Désidéaliser le désaccord, une défense de l’activisme épistémique

  • Desidealizar el desacuerdo, una defensa del activismo epistémico

Index

Mots-clés

Désaccord, « guerres du genre », insurrection épistémique

Texte

Cet article propose une approche non idéale du désaccord1. Pour ce faire, j’appliquerai mes considérations à un cas de désaccord concernant les « guerres du genre ». Mon objectif est de contribuer à la réflexion sur le défi que ces désaccords représentent à la fois pour les acteurs impliqués et pour les institutions dans lesquelles ils ont lieu.

Vers la fin de l’année 2019, un professeur de philosophie politique espagnol a publié un démenti après « avoir subi un boycott » (sic) de la part d’activistes trans de l’université Pompeu Fabra. Le professeur avait été invité à un séminaire international sur le genre pour donner une conférence intitulée « Qu’est-ce qu’être trans ? Quatre énigmes sur l’identité de genre » et, selon ses propos, il n’a pas pu présenter son travail parce qu’au moment où il s’apprêtait à le faire, un groupe d’activistes trans a fait irruption pour exprimer sa désapprobation.

Pour sa défense, le professeur a précisé (non sans ironie) qu’il est cis. Le terme « cis » est la contrepartie logique du terme « trans » et désigne les personnes qui ne sont pas trans. Le professeur en a plaisanté et a regretté de ne pas avoir pu trouver un espace raisonnable pour partager les réflexions érudites d’un universitaire si bien formé à l’exercice de l’argumentation sur des « questions polémiques ». Blessé intellectuellement et moralement, il a écrit :

Je n’ai jamais ressenti comme aujourd’hui l’obligation de prouver que je suis quelqu’un de bien, même si mon raisonnement et les conclusions que j’en tire – toujours soumis à l’examen de la meilleure argumentation – peuvent provoquer de la colère et faire se soulever des sourcils de scepticisme, de surprise ou d’indignation (de Lora, 2019, s/n).

Autrement dit, comment cela peut-il lui arriver, à lui qui – en plus d’être érudit – est quelqu’un de bien? Les références à sa présentation, qui apparaissent dans sa défense, peuvent lui donner un indice de réponse : son répertoire de raisonnement est construit sur un inventaire bien connu de préjugés identitaires négatifs déguisés en bon sens. Derrière sa préoccupation pour la sécurité des femmes (cis) dans les toilettes et leurs conditions supposément désavantageuses dans les compétitions sportives, se cache le préjugé selon lequel les femmes transgenres sont en fait des hommes déguisés en train de rôder. Son recours évident à un préjugé grossier et dépassé, comme s’il s’agissait d’un argument crédible et original, laisse transparaître un imaginaire social dans lequel la transphobie, le cissexisme et la cisnormativité tendent à être activement ignorés – rendant leurs expressions invisibles ou excusées comme des aspects malheureux et inévitables de la réalité sociale.

Une curiosité : dans un sens, l’expérience du boycott répond à la question qu’il posait dans le titre de sa communication. Après tout, être trans c’est, en grande partie, cela : être disqualifié en tant que sujet moral et épistémique simplement parce que vous avez une certaine identité de genre. Finalement, cette expérience pourrait être une opportunité pédagogique bénéfique à ses méditations concernant cet événement mais aussi à celles qui le dépassent et qui concernent les pratiques académiques et les conditions de l’exercice professionnel de la philosophie. En effet, le professeur a signalé une série de critères extra-épistémiques qui entrent en jeu dans les possibilités et les modalités d’accueil dans le monde académique. Certes, ce n’est pas nouveau, mais il est bien connu que nous avons tendance à croire que le film ne commence quand nous arrivons au cinéma et à ne pas identifier les privilèges dont nous jouissons, du moins tant que nous en bénéficions.

Les échos politiques de cet épisode ont été ressentis en Argentine, où certains représentant·es du monde académique local ont exprimé leur solidarité avec le professeur tout en admonestant les activistes. Ils « défendent la démocratie, mais ne la tolèrent pas », ont-ils déclaré, estimant que les activistes n’avaient pas géré de manière adéquate le désaccord qui, à leurs yeux, aurait dû prendre la forme d’un processus de délibération diplomatique à la suite de la conférence.

Dans cet article, je voudrais m’intéresser à cette interrogation en particulier: quelle est l’attitude rationnelle à adopter face à un désaccord ? C’est une interrogation qui a fait appel à différents domaines de la philosophie, comme la Logique informelle (la théorie de l’argumentation) et l’épistémologie sociale (dans laquelle s’est développé le champ spécifique de l’épistémologie du désaccord). Les questions qu’elles posent sont très différentes : alors que la première s’interroge sur la manière de parvenir à une solution rationnelle au désaccord (que faire pour surmonter rationnellement le désaccord ?), la seconde se demande, entre autres, dans quelle mesure la découverte d’un désaccord avec une autre personne exige une révision de la doxa (dans quelle mesure dois-je garder confiance en mes propres croyances lorsque j’apprends que d’autres individus ont des croyances contraires ?)

Dans cet article, je répondrai à ces questions en considérant l’attitude des activistes. Enfin, j’irai plus loin en déduisant trois corollaires qui renvoient, non plus à ce qui est rationnel pour les militants, mais à ce qui l’est pour les institutions. L’exemple que j’ai partagé a lieu dans un établissement d’enseignement supérieur et n’est pas un cas isolé, j’espère donc pouvoir apporter ma contribution avec des réflexions locales.

Pour mener à bien cette réflexion, nous devons d’abord caractériser le désaccord. Il existe un jeune domaine de l’épistémologie sociale qui s’intéresse particulièrement à cette question. Les cas qui mobilisent souvent la philosophie analytique sont les désaccords simples et artificiels qui surviennent entre pairs épistémiques, dans des contextes hyper-idéalisés, et dans lesquels, même si le désaccord ne peut être résolu, son existence est une bonne nouvelle. Il y est toujours présenté comme une opportunité d’amélioration épistémique car, même s’il s’agit de désaccords insolubles, ils permettent de partager des preuves, de révéler des présupposés, de corriger des erreurs et de renforcer des arguments.

Dans ces approches, l’objet du désaccord est souvent aussi peu pertinent que l’identité des sujets impliqués et les relations réciproques qu’ils entretiennent. À tel point qu’il suffit souvent de savoir que les sujets sont dans une position épistémique également bonne en ce qui concerne une proposition – ils partagent les mêmes preuves et sont semblables en termes « d’intelligence, de perspicacité, d’honnêteté, de rigueur et d’autres vertus épistémiques pertinentes » (Gutting, 1982, p. 83) – mais l’un croit à une proposition p et l’autre à -p.

Dans ces désaccords, les propositions en conflit sont souvent superficielles, isolables du réseau d’engagements, de croyances et de préférences de leurs participants. D’autre part, bien qu’il ne s’agisse pas toujours de désaccords théoriques, même si elles ne parviennent pas à un accord, les parties peuvent toujours suspendre leur jugement (Feldman, 2005), c’est-à-dire qu’elles peuvent assumer (sans conséquences majeures) « qu’elles ne sont pas en mesure d’établir qui a raison, et mettre la question de côté » (Castro, 2022, p. 54).

Rien de tout cela ne semble caractériser les désaccords qui se produisent dans le cadre de la « guerre du genre ». Il s’agit de désaccords dus à la résistance au savoir, une résistance fondée sur une idéologie suprématiste qui s’exprime, entre autres, par le rejet des concepts par lesquels les personnes trans donnent sens à leurs expériences de l’oppression ; de la dévaluation injuste de leur crédibilité ; de la construction d’un récit qui présente préjugés, désinformation et discours de haine comme s’il s’agissait de contenus académiques et qui réduit ainsi la violence contre les personnes trans à ses expressions physiques les plus brutales et les plus explicites.

Prenons un exemple mis en évidence dans les déclarations du professeur que nous avons mentionné : la résistance très répandue à l’utilisation du terme « cis » (et de sa famille conceptuelle). Il n’en va pas de même pour « trans », qui est largement adopté (Dumaresq, 2016 ; Cazeiro da Silva, Fernandes de Souza et Alves Bezerra, 2020 ; Radi, 2020). Dans ces conditions, alors que les personnes trans vivent les conséquences de leur identification publique comme « trans », les personnes cis considèrent que « cis » est une expression péjorative ou digne de moquerie. Ainsi, les groupes dominants occupent le devant de la scène dans les débats sur l’agence épistémique des personnes trans en discréditant le langage qu’elles utilisent pour donner un sens au monde social (Aultman 2015, p. 8).

L’utilisation de « femmes cis » et « hommes cis » au lieu de « femmes » et « hommes » (seul ou suivi de « réel » ou « biologique ») remet en question le préjugé selon lequel les femmes trans ne sont pas des femmes et les hommes trans ne sont pas des hommes. Cette compréhension du genre offre également une multitude de ressources sophistiquées nécessaires pour interpréter les expériences des trans en terme de hiérarchies sociales et de dynamiques de pouvoir, qui ne peuvent être comprises de manière adéquate avec les termes unilatéraux du sexisme. Ces ressources comprennent des concepts tels que le « cissexisme », la « cisnormativité », le « privilège cis » ou « TERF ». Le refus de leur assimilation, comme on le voit dans le cas analysé ici, préserve une interprétation erronée des phénomènes que ces concepts éclairent.

J’ai fait référence au privilège. Nora Berenstain a indiqué que la nature du privilège « s’accompagne d’un excédent de crédibilité » (2016, p. 582). Cela signifie – dans ce cas – que si les personnes cis sont plus susceptibles de croire le témoignage d’autres personnes cis concernant le privilège et l’oppression, le témoignage des personnes trans a tendance à être sapé, par exemple en le qualifiant d’« idéologique ».

Cette expression nous renvoie à la rhétorique de l’« idéologie du genre ». Celle-ci trouve ses origines dans les discours catholiques (Kuhar et Paternotte, 2017), mais ces dernières années, elle s’est répandue dans d’autres mouvements réactionnaires, notamment le féminisme « critique à l’égard du genre » (Moore, 2019), jusqu’à devenir un phénomène transnational. Le concept d’« idéologie », dans ce contexte, « évoque une vision dans laquelle les sphères des croyances et des idées sont séparées de la sphère de la réalité, et le genre serait situé dans les premières » (Bracke et Paternotte 2016, p. 144).

Les préjugés négatifs ont également contribué à discréditer les personnes trans. Ces préjugés sont diffusés par des discours normatifs qui imprègnent le sens commun et influencent la vie sociale. Ce phénomène s’étend aux institutions universitaires. Lorsque des étudiants trans haussent leur voix contre des orateurs qui diffusent des préjugés, de fausses informations et des discours de haine sous couvert de revendication de la liberté d’expression, ils se voient attribuer une extrême fragilité et désignés comme des menaces. Cela se produit souvent simultanément, de sorte que si les personnes trans réagissent, elles sont à la fois ridiculisées en tant que « génération snowflake » et diabolisées en tant qu’agresseurs potentiels d’enseignants qui proposent d’« ouvrir le débat » en commençant par affirmer, comme cela s’est produit en Angleterre, que « la transphobie n'existe pas » ou que « les personnes trans ne savent pas ce que c’est que d’avoir un vagin ».

Ces événements reposent souvent sur le faux présupposé selon lequel les droits des personnes trans empiètent sur les droits des femmes (cis), mettant leur sécurité en danger, et qu’ils doivent donc être – tout du moins – débattus. Lorsque les personnes trans s’y opposent, on leur impute une tendance à se sentir offensées qui est considérée comme injustifiée et nuisible. Injustifiée au regard d’un critère qui, s’il ne nie pas la transphobie, établit un standard très élevé pour parler des violences et des discriminations envers les personnes trans, les réduisant à leurs expressions les plus extrêmes (comme le font Suisa et Sullivan, 2021). Nuisible car, aux yeux de certains universitaires, si les universités doivent stimuler l’apprentissage et enrichir le patrimoine intellectuel de la communauté, elles doivent être des lieux où des idées qui peuvent être offensantes pour les étudiants peuvent être soulevées et discutées, et où les étudiants doivent apprendre à y faire face (Whittington, 2019, p. 178). Cependant, selon eux, l’échange de raisons est inhibé par les accusations de transphobie (qu’ils considèrent comme des instruments au service de la censure). Dans cette ligne, ils dénoncent publiquement le fait d’être victimes de l’autoritarisme et du silence, ce qui – soulignent-ils – dévalorise l’excellence académique et remet en cause la liberté d’expression. Selon leur lecture de la situation, l’impossibilité de diffuser de fausses informations, des préjugés et de promouvoir des discours de haine est également une menace pour la vie démocratique. C’est pourquoi ils dénoncent la pratique étudiante du no-platforming, qui revient à boycotter ou à désinviter un orateur, comme une cancel culture et comparent le climat intellectuel qu’elle génère à celui de l’Inquisition ou du nazisme. Cependant, cette pratique s’inscrit dans la généalogie bien connue des stratégies étudiantes contre le fascisme et le racisme, qui remonte aux années 1970 (Smith, 2020).

Pour systématiser, nous parlons donc de désaccords dans le monde réel, qui n’impliquent pas deux propositions isolées, parce qu’elles sont bien plus que deux, et parce qu’il s’agit de systèmes de croyance qui se renforcent mutuellement et qui peuvent être qualifiés de « désaccords profonds », et même d’un type particulier de désaccord profond : les désaccords profonds dus à l’ignorance.

Le concept de « désaccord profond » a été introduit par Robert Fogelin (2019 [1985]), qui a établi une distinction entre les désaccords ordinaires et les désaccords profonds. En ce qui concerne les premiers, il a souligné qu’ils ont lieu dans des contextes argumentatifs « normaux », c’est-à-dire « un contexte de croyances et de préférences largement partagées » (2019, p. 91). Cela signifie que les parties en désaccord ne seront en mesure d’argumenter sur quelque chose que si elles ont un contexte partagé qui permet un échange rationnel. Comme l’a déclaré l’auteur : « la possibilité d’argumenter, la possibilité d’avoir un échange argumentatif authentique, dépend (...) d’un accord conjoint sur de nombreuses choses » (2019, p. 93). Les désaccords profonds ont lieu dans des contextes argumentatifs « anormaux ». Dans ces contextes, les parties impliquées ne disposent pas de ce « riche fonds d'accord », qui est la condition de possibilité de l’argumentation. La collision est donc structurelle, comme le souligne Fogelin : « lorsque nous sondons la source d’un désaccord profond, nous ne trouvons pas simplement des propositions isolées », mais « tout un système de propositions (et de paradigmes, de modèles, de façons d’agir et de penser) qui se soutiennent mutuellement et qui constituent (...) un mode de vie » (Fogelin, 2019, p. 95-96).

Le type de désaccord profond qu’offre l’exemple considéré précédemment est dû à l’ignorance active – ce concept étant compris ici dans les termes de l’épistémologie de l’ignorance. L’ignorance ne se réfère pas ici à un état cognitif négatif d’absence de connaissance ou de croyance justifiée, qui pourrait être résolu par l’information. L’ignorance active est une pratique qui engage l’agent épistémique en tant que contributeur (ce n’est pas quelque chose qui lui arrive, mais quelque chose qu’il fait), une résistance au savoir qui opère à travers des modèles de suppositions et des habitudes d’attention sélective socialement autorisés, qui s’expriment par l’inattention et l’indifférence aux besoins, aux savoirs, aux expériences et aux attentes des sujets marginalisés et qui empêchent les individus privilégiés d’acquérir des connaissances. José Medina souligne que cette ignorance – qu’il qualifie également d’insensibilité ou d’engourdissement – est le produit de processus d’apprentissage historiques et sédimentés, cristallisés dans des structures sociales et des systèmes de croyance qui la reproduisent par le biais de l’éducation.

De plus, les désaccords en question impliquent des groupes ; leurs participants ont des identités pertinentes et se situent en asymétrie dans la hiérarchie universitaire et dans le réseau plus large des relations de pouvoir ; ce ne sont pas des pairs d’un point de vue politique ; ils ne sont pas non plus des pairs épistémiques. Cela soulève un certain nombre de questions intéressantes – qui dépassent le cadre de cet article – sur le pouvoir, la réputation et l’expertise. J’en soulignerai deux.

Premièrement, souvent – et c’est le cas ici – les personnes qui manquent de pouvoir et de reconnaissance sont compétentes en ce qui concerne le thème du débat, tandis que les personnes qui occupent des espaces de décision et/ou sont des références institutionnelles manquent souvent d’informations pertinentes et sont, cependant, arrogantes.

Deuxièmement, l’interaction entre l’identité et le pouvoir fait que les membres des groupes discriminés sont rarement considérés comme des pairs épistémiques. C’est le cas des personnes trans. La rhétorique du mensonge et la rhétorique de la pathologie sapent l’autorité épistémique et la crédibilité des personnes trans (Radi et Rimoldi, 2022).

La rhétorique du mensonge repose sur le contraste entre l’apparence et la réalité, qui fait des organes génitaux la « vérité cachée » du genre (Bettcher, 2007). En accord avec cela, les personnes trans sont considérées comme des imposteurs. Cette conception est mise en œuvre, par exemple, lorsque le système judiciaire estime que l’identité de genre d’une personne trans assassinée devrait être considérée comme une circonstance atténuante lors de la condamnation de l’accusé (dont il est supposé qu’il a réagi après avoir été « trompé »), ou lorsque les espaces féministes « dénoncent » le fait que les femmes trans sont « en réalité » des hommes. Des expressions telles que « c’est un homme qui se sent femme », ou « une personne qui est une femme et s’auto-perçoit comme un homme », supposent et renforcent cette logique.

La rhétorique de la pathologie, quant à elle, dépend du contraste santé-maladie. Depuis 1975, date à laquelle la transsexualité a été introduite en tant que trouble mental dans la Classification internationale des maladies (CIM-9), les expériences trans ont été interprétées à la lumière des catégories diagnostiques. Les différents diagnostics qui ont suivi « positionnent la diversité de genre comme anormale et renforcent la discrimination, la stigmatisation et la violence à l’encontre des personnes trans » (Kara, 2018). La pathologisation « renforce ou peut susciter la stigmatisation, augmentant la probabilité que les personnes trans soient victimes de préjugés et de discrimination, les rendant plus vulnérables à la marginalisation et à l’exclusion sociale et légale, et les exposant à un plus grand risque pour leur bien-être mental et physique » (WPATH, 2010).

Dans ce réseau de significations sociales, être trans, c’est être considéré comme menteur et comme intrinsèquement déséquilibré. Les préjugés négatifs que réaffirment ces représentations érodent la subjectivité épistémique des personnes trans, qui sont considérées comme indignes de confiance et incompétentes, ce qui pose les bases de l’injustice testimoniale (c’est-à-dire de la dévaluation du témoignage des personnes trans – autrement dit leur absence de crédibilité – en raison des préjugés identitaires négatifs que nourrissent leurs interlocuteurs potentiels à leur égard).

À cela s’ajoute le fait qu’il s’agit de désaccords qui ont des conséquences pratiques. Les enjeux sont importants pour les personnes concernées et nécessitent une résolution urgente, de sorte qu’une suspension du procès n’est pas envisageable – car opter pour cette voie, signifierait résoudre le désaccord en faveur de l’une des positions. Enfin, ce ne sont pas de bonnes nouvelles, même d’un point de vue épistémique. Dans les contextes traversés par l’injustice épistémique, le désaccord peut avoir des coûts élevés pour les individus appartenant à des groupes discriminés et pour la communauté dans son ensemble.

Maintenant que nous avons caractérisé le désaccord, nous pouvons revenir aux questions qui ont été soulevées. Les questions de la Logique informelle et de l’Épistémologie du désaccord sont différentes. Cette dernière pose la question de la manière dont nous devons réagir épistémiquement lorsque nous découvrons qu’une autre personne n’est pas d’accord avec nous. La première se demande ce qu’il est rationnel de faire pour les agents en désaccord afin de surmonter le désaccord. Appliquons ces questions au cas analysé ici.

La découverte de ce désaccord exige-t-elle que les militants révisent leurs propres croyances ? Comme je l’ai indiqué, pour répondre à ce type de questions, l’Épistémologie du désaccord s’est principalement concentrée sur les désaccords entre individus également qualifiés, autrement dit sur les désaccords entre pairs épistémiques. Un exemple très discuté dans la littérature est celui du restaurant:

Supposons que nous soyons cinq à aller dîner. Il est temps de payer l’addition, et la question qui nous intéresse est de savoir combien chacun d’entre nous doit payer. Nous pouvons tous voir clairement le montant total de l'addition, nous sommes tous d’accord pour laisser un pourboire de 20 % et nous sommes tous d’accord pour partager l’addition de manière égale, sans nous préoccuper de savoir qui a commandé l’eau importée, qui a sauté le dessert ou qui a bu le plus de vin. Je fais le calcul dans ma tête et je suis presque sûr que nous devons tous payer 43 dollars. Pendant ce temps, mon amie fait le calcul de la même manière et est presque sûre que nous devrions payer 45 dollars chacun. Comment devrais-je réagir en prenant connaissance de sa croyance ? (Christensen, 2014, p. 39)

Trois réponses sont possibles : réduire la confiance en sa propre croyance, la maintenir ou suspendre son jugement. La plus discutée est la première, qui correspond à la position conciliationniste, qui vise à réviser ses croyances. Des philosophes tels que David Christensen (2007 et 2009) ou Adam Elga ont soutenu que, lorsqu’un désaccord survient entre pairs épistémiques, chacun a l’obligation d’accorder à la croyance de l’autre le même poids qu’à la sienne. En partant du principe que le désaccord entre pairs est la preuve d’une erreur de la part de l’un ou de l’autre, et étant donné qu’il n'y a aucune raison de penser que l’interlocuteur a tort, la stratégie des positions conciliationnistes consiste à ajuster les croyances dans le sens des pairs avec lesquels on est en désaccord. Des auteurs comme Feldman (2006), en revanche, proposent comme alternative de suspendre le jugement.

Cependant, comme il s’agit d'un désaccord pratique, la suspension du procès n'est pas envisageable. De plus, comme il ne s’agit pas d'un désaccord entre pairs, les activistes n’ont aucune raison de modifier leurs croyances. En bref, ce type de désaccord n’offre pas aux activistes un argument qui démonterait leurs croyances, il est donc rationnel qu’ils les maintiennent.

Si nous considérons qu'il s'agit d'un désaccord entre expert·es et profanes, nous devons définir qui est qui et selon quels critères. Cela pose des défis importants car ces désaccords confrontent souvent, d'une part, des personnes dont les références épistémiques sont systématiquement dévalorisées et, d'autre part, des ignorant·es trop sûrs d'elle·eux qui sont encouragé·es à exprimer leurs opinions sur toutes les questions et à qui l'on donne une tribune pour le faire. Dans ce scénario, les personnes épistémiquement supérieures sont sous-estimées et les légitimes sont surestimées (au point de se considérer, ou d'être considérées par les autres, comme des pairs ou des supérieurs), ce qui favorise le développement de vices épistémiques et ne contribue pas à la connaissance.

Passons à l’autre question : comment surmonter rationnellement ce désaccord ? J’ai soutenu précédemment que le désaccord que nous analysons correspond à la description de Fogelin (1985) du « désaccord profond ». Rappelons qu’il s’agit de désaccords dans lesquels il n’y a pas de contexte commun qui garantisse que les différences d’opinion puissent être articulées et résolues à travers le jeu qui consiste à donner et à demander des raisons. Cela signifie qu’ils ne peuvent pas être résolus par l’argumentation. Lorsque les parties d’un désaccord n’ont pas de terrain commun nécessaire, l’argumentation n’a même pas lieu. Ainsi, même si le langage de l’argumentation persiste, l’entreprise est non seulement inefficace, mais « les parties du désaccord n’argumentent pas vraiment » (Lavorerio 2020, p. 354).

Et, plus qu’inutile, tenter de s’engager dans un processus argumentatif est, dans tous les cas, contre-productif : cela cause des dommages à la fois à l’argumentation et aux personnes impliquées (Campolo 2005, 2009 ; Christiansen 2021).

En ce sens, la stratégie activiste consistant à contourner les instances de délibération ne semble pas si maladroite. Comme l’a souligné Tim Dare (2013), comprendre le désaccord comme un désaccord profond a des implications pratiques positives puisqu’il met en lumière les limites de l’obligation à s’engager dans des processus argumentatifs et incite à trouver d’autres moyens d’avancer face à des désaccords pratiques.

Ces autres formes sont, pour Fogelin, persuasives et donc non rationnelles. Il conçoit la persuasion en termes wittgensteiniens, comme une pratique de conversion qui a lieu lorsque les raisons sont épuisées. La possibilité de résoudre des désaccords profonds est donc donnée par la possibilité de convertir les interlocuteur·ice·s, de provoquer un changement dans leur façon de percevoir l’objet du litige.

La persuasion comprend la rationalité en des termes problématiques, qu’elle ne développe ni ne justifie, et qui sont loin d’être partagés. Notamment parce qu’il s’agit d’une compréhension qui « dégrade la rationalité » (Turner et Wrigh, 2005, p. 33). Après tout, il existe des activités rationnelles non argumentatives. C’est là que l’« insurrection épistémique » prend tout son sens.

L’« insurrection épistémique » est l’un des noms de l’« activisme épistémique » (Medina, 2019). Il s’agit d’un type d’engagement politique qui implique des pratiques de résistance contre les obstacles épistémiques et affectifs résultant de l’ignorance active, « du cri à la peinture des murs, de l’arrêt et de l’interruption de la vie publique à la création de nouveaux récits, de nouveaux monuments, de nouveaux espaces, etc. » (2019, p. 24). Il s’agit de pratiques de désobéissance qui impliquent un engagement qui dépasse de loin l’échange d'arguments. Leur objectif principal est de réveiller les gens de leur léthargie, de l’engourdissement (cissexiste, en l’occurrence) qui comprend :

Le changement des attitudes et des habitudes cognitives qui influencent les schémas d’action et d’inaction ; (...) l’élargissement de notre répertoire de réponses affectives, la reconfiguration de l’imagination afin que nous puissions comprendre, éprouver de l’empathie et agir avec les autres d’une nouvelle manière, et mettre à disposition de nouvelles formes de réponse qui peuvent traiter de manière adéquate (de manière proactive et préventive) les vulnérabilités des personnes qui peuvent potentiellement être blessées en toute impunité. (Medina 2019, p. 24).

Le boycott, en tant que pratique d’activisme épistémique, vise à provoquer une transformation qui, compte tenu des circonstances, ne pourrait pas être obtenue par le jeu qui consiste à donner et à demander des raisons. Il vise à opérer un changement dans la façon dont certains sujets perçoivent les questions trans, en attirant l’attention sur leur complicité et leur responsabilité. En d’autres termes, il s’agit d’exercer une sensibilité qui leur permette d’être affectés par des perspectives qu’ils n'auraient pas prises en considération autrement.

Jusqu’à présent, j’ai présenté les questions fondamentales sur le désaccord qui intéressent la Logique informelle et l’Épistémologie sociale et je les ai appliquées à un cas de désaccord qui a eu lieu dans le contexte des « guerres du genre ».

Arrivé au terme de mon parcours, j’aimerais retrouver et développer succinctement trois points centraux qui me semblent importants non pas tant pour comprendre les attitudes des activistes qui interviennent dans des désaccords tels que celui que nous avons vu, que celles des institutions où de tels désaccords ont lieu. Premièrement, ces désaccords ne sont pas de bonnes nouvelles. Soulever ou ouvrir certains débats est souvent perçu comme une bonne chose. Loin de faciliter les choses, ils entravent les objectifs épistémiques (au-delà des dommages pratiques qu’ils causent). Deuxièmement, il s’agit de désaccords qui ne peuvent pas être résolus grâce à des instances de discussion, qui sont d’ailleurs potentiellement nuisibles. Troisièmement, nous devons revoir nos critères d’expertise lorsqu’il s’agit de ces questions.

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Notes

1 Cet article est une version révisée de la communication présentée lors de la table ronde 'Mémoires et avenirs des luttes trans* et sexo-dissidentes. Représentations et injustice épistémique' qui s'est déroulée à l'Université de Toulouse en mars 2023 Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Blas Radi, « Désidéaliser le désaccord, une défense de l’activisme épistémique », Sociocriticism [En ligne], XXXVII-2 | 2023, mis en ligne le 03 janvier 2024, consulté le 08 mai 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/sociocriticism/3634

Auteur

Blas Radi

Blas Radi (IIF SADAF CONICET – UBA) est spécialiste d’épistémologie sociale et d’études trans. Dans le domaine de la philosophie pratique, ses recherches portent sur le lien entre l’ignorance et l’injustice épistémique. Il enseigne la philosophie au Département d’épistémologie sociale et coordonne la Chaire libre d’études trans*.

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Traducteur

Nadège Guilhem-Bouhaben