Sur les traces de Patrice Dalle…

Texte

Notre revue électronique La main de Thôt atteignait sa vitesse de croisière en fêtant ses dix ans d’existence en 2022, et il est particulièrement heureux que la prochaine décennie soit inaugurée par cet hommage à Patrice Dalle, qui met les langues des signes à l’honneur.

Pour mémoire, comme la revue est l’émanation d’une structure de formation professionnelle qui, dès sa genèse, s’est fait une fierté de compter la LSF parmi ses langues de travail au même titre que les autres langues vocales, il était normal d’y trouver une rubrique dédiée « LSF » et d’y prévoir des contributions sur support vidéo. Jusqu’à ce jour, les articles traitant de la langue des signes ont été majoritairement en français écrit. Aujourd’hui s’ajoutent des contributions en LS-vidéo, ce qui implique des contraintes et une réflexion inédite sur la transmission des savoirs sur et dans cette langue.

Il faut croire que, comme pour toute ambition novatrice, un temps de maturation aura été nécessaire pour aboutir. Patrice Dalle n’en était que trop conscient, cet inlassable porteur de tant de projets audacieux1 qui pouvaient sembler inatteignables sans sa calme obstination et sa foi inébranlable en la justesse et la nécessité de ce qu’il défendait.

Il ne fait aucun doute que l’existence, au sein de l’UT2J, de formations diplômantes de langue des signes, s’adressant à des publics sourds et entendants, est la conséquence très directe de la dynamique positive impulsée il y plus de vingt ans par Patrice Dalle lors de la mise en place à Toulouse des classes bilingues : une filière complète d’enseignement en LSF, de la maternelle à la terminale. Cet environnement propice a favorisé à Toulouse un foisonnement de structures et d’activités liées à cette langue et s’adressant à la population sourde.

En l’occurrence, nos formations ont progressivement vu le jour entre la loi sur l’égalité des chances de 2005 et ses textes de mise en application en 2011, revêtant différentes formes successives au gré des réformes ministérielles de l’époque. La vocation première pour la filière LSF : former des interprètes trilingues français-anglais-LSF, permettait assez de souplesse pour proposer rapidement des parcours de professionnalisation non diplômants aux étudiant.e.s sourd.e.s, jusqu’à l’ouverture en 2011 d’une licence complète anglais-LSF (seconde langue)/ français-LSF (première langue), qui aujourd’hui se poursuit en Master.

Ce mélange entre opportunité et ingéniosité est toujours la marque de fabrique de la structure, dont une ligne directrice est fondée sur une collaboration étroite avec les acteurs socio-économiques et culturels de la ville. Pour la langue des signes, dès le début, cela signifiait des partenariats directs pour la pédagogie et la recherche avec Aspi-Iris, Visuel, Interpretis, Websourd et l’axe LSF de l’IRIT. D’autres partenariats ont suivi.

Ce numéro spécial offre l’occasion de proposer un petit retour d’expérience sur cette aventure collective riche en rencontres humaines et intellectuelles, où les problématiques propres à l’enseignement de la langue des signes se conjuguaient avec celles liées à la présence de formations professionnelles au sein de l’Université. Sans exagérer les obstacles, ni caricaturer les difficultés, il est vrai que l’équipe en place avait parfois l’impression de devoir procéder à la quadrature du cercle, faute d’avoir réussi à marier la carpe et le lapin…

En fait, il s’agissait plutôt de la confrontation de différentes visions du monde où « l’allant de soi » des uns et des autres, souvent implicite, différait radicalement. On peut décliner toute une série d’oppositions qui sous-tendent ces différences : le vocal et le visuel, l’institutionnel et l’individuel, le public et le privé, l’académique et le commercial, entre autres.

À commencer un peu anecdotiquement par le dernier binôme, pour un enseignant de traduction universitaire, rompu à l’utilisation pédagogique du thème et de la version, comprendre et embrasser les contraintes et objectifs spécifiques de la traduction professionnelle à visée économique relève du saut périlleux méthodologique et déontologique. Une dose d’humilité, et l’acceptation qu’ici comme ailleurs il n’y a pas de vérité absolue, suffisent en général pour que l’affaire soit réglée.

D’autres incompatibilités sont plus fondamentales et inextricables. Au risque d’enfoncer des portes ouverts, les secteurs publics et privés sont régis par des prémisses et temporalités qui divergent grandement. Faire cohabiter les deux exige de chaque acteur qu’il entre un tant soit peu dans la logique de l’autre ; qu’il s’agisse de calendriers, de conditions de recrutement, de délais d’exécution, de mode de rémunération, de gestion du temps – comment comptabiliser les heures passées en réunion, en préparation de cours pour des salariés d’entreprise qui fonctionnement sur la semaine de 35h ? Tout pose question et peut devenir pierre d’achoppement ou motif de découragement.

Bien souvent le cadre institutionnel paraît inflexible et anonyme aux yeux d’intervenants extérieurs qui évoluent dans des milieux très éloignés. Une formation embryonnaire qui, par définition, doit sortir des sentiers battus pour former son équipe pédagogique et créer ses contenus, est tôt ou tard confrontée à l’incompréhension de ses bonnes volontés face à une fin de non-recevoir administrative. C’est le pot de terre qui a du mal à être parfaitement « dans les clous » vis-à-vis du pot de fer institutionnel. Il faut préciser que l’équipe présidentielle de l’époque avait accordé un soutien de principe sans failles à toutes nos propositions, mais cette grosse machine semble parfois agir indépendamment des individus qui la composent.

La notion de visions du monde devient plus littérale lorsqu’on aborde le contraste entre les langues vocales et visuelles qui est au cœur de la formation et qui offre une clé de compréhension de la culture sourde. À titre personnel, je me suis trouvée partie prenante de ce projet dès ses débuts uniquement grâce aux responsabilités administratives que j’occupais alors. J’ignorais tout de la surdité et des langues des signes et ce serait trop long d’énumérer toutes les fausses idées sur ces questions – partagées par la grande majorité de la population, on le sait – que mes collaborateur.ice.s des différents partenariats, devenus ami.e.s, m’ont aidée à dissiper. Il n’en reste pas moins que de nombreux acteur.ice.s, non-initié.e.s comme je l’étais, concernés par l’adaptation des cours et la mise en place de dispositifs d’accompagnement pour les étudiants sourds, continuent d’envisager le tout comme un processus à sens unique, une suite de problèmes à résoudre afin de donner aux sourds un accès au monde des entendants, au nom de l’inclusion. Nous sommes encore loin de ce renversement de perspective que l’on voit à l’œuvre à l’Université de Gallaudet, résumé dans l’idée de Deaf Gain 2, qui met en exergue plutôt tout ce que peut apporter de positif le regard différent, mais tout aussi riche, du monde sourd. Ce sont là des principes d’échange et de partage qui prédominent, notamment en prônant le bilinguisme pour le plus grand nombre. Pour avoir eu la chance d’entrevoir très modestement toute cette richesse et d’avoir constaté de visu la contribution unique et irremplaçable à tout point de vue de nos partenaires et étudiant.e.s sourd.e.s je suis très optimiste pour l’avenir de la formation, ses lauréat.e.s et leur participation aux futurs numéros de La main de Thôt.

KM

En 2019 le D-TIM, filière LSF, était géré par une MCF, Maîtresse de Conférences titulaire, et deux PAST, professionnels associés à mi-temps. Avec la défection, pour raison de santé, de la MCF, la filière a été tenue à bout de bras par les deux PAST, renforcée en 2021 par l’embauche d’une ATER pour deux ans.Pendant cette période, a été mise au point la nouvelle maquette du Master LSTIM, qui accueille depuis la rentrée 2021 des étudiants Sourds dans les options Traduction et Médiation, tout en accueillant des étudiants entendants dans l’option Interprétation.

Cette situation de gestion, grâce à deux mi-temps, et le soutien par la suite d’une ATER et enseignante-chercheuse à temps complet exceptionnelle, bien que seulement doctorante, de l’ensemble d’une filière universitaire, est à l’image des luttes qu’il y a encore à mener actuellement pour le développement des formations en LSF en France. Le vivier très restreint des personnes compétentes et possédant les bonnes qualifications pour être éligibles aux différents postes universitaires ne permet pas une souplesse de remplacement comme cela peut être le cas pour d’autres langues vivantes.Mais il ne permet pas non plus de se reposer sur ses lauriers quand une année universitaire est entamée, car il faudra chaque année être prêt à remplacer un intervenant défaillant pour tout un tas de raisons tout à fait légitimes, alors qu’il n’y a pas tant de formateurs disponibles, compétents, qui rentrent dans les critères d’embauche de l’université, et intéressés par ces postes.

Cela renvoie au combat de Patrice Dalle pour faire reconnaître la spécificité de la LSF comme langue d’enseignement dès les classes bilingues de maternelle jusqu’aux formations universitaires, avec des pédagogies spécifiques, des outils adaptés, et des supports pédagogiques dédiés qui ne peuvent être uniquement des transpositions éventuellement traduites des supports existants.Patrice Dalle sensibilisait sur le fait que la spécificité de la formation des personnes sourdes impliquait d’envisager une spécificité d’employabilité dans les structures publiques : dans ce sens, un CAPES LSF a été créé en 20151, permettant aux enseignants Sourds de ne pas être des « pièces rapportées » mais des intervenants professionnels au même titre que leurs homologues entendants.

Les professionnels Sourds ont donc encore une place à prendre dans différents domaines pour lesquels les statuts d’embauche ne sont pas toujours adaptés, notamment à l’université où il faut par exemple ne pas être chômeur pour être recruté en tant qu’enseignant vacataire. Philosophie louable car évitant de précariser des enseignants qui n’auraient que cela comme source de revenu, mais qui ne prend pas en compte la complexité consistant à trouver du travail pour les personnes Sourdes dans la société actuelle, et de fait leur dénie le droit d’enseigner dans une formation en LSF où elles auraient justement toute leur place, en transmettant non seulement des connaissances et compétences, mais également en jouant le rôle de modèle pour les étudiants Sourds, et entendants.

Ces professionnels ont des expériences, voire des analyses d’expériences, à partager Malheureusement ils sont obligés de passer par une langue seconde pour l’exprimer, le français, s’ils veulent diffuser ce savoir. En effet, les outils de recherche dans le contenu à l’heure actuelle s’appuient sur le texte pour fournir des résultats : le principe est connu, on entre des mots clés, et la recherche se fait dans le titre, la liste des mots clés éventuellement fournie, le corps du texte, voire les métadonnées s’il y en a. La LS-vidéo, inscrite au Bulletin Officiel de l’Éducation Nationale n°33 du 3/9/20202, est présentée comme étant une « expression en LSF sur support vidéo », et « considérée comme une forme écrite », ce qui permet aujourd’hui d’envisager des moyens de diffuser des informations « écrites » en LSF. Les outils de recherche actuels n’autorisent pas encore la recherche directement dans le contenu vidéo, encore moins à partir d’un contenu vidéo, mais cette forme écrite permet de commencer à poser les bases d’une réflexion sur ce que pourraient être, notamment, des écrits scientifiques en LSF.

La LSF a elle aussi une place à prendre, notamment pour ce qui est des productions scientifiques : de nombreux étudiants Sourds atteignent chaque année le niveau Master et réalisent des mémoires de recherche, des doctorants Sourds soutiennent des thèses de doctorat, et des chercheurs Sourds publient des contenus scientifiques sur leurs recherches, notamment sous la forme d’articles dans des revues.

Au D-TIM, nous avons mis en place, depuis la première année de Licence, la possibilité de rendre des devoirs maison sous forme de LS-vidéo, qui s’adressent à tous les étudiants qui préféreraient cette forme écrite au français, qu’ils soient Sourds ou entendants. D’une part, cela les confronte à l’exercice qui consiste à respecter les quelques règles de la norme LS-vidéo (qui sont davantage des règles de forme que de fond) ; d’autre part, cela leur fait travailler la LSF et les différentes structurations possibles d’expression écrite (argumentation, commentaire de discours écrit ou oral, analyse de la pratique, etc.). Ces devoirs maison peuvent être des exercices à traiter dans le cadre d’un cours, mais également des synthèses de séminaires et conférences, des rapports de stage, et des mémoires de fin d’étude.

C’est dans ce dernier cas, les mémoires de fin d’étude, que nous sommes amenés, en collaboration avec les étudiants concernés, à expérimenter différentes formes de production LS-vidéo : cela peut être une proposition vidéo classique, d’un seul tenant, avec quelques incrustations de textes, ou une vidéo très élaborée avec du montage d’autres vidéos, des animations, ou encore une vidéo réalisée avec un logiciel de création de présentation, permettant de synchroniser le discours en LSF avec des diapositives de présentation.

Cette liste n’est pas exhaustive, et tend actuellement à s’étoffer avec les futures promotions d’étudiants qui vont soutenir leurs mémoires grâce à ce support. Afin de permettre aux étudiants de valoriser leur production, puisque les outils ne permettent pas la recherche directement dans le contenu vidéo, nous demandons qu’ils fournissent un chapitrage de leur proposition, et un résumé en français écrit de leur travail.

Nous avons donc tout naturellement souhaité donner une place à cette production scientifique en LSF dans le cadre de ce numéro de la Main de Thôt, pour montrer qu’il était possible de proposer du contenu tout à fait scientifique dans une modalité qui ne soit pas l’écrit habituellement reconnu par la communauté scientifique. Deux des difficultés qui se sont posées sont la relecture et la correction de ces productions.

D’une part pour les relecteurs, qui doivent pouvoir indiquer dans la vidéo les choses à revoir : comment préciser le moment de la vidéo dont il est question ? Par écrit dans un fichier ? Par un time code ? Faut-il reprendre explicitement ce qui était formulé, dans ce cas il y aura une traduction depuis la LSF vers le français écrit ? Peut-on annoter directement dans la vidéo ? etc.

D’autre part pour les auteurs qui doivent procéder aux modifications demandées : quand, pour les écrits classiques, il est possible de faire des corrections rapides à l’aide d’un traitement de texte, de surligner, de souligner, de faire des commentaires pour répondre aux remarques, etc., rien de tel n’existe pour les vidéos, où la moindre modification nécessite une lourde opération de montage, qui n’est pas toujours possible sur de courtes unités à modifier puisqu’il faudra alors réenregistrer l’ensemble de la partie incriminée.

De plus, si modifier un mot dans un texte quelques mois après l’avoir écrit n’entraîne pas de modification visible par les lecteurs, en LS-vidéo il faut penser à retrouver les mêmes lieu et contexte de tournage (caméra, qualité d’enregistrement, lumière, fond, etc.), identiques à l’original et s’assurer que le locuteur est lui aussi dans les mêmes dispositions (vêtements, coiffure, teint de peau, etc.) tout aussi identiques à l’original. On le voit, les questions sont nombreuses, les obstacles sont principalement d’ordre technique, et les solutions sont encore à inventer.

Ainsi, si pour nous il ne fait aucun doute que les productions signées proposées, toutes différentes dans leur forme comme le lecteur pourra le constater, sont d’une grande qualité scientifique, nous avons décidé de ne pas les faire passer par le système de relecture et correction classiques de la revue. Non pas qu’elles n’auraient pas méritées d’être retravaillées, mais parce que les outils actuels ne le permettent pas.

Aujourd’hui l’équipe LSF du D-TIM est à nouveau composée d’un MCF et de deux PAST, et nous travaillons à développer les contenus en LS-vidéo : nous encourageons nos étudiants à valoriser leurs travaux dans cette forme écrite, tout en les sensibilisant à toujours proposer un pendant écrit pour que la communauté puisse avoir accès à leurs productions. L’objectif est également de développer ces contenus pour les valoriser auprès de la communauté scientifique signante, réunissant Sourds et entendants, au niveau international, et par là accélérer le développement d’outils permettant de les manipuler.

L’accessibilité pourrait s’envisager à l’inverse de ce qu’elle a toujours été : des entendants souhaitant accéder à davantage de détails qu’un résumé d’une production, devraient trouver les moyens d’avoir une traduction, dans leur langue écrite, de la production signée qui les intéresse.

Nous pensons que c’est là aussi quelque chose qui animait Patrice Dalle, que l’accessibilité soit partagée, et que les contenus en LSF ne soient pas toujours dépendants d’une langue écrite majoritaire, et c’est en cela que nous souhaitons lui rendre hommage dans le numéro de cette revue.

JS

Note de fin

1  « les organismes de financement de la recherche, tels que l’ANR, qui ne retiennent pas les projets ciblés sur la LSF car ils ne représentent pas un enjeu suffisant » Patrice Dalle, « TIC pour l’intégration des sourds par la langue des signes », Terminal [En ligne], 116 | 2015, mis en ligne le 25 décembre 2014, consulté le 04 octobre 2023. URL : http://journals.openedition.org/terminal/613 ; DOI : https://doi.org/10.4000/terminal.613

2 Théorisé par Bauman & Murray, dans un ouvrage de 2014 :H-DIRKSEN, L. et BAUMAN, Joseph J. Murray, 2014, Deaf Gain : Raising the Stakes for Human Diversity, Minnesota, University of Minnesota Press.

1 JORF n°0275 du 27 novembre 2015, texte n° 27.

2 https://www.education.gouv.fr/media/71483/download (consulté le 30/1/2024)

Citer cet article

Référence électronique

Karen Meschia et Jérémie Segouat, « Sur les traces de Patrice Dalle… », La main de Thôt [En ligne], 11 | 2024, mis en ligne le 05 février 2024, consulté le 28 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1272

Auteurs

Karen Meschia

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Jérémie Segouat