Qu’est-ce qu’un corps ?

  • ¿Qué es un cuerpo ?

Résumés

Tout se passe comme si le problème de la définition des corps répondait toujours à la définition actuellement donnée par les sciences biologiques aux XXe et XXIe siècles, soit l’existence de deux sexes. Or, loin d’être scientifique, cette définition masque le processus de construction, sédimentation et naturalisation qui produit les corps, dans lequel c’est la diversité des sociétés et des individus qui est prévalente. Cet article examine la question du corps, centrale pour l’anthropologie, à partir d’une réflexion sur la fabrique biopolitique et coloniale de la question trans qui discute le naturalisme-objectivisme dans une démarche qui insiste sur de multiples constructions sociohistoriques localisées.

Es como si el problema de la definición de los cuerpos siguiera correspondiendo a la definición que actualmente dan las ciencias biológicas en los siglos XX y XXI, es decir, la existencia de dos sexos. Sin embargo, lejos de ser científica, esa definición oculta el proceso de construcción, sedimentación y naturalización que produce los cuerpos, en el cual la diversidad de sociedades e individuos es lo que prevalece. Este artículo examina la cuestión del cuerpo, central en la antropología, a partir de una reflexión sobre la fábrica biopolítica y colonial de la cuestión trans discutiendo el naturalismo-objetivismo en un enfoque que insiste en múltiples construcciones sociohistóricas localizadas.

Plan

Texte

La question du corps est une question centrale pour l’anthropologie, et le corps, dans son apparence de naturalité, est ce qui est le plus chargé d’histoires et d’Histoire. Cette question apparaît entre le XVIIIe et XXe siècle, notamment quand l’anthropologie rapporte des récits et analyses de sociétés non naturalistes, d’abord nommées chamaniques puis animistes ; par ailleurs, elle apparaît quand la notion d’hermaphrodite est dissoute pour celle d’intersexualité au mitan du XIXe siècle, avant même l’émergence des techniques médico-chirurgicales.

De manière générale, nous voyons le corps comme naturel et non comme un ordre et un système sociopolitique, à l’instar de l’hétérosexualité, qu’il faut voir dans son contexte historique. C’est le processus de naturalisation de, et dans, la « coïncidence » sexe-genre produisant le corps prescrit ou proscrit qu’il nous faut interroger pour révéler le processus de construction, sédimentation et naturalisation (processus CSN). Les questions de genre y sont profondément liées, d’où cette distinction dans ce champ entre studies féministes et trans studies. Sa déconstruction est un mouvement de reconstruction à l’intérieur de la même enceinte sociétale, ce pour quoi il met le modèle naturaliste en crise et provoque un retour de sexisme et LGBTIphobie décomplexée ; parfois à la marge de celui-ci quand l’effacement historique et la stigmatisation ont été trop intenses. Le processus CSN peut prendre des siècles pour aboutir à une stabilisation temporaire et une révolution transgénérationnelle qu’il secrète dans, et avec, les changements sociétaux. Il peut accélérer et donner le sentiment que l’on défait ou détruit le socle ou fondement. MeToo est ce moment accélérateur après la pilule et l’IVG, car l’histoire des luttes pour l’égalité est un inabouti historique. Cette question n’est pas nouvelle puisqu’elle est à la racine de l’anthropologie comparée et en Histoire. Je vais m’attarder sur l’ouvrage de Vigarello, Le sentiment de soi, car il donne à voir à la fois le processus CSN, ce qu’il provoque dans l’Histoire, la vie des gens relativement aux normes ainsi qu’aux sentiments. La 4e de couverture le présente ainsi : « Vigarello montre comment, à partir des Lumières, le corps en est venu à coïncider avec le moi, auparavant circonscrit à la pensée et à l'esprit ». On a là en condensé, une variance ou mutation anthropologique à partir d’un moment-clé de l’Histoire, ici les Lumières. Il indique là les effets et conséquences des croyances religieuses sur la manière dont on voit le corps comme production et la révolution présexuelle du XVIIe au XIXe siècle, qui voit le corps comme fondation puis comme interface. Désormais sexué, c’est-à-dire vu par le référent-maître de la sexualité, ce nouement moi-corps est conforté par la révolution sexuelle au XXe, mais celle-ci, largement inachevée, est restée patriarcale.

Un autre élément majeur est l’administration des états civils instaurée en 1800 en France, suivi des codes régissant la vie des femmes, l’interdiction du travestissement et, avec les colonisations, le code noir. L’administration des états civils transfère la régulation du lien social dans les mains de l’État, où l’État décide de nos vêtures, comportements, corps, etc. Quatre mouvements en un, le compose : 1) une identité déduite d’un corps socialement prescrit — et non un « corps pur » ; 2) un principe masculin supérieur, référent et opposé au féminin ; 3) le passage d’une société à trois statuts jusqu’au mitan du XIXe siècle, homme, femme et hermaphrodite, à une société binaire à deux sexes et l’invention de l’intersexe au mitan du XIXe ; 4) l’intangibilité comme principe-socle. Nous en sommes toujours dans cette séquence définitionnelle du moi-corps qui viendra définir les vies et corps trans, non binaire et inter (ci-après TNBIX+), déduite de la représentation d’une société et identités binaires dans le couplage hétérogenre1. Cela nous renseigne d’abord et surtout sur la structure hiérarchique de société dont sont déduits individus et subjectivités, transformant la hiérarchie médiévale, où le sexe est devenu ce référent informant comment est le genre. Cette hiérarchie hétérogenre se construit de manière distincte du modèle médiéval à trois sexes où l’antécédence du genre domine pour composer la hiérarchie homme, femme, hermaphrodite et les changements de genre dans cette période (Maillet, 2020). Cette congruence ou coïncidence, n’est nullement une expression universelle et stable dans le temps, comme l’affirmait Françoise Héritier (1992), mais l’objet de constructions sociohistoriques localisées, du moins avant les colonisations et mondialisation. Il y a bien une « histoire du corps » parce qu’il y a une histoire des socialités et sociétés dans un espace-temps donné qui se transforme, prend de multiples formes avant de stabiliser sous les injonctions des États-nation. Cette conscience s'exprime dans la notion de sentiment de l'existence où le moi social, donné antérieurement par une hiérarchie déterminée, mute en un moi-corps — ce que nous nommons trop vite individualisme — qui apparaît aujourd’hui typique de la modernité capitaliste et où la conscience de soi est confrontée à la solitude d’être soi. Ce sentiment est localisé, situé dans une aire et époque et dépendant de prémisses métaphysiques construisant et constituant le corps dans une hiérarchie donnée sous la forme et expression de coïncidence ou congruence. Autant dire que le rapport entre ce sentiment et le corps est bien historiquement construit ; que le régime de construction hétérogenre, historiquement dominant, est en train de muter sous la poussée des féminismes et des mouvements dits LGBTIQ+. Cela implique entre autres qu’il n’existe pas une constante unique et universelle, c’est-à-dire présente dans toutes les sociétés humaines, quelle que soit l’aire et l’époque. Le moi dont parle Vigarello est le sentiment et conscience d’être un homme ou une femme dans le cadre d’une différence hétérogenre qui voit l’émergence du primat par le sexe sans changer le primat masculin sur le féminin.

La fabrique de la question trans

Y répondre a consisté en une fabrique biopolitique sur le modèle de la fabrique de l’autre sexe, de l’homosexualité, la bisexualité et intersexe. Une même norme et représentation, limitée à l’aire européenne pendant des siècles, élevée au rang d’universel depuis, en est la cause. Pour y répondre, nous avons mobilisé en Occident la coïncidence sexe-genre. Le genre produit-il le sexe ou l’inverse ? Le sexe est-il premier, fondateur, universel ? Sont-ils toujours congruents, partout et à toutes les époques, chez tous les individus ? Les réponses ont été, non sur la foi d'une scientificité, mais sous la pression de la normativité hiérarchique, où le primat du sexe et la normativité cisgenre s’alignent pour composer cette coïncidence, où le genre de l’état civil dit par avance comment est le corps, le comportement de genre, l’individu, ses relations et sa sexualité, etc. Lorsque l’on pose une telle question – par exemple, si le genre produit le sexe, à un médiéviste, il-elle-iel peut sourciller. La complexion du corps médiéval, chaud/froid, n’est en rien l’identité sexuelle ni ce « réel du corps », que nous prônons depuis le XIXe siècle. Plus simplement, en se focalisant sur l’alignement ou coïncidence sexe-genre, l’on se focalisait sur ce que l’on voit – les organes génitaux – et ce qui est à venir et en train de se faire, soit le genre sociosubjectif de l’individu, sous le regard des normes hétérogenres et la perspective hétéronataliste. Un terrain de spéculation et un pouvoir de redéfinition immense consistant sur l’essentiel à présenter un « corps nu » ou « pur », débarrassé de tout contexte, substrat ou essence, opposé à un corps artificiellement reconstruit qui serait le/un « corps trans ». C’est celui-ci, sous la forme de l’assignation du genre selon une catégorisation binaire et occidentale du sexe, qui nous produit en tant qu’homme OU femme – et nul.le autre.

Or des « autres », l’anthropologie comparée en a trouvé plein. Certaines sociétés animistes amérindiennes allaient jusqu'à huit genres sociaux. La colonisation européenne ne s’est pas contentée de massacrer des « Indiens », elle a effacé un système sociosymbolique à X genres pour en faire une société à deux sexes en débaptisant, au sens chrétien et juridique du terme, les Two Spirit2*, pour les rebaptiser et recatégoriser en « berdache », terme en vieux français signifiant homme soumis à d’autres hommes. En bref, (un) homosexuel passif travesti qui s’écrit au XIXe et se diffuse au XXe siècle. On voit avec cet exemple bien documenté en anthropologie, comment on fabrique du sexe avec du genre – l’ordre des genres, le genre relationnel, le genre ressenti par l’individu dans une relation, etc.

Nous avions l’habitude de considérer la question trans comme une réponse donnée par des savoirs médicaux. Dès le manifeste de Sandy Stone, qui est tout autant un programme des (futurs) gender-trans studies qu’un programme de sciences studies, le mouvement trans a montré qu’il n’en est rien : elle est un discours politique sur une supposée « coïncidence sexe-genre » déduisant les subjectivités de la perspective hétéronataliste où la biologie du sexe, et plus récemment du cerveau, construit une sociobiologie des corps. Autant dire, nul queer et même nul devenir ou subjectivité mais une naissance que l’organisme physiologique vient incarner. Comme la perspective hétérogenre occidentale a effacé l’organisation sociospirituelle animiste des amérindiens, la réduisant à une homosexualité travestie, elle a effacé les existences non cisgenre et non binaire pour en faire ces « trans-sexuels », « homosexuel travesti », etc. En clair des catégorisations morales constituent les arcboutants de ce système héliocentrique que l’on va chercher dans les hormones, le « sexe du cerveau », des chromosomes et même dans le génome. C’est ce que Philippe Descola appelle le naturalisme-objectivisme (2005) et Tim Ingold un néodarwinisme (2015). La dénomination de sexuel indiquant que nous sommes dans un cadre de pensée dans lequel la notion d’identité sexuelle est ce qui donne au corps son déterminant social principal excluant.

La fabrique de la question cisgenre

L’objectivisme des discours médicaux a prétendu fournir une réponse au moyen d’une question : comment guérir ? en justifiant un diagnostic, présupposant une cause directe ou une pathologie sous-jacente au dit transsexualisme. Ce faisant, ces discours produisait des corps et individus trans en escamotant la question centrale, soit la normativité cisgenre nécessaire à la perspective hétéronataliste ; ou encore, comment les individus sont-ils produit en homme ou en femme en effaçant la population androgyne (Bem, 1976). Or, nous savons depuis Michel Foucault et Gayle Rubin que la question – comment guérir ? – est une question morale mutée en politique où le savoir est un pouvoir et non une observation ni une réponse scientifique.

En retournant la fabrique de la « question trans », on découvre en miroir la fabrique cisgenre mais surtout, on découvre que le diagnostic est une production politique depuis un poste de pouvoir panoptique, inférant sur l’existence d’individus réduits à une maladie, un trouble ou un comportement que les pouvoirs politiques ont toujours nommé en pointant du doigt : communautarisme, subversion, transgression, etc. Or la population trans pointe le communautarisme cisgenre, la transgression pointe l’adhésion normative. Les questions trans sont bien des questions sur la société patriarcale cisbinaire3 qui a produit le corps des femmes, des trans et intersexes. La société et définition cisgenres me définit comme trans, c’est-à-dire comme quelqu’un ayant transitionné d'un « sexe » à l’autre, un « homme devenu femme » ou MtF. Je ne suis ni l’un ni l’autre mais une subjectivité nulle, non advenue, inconnue, partant de cette population d’androgynes ou NB, désormais invisible, à une surassignation sociale à partir d’un papier qu’est l’état civil où « je » n’existe pas, simple potentialité. Je l’ai appelé une trajectoire insituée, distincte – mais non pas nécessairement opposée – d’un statut institué. Je ne peux pas me situer dans une cartographie où « je » n’existe pas, qui m’exclue. J’ai été fabriquée selon un statut d’homme, tenu et perçu comme tel. Je dis bien homme et non mâle. L’état de mâle est une description de l’état de la sexuation d’un organisme, et non une description de ce que « je » est au regard de l’assignation sociojuridique, dans le lien social et mon – éventuelle – sexualité. On n’est pas assigné mâle et femelle mais bien garçon ou fille, homme OU femme – et nul.le autre.

Dans de nombreuses sociétés animistes amérindiennes, le régime d’assignation est distinct sur plusieurs points majeurs : l’assignation intervient avec le développement psychosocial des enfants et non « à la naissance » ; relève d’une assignation socio-spirituelle relative à des croyances sur des liens ontocosmologiques ; où la barrière nature/culture n’existe pas. Un enfant peut être assigné garçon ou fille, non binaire ou agenre – la réassignation à l’occidentale n’existe pas. Je ne choisis pas plus mon sexe et mon genre, dans l’une ou l’autre aire et croyance, mais pose une question qui est une proposition : comme aurait été ma transition dans un système à 4, 6, 8 genres sociaux ? Serais-je devenue cette « transsexuelle » ? Ma réponse est non. Transsexuel est une construction politique ; par ailleurs, la subjectivité est donnée sous condition d’adhésion au régime hétérogenre.

Un focus semble nécessaire sur cette idée de fabrique, sur la base des écrits de deux auteures, Caroline Eliacheff et Céline Masson de l’Observatoire de la Petite Sirène4 qui reprennent une offensive médiatique délibérée dont le but est de nuire et d’ôter des droits à une partie des citoyens d’une démocratie de droit en considérant que les droits de l’humain seraient caducs, pour cette population et d’autres comme les autistes.

La fabrique de l’enfant transgenre

Dans leur opus, elles pensent la fabrique de l’individu trans en général, l’enfant trans en particulier, dans ce qu’elles nomment une « mutation anthropologique » : « Le poids de la culture LGBTIQ et l’influence des réseaux sociaux ont donné une visibilité nouvelle au sentiment d’être né dans le « mauvais corps ». Elles ignorent la définition qu’en donnent les TNBX+5 : le sentiment que leur moi-corps ne répond pas à l’assignation de genre et aux normes associées. « Emancipation progressiste ou phénomène d’embrigadement idéologique ? », demandent-elles, prenant à témoin notre société. Répondons : ni l’un ni l’autre mais comme souvent, une instrumentalisation des sciences en général, de l’anthropologie en particulier depuis l’effondrement des thèses psychiatriques.

Fortes d’un positionnement qu’elles disent « universel et républicain » en ignorant deux siècles d’observations en anthropologie – l’anthropologie du corps en particulier – elles reprennent le mensonge de la maladie mentale sous le terme de « dysphorie » pour constituer ce socle argumentaire et sa méthodologie, d’où cette notion de « mauvais corps » qui cherche à reconstituer une non-linéarité trans par rapport à une linéarité cisgenre – on nait, on devient, etc. – à partir d’un faux postulat anthropologique. La « dysphorie de genre » ou sentiment d'un « mauvais corps » sont produit par l’idée d'un corps premier, non prescrit, fondateur et universel. Or ledit « mauvais corps », supposant un « bon corps », est une production collective, relative à une séparation-distinction entre le « moi » et le « corps », sans informer son contexte historique si c’est le moi qui créé le corps ou l’inverse. La « dysphorie » est l’autre nom d’une « rupture moi-corps » ou « rupture sexe-genre », qui fait souffrir, isole, etc. Elles puisent dans la littérature médicaliste-naturaliste, purgée de l’influence décisive qu’elle a eue pour faire des – futurs – hétérosexuels, ainsi que des colonisations européennes et toute leur dimension anthropologique, qu’elles réinterprètent à l’aune du naturalisme occidental. Par ailleurs, elles ignorent le travail d’enquêtes de l’OMS entre 2010 et 2019 dans le monde entier pour se focaliser sur un prétendu « lobby trans » et inventent une « épidémie ». Autant de préjugés que l’on retrouve dans notre propre contexte actuel sur le peuple juif, arabe, sur les homosexuels, etc.

Schématisons le mode naturaliste et cette pensée. Le mode naturaliste se définit sur trois composantes co-articulées : nature-culture, corps-assignation, sexe-genre. La nature définit comment est le corps à partir du sexe ; la culture définit comment est l’assignation de genre et donc, le genre supposé de l’individu à venir. La si bien nommée « coïncidence » est une fabrique à partir de de ces trois composantes. Désormais, on peut donner un genre à son enfant avant même sa naissance. Elle est issue d’une tradition donnée dans une société-époque donnée, non d’une recherche scientifique, où le genre d’appartenance du futur individu est l’antécédent principal et non le sexe – sauf à « coïncider » sexe et genre. Ces trois binarismes organisent tous les binarismes : homme/femme, majorité/minorité, inné/acquis, etc.

Ce modèle n’affirme rien de moins que la nature produit la culture pour aligner l’assignation sur le corps et le genre sur le sexe. Or cela avait été réfuté par Margaret Mead puis Maurice Godelier mais revalidé par Françoise Héritier comme une « constante universelle ». Maurice Godelier avait pourtant montré que, comme en Occident, c’est un système de domination socio-économique et symbolique qui est à l’origine des statuts sociaux affirmant entre autres la propriété des enfants, des terres, des productions, etc., non la sexuation. Héritier va l’appeler « valence différentielle » et non une constante – qui serait – universelle et ahistorique. Ce qui est universel est le fait que la quasi-totalité des sociétés humaines répondent au prédicat politique du patriarcat hétérogenre mais non le fait de la barrière nature/culture, comme si souvent affirmé. C’est le patriarcat ou système patrisexuel6 qui pense et organise concrètement une société « à deux sexes » et avec elle, une constante d’une différence sexuelle nécessaire à la procréation naturelle.

Nous disons que nous sommes assigné.es à « un genre selon le sexe ». Cette définition date du XIXe siècle. Le « sexe », référent et invention sociohistorique tardive, sous les noms de classes de sexe ou d’appartenance de sexe, devenu ce référent premier, accompagne la révolution des identités sexuelles depuis le XIXe siècle où la « valence différentielle » se fixe et fige dans la biologie donnée par la classe de sexe puis, avec la naissance de l’endocrinologie, avec les hormones, cette fois au sens d’organes génitaux ou sexuation primaire et secondaire. Dans ce sillage, la valence maintient la hiérarchie médiéviste en révoquant la thèse des complexions corporelles déclinées en chaud et froid distinguant les hommes des femmes, efface la fluidité du genre et de la socialisation, à son profit. Or cette invention du sexe et la révolution conceptuelle qui s’ensuit aux XIX-XXe siècle, que dénoncent Eliacheff et Masson, et beaucoup de nos contemporains face aux questions TNBX+, est précisément, au sens de l’anthropologie, une « mutation anthropologique ». Elle transforme le rapport culture-nature-médiéval ou mode analogique (Descola, 2005) en inversant les coordonnées, puisqu’elle fait de la biologie un référent invariant pour instaurer la figure sexobinaire Homme/Femme que nous connaissons. On va désormais le chercher dans les chromosomes ou le flux hormonal, demandant aux sciences biologiques de conforter une métaphysique cisbinaire.

Le corps, quel corps ?

Le naturalisme objectiviste occidental se définit symboliquement par une âme-un corps, tandis que l’animisme considère un corps-deux esprits ou encore une migration ou correspondance d’âmes, esprit ou totem dans des corps différents ; par exemple, dans la culture Shuar et achuar, âmes-animaux dans les corps d’humains, selon une hiérarchie culturelle.

Dans un cas, le corps est posé en fondation ; dans un autre, c’est la relation d’identité ou ontologie qui le traduit. Dans les deux cas, le corps est prescrit et c’est bien cela l’invariant dit anthropologique, non la biologie sexuée. Le corps peut héberger deux, trois, quatre âmes – humaines et non humaines – mais il lui faut un cadre ontologique le nommant et une cosmologie le portant ou le refoulant. L’âme animiste peut héberger un animal-totem, un arbre totem, tandis que l’âme naturaliste se forge sur cette coïncidence sociojuridique du sentiment individuel et social du « moi-corps ». Quelques précisions définitionnelles. Le mot « totem » ritualise la coïncidence humain-animal dans un contexte où la barrière nature/culture n’existe pas. « Le mot « genre » ne désigne pas dans ce contexte la coïncidence, mais le cadre ontocosmologique lui-même, lequel permet une lecture adéquate d’un lien social déjà-là – les normes sociales condensant le processus CSN – et indique la réalité relationnelle des personnes en-train-de-se-faire. »

Le « corps » n’existe pas en tant que tel. Nous désignons là l’organisme biologique tandis que le mot corps désigne ce que l’assignation et la prescription des normes font, modelant l’organisme en corps prescrit. En ce sens, la question, qu’est-ce qu’un corps, reçoit une réponse claire : ce que le lien social, binaire ou non binaire, ouvert ou fermé, permet, assigne et impose au travers d’une fausse naturalité et neutralité de « la nature ».

C’est là l’origine de la question en anthropologie. Un kanak répondant à un anthropologue hollandais, lui dit : « vous nous avez apporté le corps et non l’Esprit. Nous nous construisons par l’Esprit, il est notre antécédent principal tandis que vous, votre antécédent principal est le corps7. » Plus exactement, il s’agit ici de l’assignation d’un organisme au système sexe-genre biobinaire dans un système sociojuridique autonome et prescripteur du lien social ; au point que ledit lien social ignore qu’il existe ces « autres genres », ou ne peut plus les ignorer et les combat, sous la forme d’une pathologisation, transgression ou autre. Les kanak ne pouvaient imaginer une administration des états civils, car il faut penser et comprendre ce qu’est « l’état civil », ce qu’il fait à l’assignation et donc aux personnes réelles dans un lien social donné.

Clovis Maillet et Sophie Albert proposent cette réflexion d’ensemble incluant l’épaisseur historique : « Dans les conceptualisations modernes du genre, la distinction sexe/genre dépend de la différence nature/culture. Or à l’époque médiévale, les concepts de « nature » et de « naturel » sont polysémiques, et non superposables avec leurs équivalents actuels. La différence entre nature et culture (plutôt exprimée par le terme « norreture ») n’a pas le même sens qu’à partir des XVIIe et XVIIIe siècle, période de la « naturalisation » du monde (Donna Haraway, Bruno Latour et Philippe Descola). On pourrait défendre qu’il n’y a que du genre au Moyen Âge, et pas un sexe biologique d’un côté et un genre social de l’autre8. » L’analogisme médiéval du Ve au XVe siècle a accouché du naturalisme patriarcal au XXe en a) renforçant la différence sexuelle par la différence nature/culture ; b) sans la distinction sexe/genre, pourtant nécessaire à la reformulation et resignification des corps et vies non cisgenres et NB ; c) la coïncidence nature/culture répond elle aussi au processus CSN. Le bi(o)naturalisme binaire sauvegardait la hiérarchie chaud/froid-hommes/femmes en écartant les organismes intersexués pour en faire cette « erreur de la nature » à partir du XIXe, indiquant là que son système juridique advient par la culture. Nous sommes face à un système culture-culture. Même chose de l’assignation de la femme à la-nature et l’assignation de l’homme à la-culture : ces idées relèvent de la valence différentielle qui fabrique la différenciation homme/femme en excluant les autres genres. Comme le signale Descola, c’est là un système et régime « analogique » – et non « naturaliste » qui statue sur le lien intériorité-physicalité – que nous nommons désormais lien sexe-genre. Outre qu’elle est profondément moderne dans la distinction nature/culture, cette mutation anthropologique dans le passage d’une société analogique à trois genres à une société naturaliste « à deux sexes », implique une irrigation idéologique sur la nature du corps et sa distinction en organisme. Tantôt, cette distinction est réduite et l’on place l’humain dans l’ordre général des mammifères, tantôt, l’on place la société humaine au sommet d’une hiérarchie héliocentrique où « l’homme » est cette espèce qui sort des déterminismes biologiques et environnementaux.

Par-delà de nature et culture

Ce qui intéresse Philippe Descola intéressait déjà Marcel Mauss chez les Inuits, Margaret Mead, Maurice Godelier ou encore Marilyn Strathern et Eduardo Viveiros de Castro : existe-t-il une constante anthropologique, propre à toutes les sociétés humaines en considérant la barrière nature/culture ou cette constante est-elle cosmologique, c’est-à-dire propre à une aire, dépendant d’un mythe créateur et autonome des autres aires ? Descola répond que les tableaux ontologiques diffèrent d’une aire et d’une époque à l’autre. Il montre comment le couple physicalité-intériorité est distinct d’une aire ontologique à l’autre, combien la physicalité est liée aux intériorités narratives et symboliques, de la relation entre les existants d’une aire environnementale ; que dans l’animisme, la physicalité ne détermine pas comment est l’intériorité, contrairement au naturalisme. Il ne s’agit pas d’un universalisme face à un (des) relativisme(s) mais de relativismes face à d’autres relativismes, du moins avant la mondialisation occidentale. Sans surprise, Descola fait du naturalisme-objectivisme occidental un cas historique récent et minoritaire.

Mais ces tableaux, désormais regroupés sous le nom de « tournant ontologique », ne répondent pas aux enjeux que pose la réémergence de la fluidité de genre dans le naturalisme occidental actuel, ni même à ceux de l’analogisme ternaire médiéval, pourtant bien connu et documenté, et pas davantage dans les formes d’animismes et son tableau si particulier, que des anthropologues ont appelé le rituel de l’arc et du panier (Hérault, 2010).

Tout se passe sur le fond comme si le problème de la définition des corps répondait toujours à la définition actuellement donnée par les sciences biologiques aux XXe et XXIe siècles, soit l’existence de deux sexes. Or, loin d’être scientifique, sauf à isoler complètement la définition donnée par les sciences biologiques, c’est la diversité des sociétés et des individus qui est prévalente. Le prédicat de deux sexes ne vérifie pas l’étude des organisations sociétales, sauf à emboîter strictement une valence différentielle, historique, construite et stabilisée, avec une différence sexuelle, à telle enseigne que certains anthropologues vont inaugurer un « troisième sexe-genre » – par exemple, dans la culture inuite avec les Sipiniit. L’énigme du corps dans l’échange entre Boesoou et Leenhardt9 inaugure cette question au XIXe siècle, mais les réponses vont varier dans le temps en fonction des disciplines et enjeux éthiques, conflits et controverses, sans oublier les colonisations qui font disparaître des rituels pourtant vieux de plusieurs siècles. Le tournant ontologique tente précisément de remettre de la science dans l’affirmation universaliste. Les chamans créent un monde aussi réel que l’endocrinologue penché sur son microscope ou le psychanalyste occupé à démontrer les tenants d’une loi symbolique. Cela revient à interroger l’histoire des corps par l’histoire des échanges composant le lien social et le corps social en fonction des enjeux sociaux, symboliques, économiques et biologiques. En bref, le « sentiment de soi » dépend du type de société, laquelle dépend du type d’ontologie – nous dirions aujourd’hui en fonction de l’ordre binaire des genres.

Ce sursaut du naturalisme-objectivisme sous le nom « d’antiwokiste » auquel l’on assiste depuis environ 2010 n’est pas dû à un hasard de calendrier. Les discours politiques en France se positionnent très clairement en faveur d’un électoralisme de droite et d’extrême droite, reprenant là les tenants fascistes de certains dirigeants. Plus largement, on assiste à un retour du religieux – les discours antitrans du pape François – la laïcisation et l’égalité demeurant inachevées et menacées par les nationalismes autoritaires ; enfin, à l’usage des confusions et superpositions des termes composant le naturalisme patriarcal, se réinstaure une hiérarchie par paires10. Face à un monde liquide désancré des territoires et terroirs (selon Zygmunt Bauman) dû aux politiques ultralibéralistes au sein d’un mondialisme échevelé, ces retours autoritaires transfèrent sur les « minorités » ou les migrants, le poids d’une unicité républicaine prétendument menacée et prétendent redire une loi symbolique, biologique et juridique unique, plus que jamais nécessaire pour dire le sens – de la famille et la patrie (re)sacralisées. Une loi dans laquelle la place de l’altérité est occupée par l’(E)glise et la (N)ation – ou encore les sciences, dans le cadre des controverses dites scientifiques. À peu de chose près, on retrouve les discours de Pinochet, Melloni, Orban, Poutine, Zemmour ou Trump infusant un régime de contrôle généralisé ; contrôle que l’on retrouve dans les tribunes politiques de l’Observatoire de la petite sirène et ses chantages sur « l’effacement des limites » et « suprématie des sentiments »11 ; termes et expressions qui effacent les colonisations, arasent des sociétés entières et fait disparaître les enfants queers au fur et à mesure qu’iels apparaissaient. Tout à leur contre-militance, les auteures ignorent que le mariage d’amour, comme l’avait été l’amour courtois au Moyen-Âge, est la forme sociale de la « suprématie des sentiments » – traduisons le terme de suprématie : la majorité des individus y adhérant. La (D)ifférence des sexes, principe fondateur ou constant, sert ce dessein, par et pour une procréation sexuelle sacralisée composant et régissant la famille dite nucléaire – création contemporaine pour (presque) toustes les historien.nes –, l’administration des états civils et le lien social. Au XXe siècle, la nature, cette substitution analogique de Dieu, est posée en régulateur de sens, via une définition objectiviste des corps selon une « identité sexuée » et sexuelle. Impossible ici de ne pas penser à l’analogie XY de l’identité masculine selon Elisabeth Badinter et, en contrepoint, à la définition-cadre d’Hélène Rouch : le corps n’est jamais une réalité première mais dépend de systèmes de signification (Rouch, 2011). Un minutieux réexamen du passé vient donc de commencer, opposant un naturalisme hiérarchique et des formes analogiques dont les vies et corps TNBX+12, constitue le nouvel « ennemi principal » à la loi panpatriarcale.

Forte de ces descriptions et reconceptualisations, je suis sortie du naturalisme-objectiviste occidental et ai examiné comment les autres modes ontologiques disent le corps dans un processus d’apprentissage continu. Je me suis approchée du « genre relationnel », tel que le décrit Marylin Strathern, ou Candice West et Don Zimmerman dans leur article, Doing gender, le genre en train de se faire. Voyons de plus près quelle confrontation entre les deux assignations, cisgenre et transgenre. Avec cette définition, on a deux modes d’assignation : assignation de genre selon le sexe (mode cisgenre) ; assignation de sexe selon le genre (mode fluide ou transgenre).

En Occident, seul le premier existe et force une destination unique et polaire aux trans. Laurence Hérault (2010) décrit l’assignation rituelle des enfants dans les aires animistes amérindiennes selon une logique sociale que nous méconnaissons encore largement et qui correspond, selon nos critères, à un mode sociétal fluide. Cette seule indication aurait dû infléchir la perspective universaliste, l’usage immodéré de la barrière nature/culture et la perspective pathologiste. Mais précisément, cette perspective n’est pas là pour répondre et offrir un cadre de pensée et de pratiques à toutes les sociétés, mais pour imposer le cadre occidental. À cet égard, les travaux de Sandra Bem (1976) avaient montré que le mode androgyne, se dépolarisant du tout-homme ou tout-femme, était la réponse sociétale idéale aussi bien en termes de santé mentale que d’organisation sociétale. Comme le cadre occidental a transformé des two spirit en « berdache », il a transformé des personnes TNBX+ en « transsexuels », « transgenre » ou « travesti ». Du point de vue des sociétés animistes, cette transformation de leur société sociospirituelle et leur modèle d’assignation est un ethnocide en sus d’un génocide. Du point de vue des personnes TNBX+, c’est un effacement historique des fluidités de genre et un contrôle panoptique général sur leurs vies au moment de leur réémergence historique. Autrement dit, le système-régime cisgenre a transformé des sociétés entières et des personnes se définissant par le genre – personnel et relationnel, en ne retenant que le « personnel », récemment transformé en « ressenti » – en des personnes définies par le sexuel et, in fine, par le (leur) sexe. Cela nous renseigne sur les critères d’objectivité et d’universalité, souvent défendus de concert. Il n’y a là qu’une objectivation d’une personne réduite à l’abstract de l’organisme sexué en sus d’une synecdoque bipolaire et réductionniste (a) homme = masculinité = mâle, opposé à femme = féminité = femelle ; (b) effaçant une multiplicité des genres non cisgenre.

Sur le fond, on peut voir en transparence l’alibi-maître du naturalisme : faire passer la socialisation de genre pour du sexe, c’est faire passer l’assignation sociojuridique pour une réponse adaptative de la nature à la culture.

Qu’est-ce que la personne trans ? Qui répond ?

Au XXe siècle, la première réponse apportée à cette question a été donnée tour à tour par des discours religieux, puis extra-médicaux qui disposent – dans cet ordre – a) une maladie sous le nom de « transsexualisme », b) le champ médico-chirurgical qui transforme la sexuation d’un corps sous condition de contrôle biopsychiatrique et c) le champ juridique qui l’acte en changeant l’état civil.

Le but, placer l’assignation juridique en dernier pour sauvegarder l’idée d'un ordre inné ou naturel et d’effacer le rôle de l’assignation culturelle sur l’intériorité et le devenir des individu.es. Comme pour la question intersexe, la question trans a consisté à modifier un corps pour ne pas modifier l’administration des états civils. Cela a eu pour conséquence l’augmentation de personnes opérées.

2e réponse : pour la personne trans, les réponses sont liées au contexte pathologiste et d’isolement social. Face à la pression normative et le chantage aux papiers d’identité, des personnes NBX+ ont adopté la réponse transmédicaliste.

3e réponse : pour les personnes NB, c’est un réapprentissage de soi, devant se construire en solitaire, dont le référent et antécédent principal était la réponse transmédicaliste. Le transféminisme s’est construit en réponse à ce chantage institutionnel et l’émergence des trans NBX+ est liée à la militance trans face à un contexte de contre-militance.

Dans tous les cas, la conception du corps est différente – naturaliste ou non, essentialiste ou non – mais non la coïncidence sexe-genre. Dans tous les groupes, celle-ci existe mais elle n’existe pas dans les mêmes conditions de découverte, de relationalité, de respect des intériorités, etc. Prenons un exemple. Une femme agenre, trans ou non, intersexe ou non, n’est pas dans un état de rupture sexe-genre mais dans celui d’une recombinaison sexe-genre lui donnant un meilleur équilibre dans les conditions inchangées des normes binaires de genre. Elle implique un lien social à n vies = n corps. C’est précisément cela qui est dénié, utilisant des contre-vérités et un glossaire d’un autre temps : « L’anthropologie chrétienne considère donc le corps comme le premier langage de l’âme. Age, apparence, sexe, … : tout cela nous façonne et contribue à dire qui nous sommes13. » Outre ce nouvel emprunt à l’anthropologie, le propos dit ouvertement à quoi nous devons croire et adhérer alors même que nous sommes athé.es. Prenons à la lettre le propos : « le corps comme le premier langage de l’âme ». Ce propos dit pourquoi certaines personnes en viennent à considérer le changement de corps-sexe : en tant que corps prescrit/proscrit, il est un langage.

Quel lien social ?

Répondons avant de développer : un lien cisgenre, établit sur une hiérarchie homme/femme analogique et mutée en une hiérarchie biobinaire fondée sur les identités sexuelles au XXe siècle. Quel autre lien social ? En 2007, j’ai donné une première conférence sur les sociabilités non binaires chez les trans. Avec Karine Espineira, nous avions opté, lors des UEEH14 en 2006, pour des micro-ethnologies auprès de toutes personnes se définissant comme TNBX+. Nous avions obtenu une vingtaine de nominations-définitions pour trente personnes environ. Ces données excluaient un lien social binaire. Cela m’a conduite à voir le lien social aux UEEH comme non binaire – plus tard, on y rajoutera non cisgenre – et à questionner la structure géopolitique de la société.

Ce que j’y ai découvert est à la fois très simple et en apparence contre intuitif : le corps est entièrement construit par et dans le lien social. Il n’est pas construit de la même façon chez tous les individus, le point de départ n’est pas localisé au même endroit. C’est l’esprit, l’âme ou le développement et la socialisation en train de se faire qui l’occupe, dans un lien social à deux sexes = deux genres ou à n vies = n corps. Si les vies cisgenres sont définies par leur sexe-genre d’assignation, les populations non-cisgenres sont construites par leurs développements dans des situations de discriminations, leurs manières d’habiter leur corps, leurs habiletés et inhabiletés cognitives et sociales, etc.

En bref, je me suis arrachée du contexte naturaliste attribuant au corps une origine première et primordiale, et l’ai interrogé à son tour avec une nouvelle question : que serait une anthropologie des transidentités ? Les uns se construisent leur corps à des moments différents de leur existence et peuvent le reconfigurer de maintes façons à des moments ou cycle de vie différents. Toustes construisent leur corps en fonction de la topologie du lien social qui est potentiellement multiple. Je synthétisais toutes ces données par une question et une réponse : qu’est-ce que le corps : ce que le lien social permet – ou non. Mes recherches de terrain ont conforté l’intuition selon laquelle le paradigme transsexuel est structurellement lié à la société et à la métaphysique binaires tandis que le paradigme non binaire l’ouvre en trois endroits-clés, le corps issu du lien social, le nouement individu/société où la subjectivité est fabriquée ; la santé mentale et la santé sociale. Dans un lien social à n vies, les transitions sont bien plus souples, secrètent moins de discriminations et de discours sur la « santé mentale », produisent moins de violences et meurtres si vite escamotés dans les thèses pathologisantes. L’assignation se comporte comme si elle n’était pas un pouvoir, une contrainte et une violence sur les corps et développements alors qu’elle est une instance totalement autonome du lien social, construisant, dans un face-à-face violent, la thèse cisgenre contre la thèse transgenre, imposant un programme à des personnes réelles qu’elle mute en maladie, trouble, dysphorie, monstre. L’assignation en Occident n’est pas un rituel de la vie, comme pouvait l’être l’animisme amérindien ou inuit, mais une institution sociojuridique excluant les vies queers. Son fonctionnement est autonome du lien social qui exprime – ou devrait exprimer – une topologie multiple, croisée, hybride, mouvante.

Il s’ensuit toutes sortes de questions qui en appellent à une philosophie des existences. Elle provoque un questionnement ontologique inouï : qu’est qu’un homme, une femme ? Combien existe-t-il de sexes ? De genres ? Qu’est-ce que l’assignation a à voir avec le corps, peut-on se développer sans assignation ? Existe-t-il des sociétés qui n’assignent pas ? Des individus peuvent-ils se développer de manière distincte de l’assignation ? Toutes ces questions aboutissent à ma question centrale : qu’est-ce qu’un corps ?

Bibliographie

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Hérault, Laurence, « Comment acquérir un sexe avec un arc et un panier : les tests-rituels transgenres d’Amérique du Nord », in Philippe Hameau, Les rites de passage : de la Grèce d'Homère à notre XXIe siècle, Le Monde Alpin et Rhodanien, p.169-178, 2010.

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Maillet, Clovis, Les genres fluides. De Jeanne D’Arc aux saintes trans, Paris, Éditions Arkhê, 2020.

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Thomas, Maud-Yeuse, Espineira, Karine, « Qu’est-ce qu’un corps ». Recherches en psychanalyse, vol. 1, n° 29, 2020, p. 9-20.

Vigarello, Georges. Le Sentiment de soi. Histoire de la perception du corps (XVIe-XXe siècle), Paris, Le Seuil, 2014.

West, Candace, Zimmerman, Don H., « Doing Gender », Gender & Society, vol. 1, n° 2, p. 125-151, 1987.

Notes

1 A trait à la production des formes de masculinité et féminité polaires, opposées l’une à l’autre, pour imposer le modèle nataliste hétérosexuel et où la sexualité humaine est naturalisée. Retour au texte

2 Bispiritualité, personnes s’identifiant comme ayant un esprit masculin et un esprit féminin ; traduction du terme autochtone anishinaabemowin « niizh manidoowag ». Retour au texte

* Le terme en anglais est destiné à réunir et revendiquer différentes notions circulant chez les Premières Nations d’Amérique du Nord : « le concept permet aux personnes bispirituelles de renouer avec les traditions liées à l’identité spirituelle et de genre, à la préférence sexuelle et aux rôles conventionnels. », Filice, Michelle. "Bispiritualité". L'Encyclopédie Canadienne, 21 septembre 2023, Historica Canada. www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/two-spirit [NDLR]

3 De cis et binaire. Retour au texte

4 Ou Observatoire des discours idéologiques sur l’enfant et l’adolescent : https://www.observatoirepetitesirene.org/ [NDLR] Retour au texte

5 Pour trans, non binaire, xénogenre et + Retour au texte

6 Système patriarcal organisé à partir de la domination-possession sexuelle de l’homme (principe actif) sur la femme (principe passif). Retour au texte

7 Il s’agit de la phrase de Bwêêyöû Ërijiyi, kanak de Nouvelle Calédonie, que cite souvent le missionnaire et ethnologue Maurice Leenhardt. Sur les hypothèses de Maurice Leenhardt : Naepels, Michel (2002), « ‘J'ai un corps’. Les enjeux missionnaires de la traduction et de l'interprétation chez Maurice Leenhardt », Philosophia Scientiae 6 (2), p. 15-30. [NDLR] Retour au texte

8 « Archéologies des transidentités : mondes médiévaux », Paris, Sorbonne Université, Colloque international co-organisé par Sophie Albert (Sorbonne Université, EA4349) et Clovis Maillet (ESAD Angers/EHESS), novembre 2021 (initialement en novembre 2020 et reporté en raison du COVID). Retour au texte

9 Maurice Leenhardt, Do kamo, Paris, Gallimard, 1947. [NDLR] Retour au texte

10 Mâle/femelle, homme-culture/femme-nature, féminité/masculinité, domination-soumission, etc. Retour au texte

11 Anna Cognet, Caroline Eliacheff, Céline Masson (Observatoire de la petite sirène), Tribune, Marianne, 16.03.2021. Retour au texte

12 Pour trans, non binaire, xénogenre et +. Retour au texte

13 Éric de Beukelaer « Identité sexuelle : avec respect et pudeur », Chronique Le regard du prêtre, La libre, 27.09.2023. Retour au texte

14 Universités d’été euroméditerranéenne des homosexualités. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Maud-Yeuse Thomas, « Qu’est-ce qu’un corps ? », Sociocriticism [En ligne], XXXVII-2 | 2023, mis en ligne le 21 décembre 2023, consulté le 09 mai 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/sociocriticism/3560

Auteur

Maud-Yeuse Thomas

Chercheure indépendante

Maud-Yeuse Thomas est une intellectuelle et militante transféministe. Chercheure indépendante, elle est cofondatrice et coresponsable avec Karine Espineira de l'Observatoire des transidentités et des Cahiers de la transidentité. Titulaire d'un master 2 recherche en études de genre de l'université Paris-VIII, elle a récemment publié avec Karine Espineira, Transidentités et transitudes. Se défaire des idées reçues (2022), et codirigé notamment les ouvrages Corps vulnérables. Vies dévulnérabilisées (2016), Transféminismes (2015), Quand la médiatisation fait genre (2014). Ses recherches actuelles portent sur une comparaison anthropologique des différents régimes sexes-genre en Europe et dans le monde.

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