ligne, fait assez rare dans le monde numérique. Conçue pour des textes de sciences humaines ou de fiction, l’écriveuse de TLHUB prend toutefois mal en charge l’alternance de répliques et de didascalies, ainsi que la segmentation en scènes qui font la spécificité d’un texte de théâtre. Il est difficile d’y ajouter des plug-ins ou des liens externes et elle ne permet pas de charger du contenu multimédia. TLHUB est un outil pensé principalement pour le traducteur en sciences humaines, bien adapté à la première séquence de travail focalisée sur le texte.

Plus intéressantes à mon sens, et mieux adaptées à la dynamique d’un projet théâtral seraient les annotatrices dont la plateforme Co-ment constitue un bon exemple. Co-ment, lancé en 2010, est un service web d’annotation, de discussion et de réécriture de textes, basé sur un logiciel libre mais géré par une société de services privée, Abilian SAS. L’accès au service se fait sur abonnement d’un mois ou d’un an, ce qui correspond assez bien à la temporalité d’un projet scénique. Une fois téléversé un texte donné, par exemple la version intermédiaire d’une traduction de Martin Crimp, discutée avec Camille Bloomfield et reproduite dans la capture d’écran ci-après, le porteur de projet peut inviter plusieurs autres participants à commenter le texte et à en proposer d’autres versions.

Fig.2

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Les commentaires peuvent être triés par date, par auteur ou par étiquette : ici nous avions choisi <lexique> et <syntaxe> mais on peut imaginer des étiquettes comme <mise en scène>, <références et ressources> ou <variante>. Le gestionnaire de projet peut créer une série de versions intégrant les commentaires successifs et facilement accessibles via un menu ; il peut aussi visualiser l’activité de chacun des participants, que ce soit en termes de temps passé ou de nombre de commentaires. L’outil est bien adapté à des textes courts, scènes ou chapitres, qui sont particulièrement riches ou problématiques : dans le cas de Filles de scène, comme la première et la dernière scène de la pièce sont écrites en miroir et qu’elles se sont avérées assez ardues à traduire, les téléverser sur une annotatrice dès la deuxième séquence de travail aurait été très précieux. Dans ce cas précis et parce que le titre anglais de la pièce est une citation tirée de la scène finale (playhouse creatures), un outil tel que Co-ment nous aurait certainement servi de boîte à idées, répertoriant les dizaines de propositions que nous avons explorées conjointement avec Emmanuel Suarez à partir des sèmes de ces deux scènes : les prostituées, les comédiennes, l’ourse, le jupon, la plainte, la danse, le sang et la violence. Contrairement aux écriveuses qui restent centrées sur le texte, les annotatrices sont des outils conçus pour l’échange et qui peuvent préparer le travail de plateau, ou le compléter.

Qu’il s’agisse d’écriveuse ou d’annotatrice, notons que ce type d’outil numérique identifie les contributeurs nommément et permet d’évaluer la quantité de travail produite par les uns et les autres : l’ajout des fonctionnalités de suivi du projet, ce qui est désigné sur Co-ment comme un « activité-mètre », peut paraître intrusif mais c’est un outil imparable pour prévenir toute tentative d’accaparement du projet par l’un des contributeurs au dépens des autres. Le numérique, outre son intérêt dans la genèse de l’œuvre, contribue ici à assurer une visibilité au traducteur et à garantir la reconnaissance de ses droits de traduction ou de représentation.

Archives et collecte de ressources

Tous les outils mentionnés ici permettent d’archiver un grand nombre d’informations, au premier rang desquelles se situent les différentes versions du projet. Mais ils restent, de par leur conception même, centrés sur le texte, qu’il s’agisse du document source ou des traductions. Il est toutefois une autre dimension du travail du traducteur, souvent occultée ou minimisée, mais qui rejoint les travaux du dramaturge et du metteur en scène: la collecte de ressources annexes au texte. Les traducteurs sont généralement formés aux techniques de recherche documentaire et disposent d’une légitimité professionnelle en la matière. En effet, travaillant le texte au plus près, ils ont besoin de toutes sortes d’informations, lexicales, historiques, visuelles ; si la traduction est commandée pour un projet scénique particulier, ils ont besoin d’indications sur les choix de mise en scène : par exemple la période à laquelle le metteur en scène situe la pièce, le choix des couleurs, les éléments de décor retenus, le profil des acteurs etc. Les tableaux de bord numériques, comme Pinterest ou les organisateurs de contenus comme Pearltrees sont particulièrement bien adaptés à ce type d’activité, et peuvent également être partagés entre tous les acteurs du projet. Le principe de Pinterest est très simple : il suffit de sélectionner sur le web des contenus, images ou vidéos principalement, et de les épingler virtuellement sur un tableau. La capture d’écran ci-après montre une partie des documents que j’avais rassemblés pour Filles de scène : affiches des représentations, portraits des personnages, interviews d’April de Angelis, références bibliographiques, costumes d’époque.

Fig.3

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Pearltrees est un outil de gestion de contenus plus universel car il permet de regrouper des documents tirés de son ordinateur, du web, des messageries et des réseaux sociaux en des arborescences ou des nuages de contenus que l’utilisateur configure à son gré; c’est un outil plus sophistiqué, qui demande un apprentissage et donc moins facile à mobiliser au sein d’un groupe. Qu’il s’agisse des tableaux de bord ou des arborescences, ces outils conçus pour fournir des « boîtes à idées » donnent une plus grande visibilité à la composante documentaire du travail du traducteur. La collecte, menée par le traducteur ou collectivement, s’inscrit alors dans un processus au long terme. Loin d’être reléguée à la phase préliminaire, à la fabrique du texte en amont, la collecte peut se prolonger en articulation directe avec le plateau ou avec des projets éditoriaux. Bien sûr la démultiplication des contenus archivés en relation avec un projet, qu’il s’agisse de versions successives du texte ou de ressources multimédias, comporte un risque d’excès, de cécité par surabondance, ce qu’on appelle infoglut en anglais (voir LAPERDRIX, 2012, en ligne). Apparaissent des besoins nouveaux en matière d’organisation de l’information, par exemple via l’étiquetage des contenus ou leur structuration en catégories : ce sont des missions dont les traducteurs pourraient se saisir car elles sont directement liées à leur travail, en collaboration le cas échéant avec le dramaturge. Mais il s’agit là d’un investissement supplémentaire en temps et en ressources qu’il faudrait prendre en compte et valoriser, point souvent délicat.

Il me semble pour conclure que les dispositifs de traduction pour le théâtre s’articulent heureusement avec la logique évolutive, modulaire et accumulative des outils numériques, principalement sur trois aspects. Premièrement la multiplicité des contributeurs et de leurs statuts, point par lequel la traduction de théâtre se distingue de la traduction d’édition : les outils numériques dédiés au partage de contenus et au travail collaboratif répondent ainsi mieux aux besoins d’un projet théâtral que les traitements de texte traditionnels. Deuxièmement l’articulation du texte à des ressources d’autre nature (visuelles et sonores) : tout ce qui relève de la gestion de contenu, facilitant l’affichage, l’organisation et la récupération des ressources va dans ce sens. Troisièmement la temporalité spécifique d’une traduction de théâtre, tout à fait distincte là encore de la traduction d’édition : les outils collaboratifs et de partage instaurent un temps long de la contribution qui n’est plus structuré de manière linéaire, dans une succession de séquences, mais de manière cyclique en intégrant de la récursivité (l’intégration des commentaires et les navigations dans les versions).Se saisir de tels outils pourrait permettre aux traducteurs de contrer leur double effacement traditionnel, devant le texte et devant le plateau, en leur conférant une visibilité accrue et en remodelant les positionnements de chacun au sein du projet.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Claire Larsonneur, « Filles de scène, duo de voix », La main de Thôt [En ligne], 4 | 2016, mis en ligne le 18 mai 2017, consulté le 19 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/614

Auteur

Claire Larsonneur

Université Paris 8, Transferts critiques anglophones EA 1569

Maître de conférences

claire.larsonneur@univ-paris8.fr