Présentation : Regards oppositionnels et espaces d’agentivité dans les cinémas indépendants

  • Presentación : Miradas oposicionales y espacios de agencia en los cines independientes
  • Presentation: Oppositional Gazes and Spaces of Agency in Independent Cinemas

Texte

Les cinémas indépendants produits et réalisés dans les Amériques nous engagent-ils à revisiter les cadres herméneutiques de l’analyse cinématographique ? Dans quelle mesure mettent-ils en œuvre certaines caractéristiques de ces « regards oppositionnels » que bell hooks décrivait dans le chapitre « The oppositional gaze. Black Female Spectators » de son essai Black Looks: Race and Representation ? Reprenant les propositions de Stuart Hall (1989) concernant l’agentivité des spectateur·ices noir·es et citant les propos de Frantz Fanon sur l’ambivalence du regard qui engendre l’altérisation (1952), bell hooks réfléchissait sur la nécessité d’explorer le potentiel critique que portent les groupes racialisés :

Spaces of agency exist for black people, wherein we can both interrogate the gaze of the Other but also look back, and at one another, naming what we see. The « gaze » has been and is a site of resistance for colonized black people globally. Subordinates in relations of power learn experientially that there is a critical gaze, one that « looks » to document, one that is oppositional. In resistance struggle, the power of the dominated to assert agency by claiming and cultivating « awareness » politicizes « looking » relations— one learns to look a certain way in order to resist (hooks, 1992, p. 116).

Les articles qui composent ce dossier prennent le relais des revendications de bell hooks et interrogent les espaces d’agentivité dont disposent les cinémas indépendants américains face à l’hégémonie des regards que diffuse l’industrie cinématographique. À la suite de bell hooks, le développement des perspectives critiques offertes par les études postcoloniales, décoloniales et queer/cuir permettent d’analyser les modalités qu’adoptent les productions contemporaines indépendantes pour politiser les rapports de regard et mettre en œuvre des dispositifs de résistance. 

L’actualisation spectaculaire des politiques de représentation dans les médias et dans le cinéma nous offre des éléments de réponse quant aux raisons pour lesquelles les groupes minorisés s’emparent de la caméra et, d’une manière ou d’une autre, participent à la création, la réalisation, la production ou à la distribution de leurs productions, dans le secteur aux contours flous du cinéma indépendant. Comme le résume Geoff King, « Indie is a territory that suggests a particular range of filmmakers, films, and institutions. It is not an exact quantity, the borders of which can be drawn very firmly or definitively, but neither is it an entirely vague and amorphous category » (2017, p. 3). Les travaux proposés ici assument pleinement l’hétérogénéité que recouvre la notion de « cinéma indépendant » dans la mesure où ils s’accordent à mettre en valeur les différentes modalités que peuvent développer les cinématographies ne disposant pas de moyens de production comparables à ceux des majors films studios. Belén Ciancio, par exemple, signale l’une des variations contextuelles de cette notion : alors qu’aux États-Unis les termes « indépendant » et « indie » renvoient à des films réalisés hors du cadre Hollywoodien et des grands circuits commerciaux, en Argentine, en l’absence de grands studios et de méga sociétés de production, la notion désigne en réalité un cinéma qui se situe hors du circuit que forment les écoles de cinéma et les institutions nationales, comme l’Instituto Nacional de Cine y Artes Audiovisuales1 (INCAA), ou encore les films produits dans les provinces, où l’industrialisation des modes de production telle qu’on la trouve à Buenos Aires n’existe pas.

Les mouvements de protestation contemporains, tels que Black Lives Matter et #Metoo, se nourrissent des questions que posent les représentations des rapports de race, de genre et de sexualités, travaillées depuis les années 70 à partir des études culturelles (Hall, Burch, Richard), des études féministes et queer (Mulvey, de Lauretis, hooks, Sellier), des féminismes décoloniaux (Rivera Cusicanqui, Lugones, Galindo). 

Dans l’exercice pratique de ces regards oppositionnels, il s’agit aussi, selon bell hooks, d’élaborer une contre-mémoire et d’inventer ainsi un futur alternatif à celui que programme l’ordre du monde hérité du capitalisme esclavagiste et colonialiste :

It is this critical practice that enables production of feminist film theory that theorizes black female spectatorship. Looking and looking back, black women involve ourselves in a process whereby we see our history as counter-memory, using it as a way to know the present and invent the future. (hooks, 1992, p. 131).

Les revendications portées par ces mouvements, dont certains ont bénéficié d’une couverture médiatique mondiale due à l’impact global des industries culturelles étatsuniennes, font écho aux luttes anti-racistes, féministes et queer dans les pays d’Abya Yala – terme de la langue Cuna, peuple originaire de Colombie, qui signifie « terre qui fleurit », « terre mûre », « terre vive », adopté dans une démarche politique pour désigner le territoire latino-américain – ou d’Améfrica Ladina (González, Viveros Vigoya 2020), dont les traces sont observables au cinéma bien avant ces dernières décennies (Mullaly et Soriano). Les réalités culturelles et les regards critiques dont sont porteurs ces cinémas depuis les années 60 demeurent toutefois souvent à la marge des circuits de production-distribution-diffusion, largement dominés par une double hégémonie nord-américaine et européenne (Schroeder Rodríguez).

Du mouvement Ni Una Menos, parti d’Argentine et qui a essaimé dans les luttes féministes occidentales, aux mouvements de femmes Mapuche au Chili, au collectif Actoras de cambio au Guatemala, en passant par les performances et graffitis de Mujeres creando en Bolivie, ou les résistances drag queen et trans – ou Tansloca – à Porto Rico (La Fountain-Stokes), l’espace audio-visuel résonne et resplendit de tous ces chatoiements du ch’ixi (Rivera Cusicanqui). Le ch’ixi est une notion qui invite à décoloniser les processus de métissage en se détournant de la fusion pour habiter une hybridité conflictuelle, c’est-à-dire en acceptant de regarder le colonialisme en face, pour le défier :

La noción de ch’ixi […] plantea la coexistencia en paralelo de múltiples diferencias culturales que no se funden, sino que antagonizan o se complementan. Cada una se reproduce a sí misma desde la profundidad del pasado y se relaciona con las otras de forma contenciosa. (Rivera Cusicanqui, 2010, p. 70)

Les contradictions et confrontations qu’implique la métaphore de ch’ixi ouvrent de nouvelles perspectives relationnelles décoloniales. Silvia Rivera Cusicanqui anime un atelier de sociologie de l’image qui constitue un espace de formation pour décoloniser les points de vue2.

En Amérique du Nord, le cinéma indépendant se présente comme « un domaine très vaste et diversifié, une mouvance informelle plutôt qu’un mouvement organisé », défini principalement par son « opposition au cinéma hollywoodien qui constitue un point de référence. » (Hurault-Paupe et Murillo, 3) En tant que forme oppositionnelle, il est donc un lieu « privilégié » d’expression des minorités : les metteur·euses en scène, producteur·ices issu·es des minorités ethniques et de genre n’ont en effet d’autre choix que d’opérer dans ce secteur parce que c’est le seul lieu qui leur permette d’aller au-delà des limites habituellement permises dans le cinéma grand public, ou qui leur offre la possibilité de faire des films tout court (King, 2004, 223).  

L’objectif de ce dossier est d’interroger à la fois la production de discours cinématographiques problématisant les rapports intersectionnels, et celle de discours critiques qui accompagnent ces productions, dans la mesure où les regards oppositionnels que promeuvent les mouvements sociaux précédemment évoqués peuvent aussi contribuer à de fécondes relectures de productions qui leur sont antérieures.

Les stratégies mises en place en marge des pratiques hégémoniques se matérialisent également dans la constitution de maisons de productions créées par et pour ces cinémas, qui assument des alliances féministes queer intersectionnelles. Elles sont en synergie avec les festivals de cinémas, lieux privilégiés pour la diffusion de ces films porteurs de regards contre-hégémoniques. Fonctionnant en tant que « sites alternatifs » qui contribuent à la « production, distribution, et exposition » des films (Wong, 2011, p. 5), ces festivals sont des instances indispensables dans les parcours d’autonomisation des cinémas marginalisés.

Il est néanmoins crucial de garder en mémoire que le cinéma indépendant recoupe des réalités différentes au sein des Amériques. Le terme peut s’appliquer à un large éventail de films qui sont difficiles à cerner ou qui n’ont pas nécessairement beaucoup d’éléments sémantiques, esthétiques et politiques en commun. Un des constats à l’issue de ce travail collectif sur les cinémas indépendants dans les Amériques concerne la diversité de la provenance géographique des films étudiés (Argentine, Colombie, Chili, États-Unis, Venezuela) qui a le mérite d’opérer un décentrement par rapport aux productions états-uniennes, dont on aurait pu penser, a priori, qu’elles feraient l’objet d’études plus nombreuses, dans le sillage des travaux consacrés aux productions hollywoodiennes. Or ce numéro présente un paysage finalement très fidèle à la richesse des regards oppositionnels dans les Amériques. Cette diversité géographique s’accompagne d’une convergence critique dans l’appropriation et l’application d’épistémologies communes, issues des théories féministes, queer et anti-racistes – comme en témoignent la récurrence des références aux théories de Butler,  De Lauretis,  Deleuze, Fanon, Haraway,  hooks, Preciado – mais issues également de la « circulation des théories » (Lima Costa et Alvárez) et des dialogues critiques Sud/Nord. 

Un bref échantillon de la diversité des regards oppositionnels observables dans les productions Américaines du XXIe siècle est ainsi proposé dans ce numéro, mettant en évidence d’autres manières de voir, d’entendre, de créer, de produire et de diffuser des représentations qui revisitent l’Histoire passée et les conflits du présent, pour participer aux polémiques qui définissent le partage du sensible (Rancière, 2000, p. 66).

L’article de Belén Ciancio ouvre le dossier en nous offrant une remarquable contextualisation globale des productions latino-américaines contemporaines. Elle développe une série d’analyses de ces dernières qui met en évidence la complexité et la multiplicité de ces « paysages de la différence ». Le concept d’a priori audiovisuel – posé à partir de l’oxymore foucaldien d’a priori historique – est avancé afin d’interroger, au-delà de la production cinématographique, les nouvelles modalités de subjectivation, d’énonciation et de performativité des images et de l’audio-visuel. Elle postule que l’audiovisuel est devenu autre chose qu’une production culturelle : un régime scopique spécifique dont l’impact s’est intensifié en période de pandémie, provoquant une reconfiguration de l’archive et de la subjectivité. À l’émergence d’un nouveau sensorium s’est ajouté, dans le contexte du confinement, la prise de conscience de la matérialité du temps et de l’espace, de la violence des dispositifs de contrôle et de la performativité des frontières, en contrepoint de l’extension apparemment illimitée des connexions. Observant les tensions entre une standardisation accrue et une multiplicité de pratiques de résistance, elle examine les pratiques documentaires latino-américaines, insistant sur leur réflexivité et montrant à la fois la mise en jeu des corps, dans une énonciation testimoniale où la production d’archives imaginaires questionne les modalités du rapport référentiel. Dans ce cinéma de la (post)mémoire et dans ces essais documentaires – Albertina Carri, Nicolás Prividera, Carina Sama, Federico Atehortúa, Mercedes Gaviria, Agustina Comedi – il s’agit moins d’interroger le (non)représentable – comme le firent les théoriciens européens, et en particulier français – que de multiplier les apories de la représentation. Celles-ci sont analysées en suggérant l’existence d’un « tournant régional » dans les pratiques archivistiques. Les essais audio-visuels dont Belén Ciancio rend compte, semblent renouer avec les pratiques politiques des années 60-70 et à la fois mettre en scène les problématiques posées par Teresa de Lauretis, inscrivant les « technologies du genre » dans une généalogie queer/cuir de productions et de subjectivations sudacas, migrantes, subalternes, racialisées, loin du glamour des postures académiques.

Une même distance critique vis-à-vis d’une esthétique queer supposément internationale intervient dans l’article intitulé « Fuera de serie. Humor y desconcierto en el cine de María Luisa Bemberg », dans lequel Julia Kratje revient sur le dernier long métrage de la célèbre réalisatrice argentine De eso no se habla (« On n’en parle pas », 1993), pour mettre en valeur son caractère précurseur. À partir des notions de « pose » (Sylvia Molloy), de performance (Judith Butler), de camp (Susan Sontag) et de queer (Teresa de Lauretis) – entre autres – Kratje démontre que ce film marque un tournant dans l’œuvre de Bemberg et anticipe le processus de rénovation du cinéma argentin, initié dans la dernière décennie du XXe siècle et qui s’est consolidé au début du XXIe. Le film opère la mise en suspens des cadres de compréhension du patriarcat mais rend compte également des profonds questionnements – qui lui sont contemporains – du « sujet » du féminisme. Citant Nelly Richard, Kratje souligne son inscription dans des généalogies cuir – autrement dit sexo-dissidentes – latino-américaines, antérieures à la reconnaissance internationale du queer, favorisé par un certain impérialisme universitaire. De eso no se habla, en énonçant dès son titre la répression qui s’exerce sur les corps dissidents, développe une stratégie au moyen de laquelle le cuir et l’expérience handie deviennent les outils d’un questionnement politique qui met en crise les régimes de construction sexo-génériques hégémoniques, les valeurs du validisme normatif ainsi que les versions supposément bienveillantes des discriminations, qui nient le droit à l’autonomie des personnes en situation de handicap. Examinant l’autonomie sexuelle en tant qu’enjeu handiféministe majeur à partir d’un « rire empoisonné » et d’une poétique drag, Bemberg – selon Kratje – nous invite à envisager l’instabilité performative des identités et annonce les complexes ambivalences de la cinématographie plus contemporaine de Lucrecia Martel, Ana Katz, Anahí Berneri, Celina Murga, Julia Solomonoff, María Victoria Menis, entre autres.

D’autres instabilités et brouillages sont à l’œuvre dans le discours cinématographique de Debra Granik. Fondé sur le film indépendant Winter’s Bone, l’article de Cristelle Maury vise à mettre en lumière le regard oppositionnel – en tant que lieu d’agentivité et de résistance face à l’hégémonie des regards (hooks 1992, 208) – que sa réalisatrice pose sur les productions hollywoodiennes, convaincue, comme elle l’a affirmé dans divers entretiens, du rôle que le cinéma doit jouer dans l’évolution des rapports de pouvoir et de domination au sein d’une société patriarcale, marquée par les politiques capitalistes néo-libérales. Ce regard se manifeste par une révision de la manière dont le sexe et la violence, deux éléments associés au voyeurisme et à la « scopophilie », sont représentés dans le cinéma hollywoodien. Winter’s Bone remet en question ces représentations dans une perspective écoféministe, transpéciste et de résistance aux diverses formes de pouvoir étatique et économique. Citant bell hooks et Donna Haraway, qui ont dénoncé la culture dualiste comme étant à l’origine des rapports de violence et de domination, Maury montre comment s’exprime le refus de cette culture en mettant en évidence les stratégies de brouillage des frontières des identités naturalisées. Elle explique que le regard oppositionnel passe par le refus des dualismes mis en scène dans la désexualisation de Ree par rapport au roman, d’une part, et d’autre part dans des parallèles entre souffrance animale et souffrance humaine, qui soulignent la continuité extractiviste et violente entre la situation des femmes et celles des animaux, sous un régime capitaliste patriarcal.

Les animaux et leurs cris peuplent aussi l’article d’Eva-Rosa Ferrand Verdejo, car elle analyse le film franco-chilien de Sebastián Sepúlveda, Las Ninas Quispe, sorti en 2013, et primé meilleur film au festival Mar de Plata la même année. Le film, qui est le premier long-métrage du réalisateur, est basé sur un fait divers, l’histoire de trois sœurs bergères de l’Altiplano dont le destin est affecté par le coup d’état de Pinochet et la dictature qui s’en est suivi. Il est difficile, voire impossible, de ne pas divulguer la fin tragique du film, car ce qui a été décrit comme le suicide des trois sœurs donne toute sa force à l’histoire, nourrissant les débats sur l’invisibilisation des femmes indigènes Coyas de la Cordillère des Andes. Dans son analyse, Ferrand Verdejo s’attache à montrer le paradoxe à la base de l’esthétique de ce long-métrage : en s’appuyant sur le concept de cinéma de la lenteur, elle démontre comment l’aspect minimaliste du film permet néanmoins aux spectateur·ices d’accéder à sa richesse, tant du point de vue de l’expérience sensorielle que du propos sur la marge, ou plutôt sur les marges, dans lesquelles se situent les sœurs Quispe (géographiques, genrées, ethniques). Elle montre que leur isolement n’est qu’un leurre : la présence de la dictature Pinochet, bien qu’elle ne soit pas visible dans le film, n’en est pas moins accablante. Pour nous faire prendre la mesure du regard oppositionnel du réalisateur, elle examine ce qui apparaît comme une autre façon de filmer, qu’elle qualifie de « décentrée, dépatriarcale et décoloniale ». Sepúlveda choisit effectivement de s’éloigner des normes euro-américaines, en se focalisant sur les hauteurs de la Cordillère et sur des femmes indigènes, auxquelles le cinéma de fiction s’intéresse peu. La dernière partie de l’article est à l’image du film et se joue des normes : en s’appuyant sur son expérience de spectatrice, Verdejo met en lumière le travail nécessaire aux spectateur·ices pour s’emparer du propos du film et combler ses vides apparents.

D’autres aspects des rapports intersectionnels sont examinés par Milagro Rodríguez Reyes, dans « Cine independiente venezolano y mirada interseccional: entre representaciones y ojo crítico ». La chercheuse revient sur la catégorie « cinéma indépendant » pour signaler qu’il y aurait peut-être une certaine redondance entre celle-ci et celle de « cinémas latino-américains », dans la mesure où, au-delà de la grande diversité historique et culturelle qui caractérise les productions de cet immense territoire, ces cinémas se construisent dans un rapport de contraste avec l’industrie hollywoodienne, ses moyens de production et l’impact de son hégémonie thématique et esthétique. Si le réalisme social, la thématisation de la violence et de la corruption, ont dominé le cinéma vénézuélien depuis les années 1940, celui-ci semble actuellement s’ouvrir aux problématiques intersectionnelles. Cependant, selon Milagro Rodríguez Reyes, il s’agit encore souvent de fétichiser les marges et la pauvreté, et non d’interroger les structures sociales. La critique de la « pornomiseria » que firent Carlos Mayolo y Luis Ospina dans leur Manifieste de 1978, ainsi que différents travaux de bell hooks, servent de cadre à son questionnement des représentations des femmes racisées dans le cinéma vénézuélien. Elle démontre les limites d’un réalisme où la vraisemblance repose sur des images stéréotypées qui naturalisent les discriminations, diffusant et normalisant une image statique des processus historiques de racialisation. À partir de l’analyse de deux films représentatifs des problématiques actuelles : Una casa pa’ maita de Eduardo Berberana (2010) et Pelo Malo de Mariana Rondón (2014), l’article constate le maintien de deux lignes dominantes : la marginalisation et l’exotisation-hypersexualisation des personnages féminins racisées. Milagro Rodriguez Reyes engage alors une réflexion sur le regard oppositionnel que peuvent porter les femmes racisées sur ces fictions, un regard qui relativise leur dimension critique. Il importe par conséquent d’indiquer la responsabilité qui pèse sur les cinéastes qui participent – intentionnellement ou non – au formatage de leur public, car le contexte social représenté devient un champ d’expérimentation et d’identification.

C’est un tout autre aspect de ce champ d’expérimentation et d’identification que Roque González Galván analyse dans son article « Cine hecho por los vecinos: el cine comunitario desde Argentina », qui se situe dans la continuité de pratiques culturelles populaires traditionnelles – telles que le feuilleton dans la presse du XIXe siècle, le feuilleton radiophonique et la télénovela – mais aussi dans la généalogie cinématographique dissidente issue des années 60-70, ou du cinéma piquetero des années 90-2000. Il s’agit d’une réappropriation populaire des moyens techniques audiovisuels : les subalternes fétichisé·es, examiné·es dans l’article précédent, deviennent les sujets qui organisent la représentation, accédant à cette position à la faveur de la démocratisation de l’accès aux outils de production et de diffusion de l’audio-visuel. Ce cinéma « communautaire », ou « alternatif », se caractérise par sa rupture par rapport aux enjeux commerciaux, dans la mesure où ses destinataires sont essentiellement les groupes qui les produisent, et où c’est l’acquisition de l’expérience cinématographique, plutôt que son résultat, qui importe. La pratique du cinéma communautaire consolide les liens solidaires dans un contexte où les crises répétées tendent à exacerber la précarité. La loi 26.522 de 2009 – connue comme Loi des Médias – a fourni un cadre institutionnel aux politiques de soutien gouvernemental aux cinémas communautaires, promouvant l’inclusion sociale et la diversité culturelle. Le Cine con Vecinos de Saladillo (province de Buenos Aires), dont Roque González Galván retrace les différentes étapes, a bénéficié de ces politiques audio-visuelles progressistes. De sa conception par Fabio Junco et Julio Midú, à la fin des années 90, jusqu’à l’extension actuelle de ce type d’initiatives, encouragées par le dispositif itinérant des ateliers Cine Express, Cine con Vecinos de Saladillo a acquis une large reconnaissance nationale, mise en évidence par l’existence du festival de Cine con Vecinos dont la 20e édition a eu lieu en 2023, ainsi que par les productions diffusées lors de ce festival. Démarche micropolitique, ce cinéma ne fonctionne pas sur le modèle révolutionnaire du nouveau cinéma latino-américain des années 60-70, il ne critique pas radicalement les pouvoirs en place ni n’adopte une esthétique de rupture par rapport aux modèles bourgeois hégémoniques. Ses stratégies de résistance visent à créer de nouvelles expériences et à produire une légitimité cognitive et symbolique.

Ces expériences « indépendantes » qui engagent à la fois réalisation et production, s’inscrivent comme contre-archives face aux fétichisations signalées par Milagros Rodríguez Reyes et critiquées dans l’article de Jacobo Centanaro. Celui-ci explore, dans une perspective critique décoloniale, les contours de ce que l’on appelle le « nouveau cinéma colombien » et la place qu’il occupe dans le paysage cinématographique international. Il passe en revue les relations entre la colonialité et les dispositifs de production, de distribution, d’exploitation et de consommation des images. Selon son hypothèse, si le réseau des dispositifs de médiation du « Nord » favorise l’émergence de cinémas du « Sud », les hiérarchies de la « télécolonialité » – c’est-à-dire « le contrôle géopolitique de l’altérité au niveau mondial, fondé sur l’administration des images à distance » (León, 2012, p. 118) – continuent de prévaloir. Centanaro interroge les notions de cinéma d’auteur et de cinéma indépendant, ainsi que l’universalisme cinématographique et la rhétorique de la diversité culturelle, en abordant plusieurs cas emblématiques du « nouveau cinéma colombien ». Après avoir évoqué le court-métrage de Rubén Mendoza, intitulé Instructions pour faire un film qui plaise aux critiques européens (2014), il s’intéresse à la trajectoire exemplaire de la productrice Diana Bustamante qui, depuis les années 2000, s’efforce de produire un cinéma qui cherche des voies alternatives ou des stratégies oppositionnelles pour déplacer les frontières, comme dans El vuelco del cangrejo (2010), et promeut ainsi une vision communautaire de la création, que le chercheur considère comme « un geste politique d’intervention sur les récits hégémoniques du monde néolibéral et ses logiques mercantiles dans le domaine de la production cinématographique ».

Les questions de financement et de diffusion sont posées également dans le bel entretien qui clôture ce dossier. Emilie Cheyroux, qui explore le contexte des festivals et leur impact dans la production et la circulation du cinéma indépendant, a rencontré la réalisatrice états-unienne d’origine dominicaine, Shenny De Los Angeles, qui lui a accordé un entretien. Son court-métrage de fiction sisters by water a été financé dans le cadre du programme d’inclusion organisé par le festival international latino de Los Angeles (LALIFF) sponsorisé par Netflix. À la suite d’un appel compétitif dont le but est de sélectionner et de soutenir financièrement dix réalisateur·ices en début de carrière s’identifiant comme Afro-Latinos ou Indigènes Latinos, une soirée spéciale est organisée pendant le festival afin de projeter les courts-métrages des lauréats. Dans l’entretien réalisé par Emilie Cheyroux le lendemain de la projection, la jeune réalisatrice livre ses réflexions à propos de sa place en tant que femme noire d’origine caribéenne aux États-Unis et des choix narratifs opérés dans son film. L’inspiration qu’elle a tirée des écrits de bell hooks, qui ont nourri l’ensemble des travaux publiés ici, transparaît dans sa façon de considérer le cinéma comme un moyen de proposer un regard oppositionnel qui refuse de se plier aux représentations dominantes des femmes et des femmes des groupes minorisés. Shenny De Los Angeles rapporte la violence du racisme qui sévit dans son île et la pense à partir du processus de colonisation : « It’s been ingrained in the culture. There is so much violence impacted on Black Dominican folks on the island. This stems from being the first country to be colonized in The Americas. » En contrepoint, elle revendique une esthétique à la fois radicale et tendre, et ses mots qui viennent clore le dossier révèlent, au terme de cette présentation, comment elle conçoit la difficile responsabilité qu’elle prend en charge, en décrivant ainsi son film : « Sensual, intimate, vulnerable, radical but tender, haunting, in a very sweet way. As if getting justice can also be done with sweetness. »

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Notes

1 Si le dynamisme de l’industrie cinématographique argentine du XXIe siècle a été stimulé par une politique de soutien institutionnel, il est aujourd’hui menacé par les mesures qu’envisage l’actuel président de l’INCAA, Carlos Pirovano, qui applique les consignes du gouvernement de Javier Milei. Les dispositions annoncées inquiètent considérablement les acteur·ices de ce secteur qui se déclarent « en état de choc », selon l’article de Laura Gómez dont le titre est assez explicite : « La motosierra de Carlos Pirovano arrasa con el cine argentino. Un plan de devastación inédito en la historia » (Gómez 2024). Retour au texte

2 « El tránsito entre la imagen y la palabra es parte de una metodología y de una práctica pedagógica que, en una universidad pública como la UMSA, me ha permitido cerrar las brechas entre el castellano standard-culto y los modos coloquiales del habla, entre la experiencia vivencial y visual de estudiantes – en su mayoría migrantes y de origen aymara o qhichwa – y sus traspiés al expresar sus ideas en un castellano académico. » (Rivera Cusicanqui, 2010, p. 20-21) Retour au texte

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Michèle Soriano, Laurence Mullaly, Cristelle Maury, Emilie Cheyroux et Camille Noûs, « Présentation : Regards oppositionnels et espaces d’agentivité dans les cinémas indépendants », Sociocriticism [En ligne], XXXVIII-1 | 2024, mis en ligne le 15 avril 2024, consulté le 02 mai 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/sociocriticism/3733

Auteurs

Michèle Soriano

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