Plan

Texte

Préambule autour d’un format hybride

Travailler *en LSF quand on travaille *sur la LSF a un impact sur plusieurs niveaux de la recherche : son organisation éthique et logistique, la collecte des données, la méthode d’analyse, la diffusion des résultats et les applications envisagées. C’est pourquoi nous nous efforçons d’utiliser un format qui n’est pas une version entièrement bilingue sous forme de traduction LS-vidéo d’un article préalablement rédigé, mais plutôt un format hybride, associant éléments textuels, encarts et liens vidéo1.

Afin de rendre compte de la composition de notre équipe et pour souligner une certaine visibilité linguistique, nous avons opté pour la féminisation de cet article.

Introduction : CotaSigne et hommage à Patrice Dalle

Patrice Dalle a eu à cœur d’articuler une démarche scientifique avec un engagement citoyen ; il a concilié un engagement personnel et une démarche collective ; il a associé une réflexion théorique et des applications concertées avec le terrain de la surdité et des langues des signes… Toutes ces dimensions sont sources d’inspiration pour la communauté interdisciplinaire impliquée dans la recherche *sur et *en LSF, et nous souhaitons en donner une illustration à l’occasion de l’hommage qui est rendu avec ce numéro thématique. En effet, cet article co-rédigé et co-signé à « sept fois deux mains » est une opportunité pour expliciter les différentes dimensions d’un projet de recherche qui a émergé en même temps que La main de Thôt, et qui a pris corps alors que Patrice venait de nous quitter.

Le projet CotaSigne trouve son origine dans un projet européen, SignMet2, dont l’objectif était de créer des méthodologies et des outils communs à quatre langues des signes en Europe pour évaluer les compétences langagières d’enfants signeurs. Nous reviendrons sur la question « pourquoi évaluer » plus loin. Dans le cadre de ce consortium, trois tâches ont été développées : une tâche de répétition de phrases, une tâche de compréhension de récit et une tâche de production de récit. Le projet CotaSigne a repris et poursuivi le développement de cette dernière tâche, à savoir l’évaluation des compétences en LSF d’enfants âgés de 4 à 11 ans, à partir de la production d’un récit. Le développement de cet outil sert un objectif plus global d’augmentation des connaissances sur le développement typique et atypique des compétences narratives en LSF entre 4 et 11 ans.

CotaSigne est donc un projet dans lequel…

  • sont impliqués différents acteurs qui ont un rôle à jouer pour l’éducation des enfants signeurs (chercheures, professionnelles de l’éducation et professionnelles de santé, sourdes et entendantes) (partie 1) ;

  • est développée une méthodologie de recherche pour que chercheures et professionnelles puissent mettre en regard les productions linguistiques des enfants avec les productions linguistiques attestées d’un groupe d’adultes représentatif de la diversité des adultes que les enfants signeurs sont amenés à rencontrer et grâce auxquels ils construisent leur langue (partie 2) ;

  • sont créés des outils en ligne pour faciliter l’implication et la collaboration des différents acteurs, avec des ressources bilingues français - LSF (partie 3) ;

  • l’activité d’analyse / d’évaluation des récits des enfants signeurs est ancrée dans les besoins pédagogiques ou thérapeutiques actuels et futurs de professionnelles de l’éducation et de professionnelles de santé (partie 4) ;

  • des questions éthiques particulières sont soulevées en raison de la collecte, du partage et de la co-analyse de données dites « sensibles » (partie 5).

Tout au long de cet article, nous porterons une attention particulière à la manière dont les écrits et la démarche de Patrice Dalle éclairent certains aspects du projet.

Mais revenons tout d’abord sur les raisons qui ont motivé le développement d’un outil d’évaluation des compétences langagières des enfants signeurs. Il est arrivé en effet que l’on nous interroge sur l’intérêt ou le bien-fondé d’une évaluation des compétences des enfants en LSF. Nous ne répondrons pas ici à la portée philosophique de la question de l’évaluation3, qui peut être posée quels que soient le domaine, la langue ou la population. Notre réponse première a à voir avec la question de la reconnaissance de la LSF comme une langue naturelle qui, en tant que telle et, bien que représentée par un petit nombre de locuteurs, ne se réduit pas à un outil de transmission d’informations (DALLE, 2003, 32) et peut/doit être traitée comme les autres langues de France4. À l’heure actuelle, de nombreuses langues du monde (la plupart majoritaires et vocales, d’autres minoritaires vocales ou gestuelles) sont « outillées » pour leur enseignement ou pour la prise en charge orthophonique de leurs locuteurs qui présenteraient des retards ou des troubles.

L’évaluation des compétences langagières des enfants peut avoir plusieurs objectifs. Dans le champ de l’orthophonie, elle peut servir un objectif de dépistage ou de diagnostic d’un retard ou d’un trouble développemental qui peut se manifester, quelles que soient la langue ou les langues de l’enfant. Parfois, elle permet également d’identifier le type d’étayage le plus favorable à l’enfant (évaluation appelée « évaluation dynamique »). Dans le champ de l’orthophonie mais aussi de l’enseignement, elle peut permettre à l’orthophoniste / orthosigneuse5 ou à l’enseignante d’identifier les besoins des enfants et d'ouvrir des pistes pour la mise en œuvre de séquences pédagogiques ou thérapeutiques spécifiques pour accompagner les apprentissages. Dans cette perspective, des évaluations en français (écrit et oral) sont par exemple organisées au niveau national en France par le Ministère de l’Éducation Nationale et de la Jeunesse au début du CP, du CE1 et de la 6è. L’évaluation des compétences langagières des enfants peut également informer les pédagogues et les thérapeutes quant à ce que l’enfant est en capacité de comprendre ou de produire et leur permettre de mieux se représenter le socle linguistique sur lequel l’ensemble des apprentissages scolaires va se construire : l’enfant a-t-elle accès au sens des discours produits par l’enseignante ou par l’orthophoniste ? A-t-elle accès au sens des discours produits par les signeurs qui l’entourent ou qu’elle voit à la télévision ou sur Internet ? Est-elle en capacité de répondre à des questions, raconter une histoire, expliquer comment on joue à un jeu dans la vie de tous les jours ? En conséquence, l’évaluation peut informer les adultes qui interviennent auprès des enfants sur la manière dont elles peuvent/doivent adapter leurs propres discours et leurs attentes.

Comme Patrice Dalle, nous pensons que, dans les classes d’enseignement en langue des signes, « l’éducation [...] retrouve tous ses objectifs de formation, de socialisation, de citoyenneté et d’épanouissement de la personne » (DALLE, 2003, 33). Toutefois, pour que ces objectifs universels d’éducation puissent être atteints, il faut que les enfants aient accès aux discours des enseignantes et de leurs camarades. Or dans toutes les classes, y compris dans les classes où l’enseignement est dispensé dans une langue vocale majoritaire à des enfants entendants, il y a des variations notables entre les élèves en matière de maîtrise de cette langue, qui ne sont pas sans conséquence sur l’entrée dans l’écrit et sur la réussite scolaire et sociale. Dans les classes d’enseignement en langues des signes, ces variations sont d’autant plus importantes que les parcours d’acquisition de ces langues sont extrêmement variés. Il nous semble donc indispensable que les enseignantes puissent se construire une représentation fine, sur la base d’éléments objectivables, de ces différences au sein de leur groupe classe pour pouvoir agir sur leur propre discours, sur les séquences pédagogiques mises en œuvre dans la classe, ou pour interpeller la famille et / ou une orthophoniste / orthosigneuse quand cela lui semble nécessaire. L’évaluation « objective » des compétences langagières des enfants est un des moyens permettant d’affiner ces représentations6.

1. Un projet de recherche participative

Les échanges entre chercheures (en particulier linguistes) et actrices de la société autour de la LSF ne sont pas récents : plusieurs chercheures se sont publiquement engagées, scientifiquement et auprès des associations, pour la reconnaissance de la LSF, des sourds et pour l’éducation des enfants sourds en LSF, en particulier depuis les années 70. Mais elles étaient encore peu nombreuses au début des années 2000 : « Seuls quelques linguistes et des militants associatifs en faisaient l’objet de leur étude ou de leur revendication » (DALLE, 2003, 32).

Dans le cadre du projet CotaSigne, les chercheuses initialement investies ont très vite ressenti le besoin de « travailler avec » : avec des personnes exerçant en milieu éducatif ou de santé potentiellement intéressées par le développement d’un outil d’évaluation des compétences langagières d’enfants signeurs, avec des professionnelles sourdes dont la LSF est la langue principale. Les initiatrices du projet ont donc rapidement cherché à lui donner une dimension participative, pour que chercheures et professionnelles puissent co-produire des connaissances et des outils adaptés aux besoins de chacun.

Pour ce faire, les chercheures ont élaboré, à partir du protocole de recueil de données et des récits collectés dans le cadre du projet SignMET, la première version d’une grille d’évaluation de la structure des récits et de la grammaticalité des énoncés. Cette grille a été conçue pour être complétée par des professionnelles (cf. partie 2), elle a ensuite été informatisée et insérée au sein d’une plateforme comprenant un ensemble d’éléments complémentaires (cf. partie 3). Les chercheures ont ensuite initié des rencontres avec différents types de professionnelles (des professionnelles de l’éducation ou de santé, d’établissements relevant de l’Éducation Nationale, du Ministère de la Santé ou en libéral) pour créer ce que LAMOUREUX (2021) avec AKRICH et al. (1988) appelle des « espaces d’intéressement » : des lieux permettant de faire émerger des intérêts communs. Pendant ces rencontres, elles ont présenté leur objet de recherche, soulevé des questions (sur les étapes de développement de la LSF, l’établissement de profils développementaux, sur les signes d’appel en cas de retard, voire de trouble), présenté les prémisses d’une méthodologie adaptable aux besoins des professionnelles, proposé des ateliers de cotation de données issues de la recherche, proposé aux professionnelles de collaborer et recueilli leur première expérience d’usagères de l’outil.

Ces démarches ont permis le développement de collaborations avec des professionnelles de l’éducation signeuses (sourdes et entendantes), des orthophonistes signeuses, des interprètes désireuses de participer, non pour interpréter les échanges, mais en tant qu'experts de l’interprétation en contexte scolaire, des interfaces de communication et plus récemment des assistantes d’éducation spécialisées. Actuellement, la co-analyse (cotation et interprétation des résultats de la cotation) de données issues de la recherche d’une part, et la co-analyse de données issues d’enregistrements réalisés au sein de l’IRPA7 (l’un des établissements partenaires8 du projet) d’autre part, donnent lieu à des échanges nourris de l’expertise (scientifique, pédagogique ou thérapeutique), de la réflexion (sur la langue et ses usages, sur la méthodologie), de l’expérience (avec les enfants, avec l’évaluation), de la connaissance personnelle (parfois partagée) de certains enfants, et des besoins de chacun des acteurs. Les pédagogues sourdes signeuses apportent en outre leur expertise en LSF, qui sert non seulement l’analyse des productions des enfants mais aussi la réflexion métalinguistique sur les notions et les termes employés en français et en LSF au sein du projet. Ces échanges interprofessionnels autour de la LSF et des enfants signeurs sont d’autant plus riches qu’ils peuvent avoir lieu directement en LSF, comme langue de travail (et ce, pour l’ensemble des participants, sourds ou entendants).

Paroles de chercheuses sur les apports de la dimension participative du projet

La dimension participative du projet permet d’avoir une meilleure compréhension du tissu socio-professionnel dans lequel la LSF est mobilisée ou enseignée, et dans lequel s’inscrit notre activité de chercheuses (par exemple de la manière dont les connaissances sont utiles et utilisées). Cela nous offre une meilleure perception des manques au niveau théorique et des besoins au niveau pratique, y compris pour garantir des échanges sur la LSF *en LSF. Un certain déséquilibre existe encore entre nos deux langues de travail pour la réalisation et documentation de l’outil, mais nous poursuivons cet objectif de rétablir cet équilibre petit à petit et au fur et à mesure que des usagères signeuses s’emparent de l’outil, du processus d’évaluation et apportent leurs suggestions de modification ou complétion. Pour les chercheuses entendantes, c’est aussi un apport et un réajustement de la réflexion scientifique d’effectuer ce travail en partie en LSF comme langue de travail et de collaboration. Par exemple, réfléchir à la notion d’aspect et s’exprimer en LSF pour essayer de la définir est à la fois une gageure et une bonne façon de réinterroger la notion dans une approche typologique des langues naturelles, qu’elles soient parlées ou signées.

Paroles d’enseignante sur les apports de la dimension participative du projet

Cela permet de nourrir notre pratique au sein de la classe. Les échanges avec les chercheures et les orthophonistes enrichissent nos connaissances théoriques notamment dans le domaine de la linguistique de la LSF. Notre regard est de ce fait plus aiguisé face aux productions de chacun des élèves, et nous saisissons mieux la diversité des profils linguistiques qui composent notre classe. Cela nous permet d’adapter nos réponses pédagogiques à la pratique de la LSF de nos élèves.

De plus, cela permet des temps d’échanges réguliers en équipe pluridisciplinaire pour se construire une terminologie commune. Le croisement des regards des différents professionnels est également bénéfique pour la cohérence de notre accompagnement.

Paroles d’orthophoniste sur les apports de la dimension participative du projet

Cela permet de voir plus grand que ce qui se fait à tâtons dans notre bureau (nous sommes peu nombreuses à prendre en charge des enfants sourds signeurs donc les échanges sont plus limités que lorsqu’on prend en charge des enfants sourds avec projet oraliste). Cela permet d’avoir un cadre théorique, de pousser les échanges avec les enseignants (pendant les réunions CotaSigne et en dehors), d’avoir le regard des interprètes et interfaces.

C’est aussi pour favoriser la dimension participative du projet que nous avons commencé par proposer une méthodologie d’analyse que les professionnels pouvaient facilement adopter.

2. Une étude du développement du récit en LSF

L’étude de la narration est présente dans les travaux sur l’acquisition des LS (par exemple pour la LSF : BLONDEL, 2012 ; GOBET, 2019 ; SALLANDRE, 2014 ; SALLANDRE et al., 2018 ; PUISSANT-SCHONTZ, 2020 ;REFERENCE AUTEURES,) ; elle vise en particulier à repérer des étapes dans le développement de cette compétence qui est mobilisée de manière relativement précoce dans le quotidien à l’école, que ce soit dans un contexte formel (« maintenant que tu as écouté/vu une histoire, tu vas la raconter à tes camarades ») ou informel (« eh les enfants, qu’est-ce qui s’est passé hier devant l’école ? »). On s’accorde donc généralement sur l’intérêt d’étudier les narrations, et recueillir des récits est relativement aisé mais se pose ensuite la question de l’analyse et, pour les enseignants ou les orthophonistes, de l’évaluation des productions.

2.1 Évaluer le récit, oui mais comment ?

L’ensemble des études dont nous avons connaissance se concentrent, soit sur un objectif de recherche (et les professionnels s’en emparent peu), soit sur un objectif pédagogique ou thérapeutique. Pour nous, il s’agissait donc de relever le défi de concilier les attentes des chercheures et celles des pédagogues ou thérapeutes, et par conséquent de trouver une échelle de d’analyse efficiente, autrement dit pas trop longue à effectuer, mais qui est suffisamment révélatrice du stade de développement de cette compétence. Nous voulions également éviter les écueils suivants : soit partir d’une idée préconçue de ce qu’est une bonne/belle histoire en LSF, soit focaliser l'analyse sur des marqueurs issus d'un modèle théorique particulier. Nous avons donc gardé à l’esprit ces différents enjeux pour élaborer le protocole de recueil, de cotation et d’analyse des récits.

2.2 Une méthodologie fondée sur les usages et conduite par les données

Le recueil de productions narratives est une tâche bien éprouvée en linguistique en général et dans le domaine de l’acquisition des langues en particulier. Dans les travaux dont nous avons connaissance, le support d’élicitation varie entre l’album illustré, le dessin animé et la saynète sans paroles. Nous avons repris le support de dessin animé9 utilisé pour SignMET, notamment parce qu’il a aussi permis l’élicitation de narrations dans d’autres travaux (COLLETTA et al., 2010 ; ESTEVE, 2011 ; SENNIKOVA, 2014) et parce qu’il a plu aux enfants comme aux adultes lors des phases pilotes. La tâche est organisée de la façon suivante : le participant visionne le dessin animé et le raconte ensuite sans support à un adulte signeur qui ne regarde pas le dessin animé en même temps que le participant.

Cette tâche est bien évidemment plus contrainte que celle qui consiste à demander à l’enfant de raconter un événement qui s’est produit dans son histoire personnelle par exemple, comme nous l’ont suggéré des spécialistes de pédagogie, mais elle satisfait les conditions suivantes : d’une part, cette tâche de récit issu d’un même stimulus permet d’effectuer la comparaison entre versions du même récit chez une même signeuse, entres signeuses enfants d’un même âge ou d’âges différents, ou entre signeuses enfants et adultes ; d’autre part, cette tâche semi-contrôlée nous permet d’effectuer une pré-sélection d’éléments attendus, dont les personnes effectuant la cotation ont simplement à valider la présence ou le statut, comme nous allons le voir en détails plus loin.

Pour évaluer le contenu informationnel et sa structuration dans le récit produit par la participante, nous voulions prévoir ce que l’évaluatrice pouvait attendre d’un récit abouti, maîtrisé, afin que la tâche de cotation soit facilitée, relativement rapide et néanmoins éclairante sur le stade de développement de la compétence narrative. Pour ne pas être influencées par l’idée que nous pouvions nous faire, ou que telle ou telle communauté d’usagères peut se faire de ce qu’est une narration maîtrisée, nous avons décidé, dans un premier temps, de prendre comme repère le récit d’adultes sourdes signeuses (avec la LSF comme une des langues principales) (CAËT et al., 2023).

Pour l’histoire étudiée, nous avons donc établi un inventaire d’unités d’information attendues au regard de celles produites par la majorité des adultes du groupe de référence (18 récits adultes). Les (micro-)unités d’information sont regroupées en macro-épisodes, qui permettent d’analyser à une autre échelle la structure du récit produit par l’enfant : par exemple, l’enfant pense-t-elle à introduire le récit et à le clore par des formulations conventionnelles ? Quels sont les épisodes privilégiés ou au contraire négligés lorsque le récit n’est pas couvert en entier ?

Nous relevons au passage la présence de descriptions et de commentaires : les premières sont les informations que la signeuse transmet de ce qu’elle a aperçu dans le dessin animé mais qui ne sont pas essentielles au déroulé de l’intrigue (la couleur de l’œuf, de la porte de la maison, la forme des plumes de la maman oiseau…), les seconds sont les informations que la signeuse déduit, infère et qui ne sont pas directement perceptibles comme les actions ou réactions des personnages (les raisons du départ de la maman oiseau, les sentiments de la souris…). Ce volet nous permet de compléter la réflexion autour des a priori, selon lesquels par exemple, un récit en LSF comprendrait plus de descriptions d’éléments visibles qu’un récit en français parlé.

Pour chaque micro-unité d’information, nous avons présélectionné un critère de grammaticalité, pour lequel la forme produite par la participante est validée ou non, toujours en référence avec ce que produisent les adultes du groupe de référence. Par exemple, si la signeuse présente bien le référent ‘maman/oiseau’ dans l’épisode introductif de l’histoire (c’est-à-dire qu’il donne bien l’information attendue), la cotatrice valide la micro-unité correspondante ; la cotatrice décide ensuite si la forme grammaticale choisie par la signeuse est conforme aux attentes, selon le critère qui est présélectionné (par exemple ici le choix lexical).

2.3 Une présélection d’unités, de critères et une terminologie générale pour faciliter le travail de cotation

Les critères sont sélectionnés en amont, en suivant les formes privilégiées par les adultes référentes, et sont étiquetés selon une terminologie assez générale pour ne pas exclure des cotatrices qui seraient formées dans tel ou tel cadre théorique. Ainsi, le terme « classificateur » nous a semblé plus couramment présent dans la littérature linguistique des LS et plus englobant que « proforme », « spécificateur de taille ou de forme » ; de même « orientation du buste » nous a semblé plus général et moins discutable que « verbe directionnel », ou « verbe avec accord »…

Ces deux modules concernant la structure ou quantité d’informations, ainsi que la grammaticalité des items produits, sont encore bien insuffisants pour évaluer la compétence narrative et nous continuons de réfléchir collectivement à l’intégration d’autres modules spécifiques (traitant par exemple plus spécifiquement de la coréférence, de la maîtrise articulatoire ou « phonologique10 » de la LSF, de la fluidité et organisation prosodique du récit, de la prise en compte des connaissances supposées11 de l’interlocuteur pour raconter une histoire…). Cependant, ces deux modules sous leur forme informatisée et les différentes fonctionnalités d’affichage des résultats (voir la section 3) offrent d’ores et déjà un certain nombre de marqueurs indiquant la maîtrise progressive en fonction de l’âge de la signeuse, ainsi que des pistes de réflexion pour travailler les fragilités repérées.

2.4 Premiers résultats et éléments de réflexion

Ainsi, nous avons testé12 cette grille de cotation au sein d’un recueil de données préalablement effectué dans le cadre du projet SignMET, comptant 29 enfants, âgées de 4 à 11 ans, dont le parcours scolaire est marqué par une exposition quotidienne et conséquente à la LSF. Nous avons relevé une progression en fonction de l’âge pour les scores de contenu informationnel d’une part et de grammaticalité d’autre part. L’examen des résultats par critère de grammaticalité n’est pas suffisamment nourri en nombre d’items pour pouvoir déterminer une progression dans la maîtrise de telle ou telle structure de la LSF, mais il permet à l’échelle d’une enfant, d’attirer l’attention par exemple sur sa maîtrise de la gestion de l’espace grammatical, ou bien la précision dans le choix d’une forme adaptée de classificateur ou d’expression faciale adaptée à une prise de rôle. C’est un des aspects que nous avons pu travailler en équipe avec une de nos partenaires institutionnelles : confronter l’impression générale qu’a la pédagogue du niveau de maîtrise de la LSF chez une enfant avec les résultats précis et fins d’une production à un instant donné chez cette même enfant.

3. Plateforme en ligne

Un des points forts du projet CotaSigne consiste dans le développement d’une plateforme en ligne pour la cotation des vidéos ainsi que la visualisation des résultats. Elle permet aux professionnelles de mener elles-mêmes leurs analyses et de conserver les informations qu’elles jugent intéressantes dans leur compte personnel. Nous allons développer plus avant les fonctionnalités proposées par cette plateforme, en lien avec les tâches à réaliser pour évaluer des compétences langagières au sein de pratiques issues de la linguistique de corpus.

3.1 L’écosystème informatique

Nous avons développé une application web qui est accessible en ligne et hébergée par la Très Grande Infrastructure de Recherche Huma-Num, sur un serveur sécurisé et accessible via le protocole HTTPS. Au sein du projet, nous accordons une grande importance à l’accessibilité des données, qu’il s’agisse de celles que nous proposons à l’utilisatrice ou de celles que nous utilisons, ainsi qu’aux développements informatiques13. Aussi la plateforme a-t-elle été développée en suivant les standards du web sémantique, à l’aide des langages HTML5, CSS, JQUERY (front end), PHP (back end) et les données sont hébergées dans une base de données relationnelles. L’intérêt majeur d’un outil en ligne pour les utilisatrices réside dans le fait qu’il ne nécessite aucune installation ou mise à jour. C’est un outil clé en main et gratuit, prêt à être utilisé par les professionnelles une fois qu’elles ont créé leur compte (avec validation des porteuses du projet). La figure 1 synthétise son infrastructure globale.

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Figure 1 - Infrastructure globale de la plateforme

La plateforme, qui outille les différents stades d’analyse, a également la fonction fédératrice de gommer l’éloignement géographique entre les différents partenaires du projet et de leur permettre de travailler avec une même méthodologie sur des données similaires.

3.2 Les données

L’ensemble des données que nous hébergeons sont organisées au sein d’une base de données de type relationnel. Les tables permettent notamment de stocker les informations nécessaires au bon fonctionnement de l’outil (comptes, identifiants), les métadonnées sur le récit coté ; les informations liées à la tâche (micro-unités, gloses, etc.) et les résultats. Les données que nous manipulons sont de différentes natures, mais nous nous rendons à l’évidence énoncée par Patrice DALLE (2015 : §15) : « la vidéo est le support naturel des langues des signes ». Nos données principales, notre corpus, sont les vidéos de récits en LSF d’enfants, lesquelles sont ensuite cotées et étudiées par les professionnelles via notre outil de cotation. En plus de ces vidéos, nous avons des données liées à la gestion de l’outil (comptes, identifiants), à la grille de cotation, aux cotations effectuées ainsi qu’à la visualisation des résultats qui sont générés de façon automatique par notre outil (calculs, statistiques, graphiques) et qui sont également utilisés pour l’export des résultats des cotations au format tableur (Excel).

La plateforme comprend également des informations que l’on présente et rend accessibles sur le site afin de guider les utilisatrices. Ainsi, nous avons accordé une attention particulière aux langues et modalités. Nous nous inscrivons dans la lignée de LEFEBVRE et ses collaborateurs qui préconisent que « les interfaces utilisateur doivent également être ergonomiques et ancrées dans les cultures sourdes et entendantes » (LEFEBVRE-ALBARET et al., 2010, 960). Dans cette même logique, de nombreux contenus sont disponibles en LSF (sous la forme de vidéos pour les explications ou bien de gifs animés pour les concepts), ainsi qu’en français écrit, y compris le protocole de recueil des récits et les guides de cotation. Nous donnons également accès à des gloses en français écrit14 et à des vignettes en LS-vidéo pour donner des exemples d’énoncés tels que produits par le groupe adulte de référence (voir section 2). L’implication des professionnelles sourdes signeuses dans le développement et l’amélioration de l’outil a été et reste indispensable, comme le souligne Patrice DALLE (2015 : §47) : « La production d’outils pour travailler en LSF et de contenus en LSF dans tous les domaines ne pourra se développer que si les différents acteurs concernés s’engagent dans une démarche volontariste ».

3.3 Le traitement des données constituées par les récits

L’évaluation des récits passe par leur cotation (selon un inventaire de contenus d’information attendus et selon des critères de grammaticalité préétablis) afin d’aboutir à une représentation des compétences ciblées, chez une participante, à un instant donné. Si l’élaboration de cette grille et de ses différents modules relève d’une expertise linguistique, l’informatisation d’une partie de ce processus de cotation prend sa source dans l’ingénierie et le traitement automatique des langues, dans ce que Benoît HABERT nomme assez joliment la linguistique « à l'instrument » (HABERT, 2016, 132).

La base de données a été conçue pour accueillir à la fois les informations liées aux métadonnées, les informations issues de la grille d’analyse linguistique élaborée en amont et les « remarques » qualitatives complémentaires effectuées par la personne qui cote. En effet, l’utilisatrice peut ajouter des remarques associées à chaque micro-unité, à tout moment de l’analyse. De cette façon, elle peut garder trace de ses réflexions, questions ou hésitations, tout au long du processus de cotation et y avoir accès ultérieurement. Ces informations nous sont très utiles notamment lors des sessions d’accord inter-juges pour la cotation. Nous disposons donc de vidéos en LSF, de cotations effectuées à partir de ces vidéos, ainsi que de résultats générés automatiquement auxquels nous donnons accès sous la forme de tableaux, avec scores en valeur absolue, pourcentages, et sous forme de graphiques - en fonction de ce qui permet une visualisation la plus « parlante » pour les utilisatrices).

3.4 La visualisation des résultats

La plateforme offre différents types de visualisation alliant des informations quantitatives et qualitatives, formats et jeux de couleurs pour faire apparaître les éléments saillants. De cette façon, les utilisatrices ont un accès à fois synthétique, détaillé et transparent avec l’affichage de chiffres bruts, de résultats de calculs automatiques et de représentations graphiques. Le retour des différentes utilisatrices, dont les besoins peuvent être spécifiques tant en matière d’analyse que de visualisation, sont indispensables pour développer encore et améliorer ces fonctionnalités de l’outil.

Ces différents outils de visualisation permettent à la fois de faciliter et d’aiguiller l’interprétation des résultats d’une enfant, notamment en la situant par rapport au groupe de référence d’enfants signeuses (évoqué en section 2) sous la forme d’un graphique de référence (Figure 2a).

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Figure 2a : L’enfant (repéré par la forme étoilée), situé dans un groupe de référence de 29 enfants âgés de 4 à 11 ans scolarisés en cursus bilingue LSF-français écrit

La visualisation comprend également des résultats détaillés pour les deux modules actuellement disponibles. Ainsi, la cotatrice peut étudier la part relative du contenu informationnel de chaque macro-épisode (Figure 2b) et constater, par exemple, si l’enfant a préservé ou non l’introduction des protagonistes, l’annonce d’un événement déclencheur...

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Figure 2b : Quantité d’unités d’information (attendues ou produites) par macro-épisode, en valeur absolue et pourcentage

Par ailleurs, la cotatrice peut étudier le type de structures grammaticales qui semblent acquises ou en cours d’acquisition en considérant l’affichage par critère et constater, par exemple, si l’enfant a tendance à mobiliser le lexique de la LSF et moins les structures fondées sur la coréférence dans l’espace de signation (Figure 2c).

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Figure 2c : Quantité d’unités attendues, produites et validées par critère de grammaticalité pré-sélectionné en valeur absolue et pourcentage (relatif au nombre d’items effectivement produits par l’enfant ou relatif au nombre d’items disponibles pour ce critère)

3.5 Retours usagères

Les usagères de la plateforme nous font part très régulièrement de nouvelles fonctionnalités qui pourraient enrichir leur utilisation de l’outil et de la plateforme. Ainsi, l’ergonomie de l’outil a été testée par nos participantes et améliorée en fonction de leurs retours. Par exemple, nous avons essayé de réduire le nombre de clics de souris au minimum pour ne pas gêner la navigation et permettre une utilisation plus efficiente. Concernant les vignettes en LS-vidéo qui donnent des exemples pour valider ou non la grammaticalité d’un énoncé, nous avons travaillé en équipe bilingue pour adapter les visuels. D’autres modifications ont été intégrées comme le rappel couleur de la répartition par en macro-épisode dans la visualisation des résultats.

En ce qui concerne le traitement des données, les retours des usagères nous ont incitées à prendre en compte une forme de pondération des contenus d’information selon qu’ils sont jugés comme plus ou moins importants dans le déroulé du récit (ainsi, oublier d’introduire un des protagonistes risque davantage d’impacter la conduite du récit que d’oublier un des éléments de mobilier détruits par le bébé pic-vert).

Un des aspects que nous souhaiterions prendre en compte à l’avenir est celui d’offrir des visualisations adaptées pour servir des analyses longitudinales. Pour le moment, il est possible d’ajouter une nouvelle cotation pour la même enfant, mais pas de consulter les deux et de les comparer comme appartenant à la même source. De la même façon, il serait intéressant de proposer un filtre aux professionnelles afin qu’ils puissent sélectionner des cotations d’enfants avec des traits similaires (âge, type d’exposition à la LSF, etc.) pour accéder à tous les résultats de façon simultanée.

A l’instar des fonctionnalités initiées par Patrice Dalle et ses collaborateurs dans la suite LogiSignes, nous aimerions permettre à l’utilisatrice d’ajouter des balises ou marqueurs et des commentaires (éventuellement en LSF) sur la vidéo elle-même. Une forme d’annotation de la vidéo intégrée serait un élément complémentaire pour l’analyse.

4. Perspectives pédagogiques

Dans le cadre du partenariat avec l’IRPA, les besoins d’évaluation concernent un public d’enfants aux profils linguistiques très variés. L’équipe qui accompagne les enfants signeurs se compose d’enseignantes entendantes signeuses, d’un assistant d’éducation sourd signeur, d’un expert LSF sourd, d’un enseignant de LSF sourd, d’interfaces de communication entendantes, d’AES sourdes signeuses, d’éducatrices spécialisées et d’orthophonistes entendantes. Les échanges dans le cadre du projet CotaSigne ont donné lieu à des réflexions quant à la mise en œuvre de séquences pédagogiques.

Ainsi, des séquences d’apprentissage avec des enfants non encore lecteurs ont été menées à partir d’albums jeunesse, racontés en LSF par un assistant d’éducation sourd signeur en LSF. Un premier travail a été proposé à un petit groupe d’enfants, autour de la compréhension de l’histoire (personnages, actions, lieux…) avec association à des dessins des signes QUI, FAIT-QUOI, OÙ, QUAND et aux illustrations du livre. Dans un second temps, les enfants étaient invités à raconter l’histoire et étaient filmés. Les enregistrements vidéos ont été regardés et discutés avec le groupe d’enfants au regard du travail qui avait été fait sur le contenu de l’histoire, à l’appui du matériel visuel préalablement utilisé.

D’autre part, un travail autour des différences linguistiques entre français et LSF a été entrepris avec les enfants apprenant à lire et à écrire, suite au constat que, pour raconter l’histoire proposée dans le cadre du projet CotaSigne, certains enfants employaient en LSF des structures morphosyntaxiques plaquées sur celles du français et « faisaient du français signé16 ».

Un exemple d’activité en lien avec les « séquences d'étude de la langue française » (prévues dans le programme scolaire) consistait pour les enfants à raconter en LSF ce qu’ils avaient compris à la lecture d’un court texte en français. Pour aider les enfants à distinguer les deux systèmes linguistiques, un travail sur les différences entre les langues a été réalisé en matérialisant cette distinction dans une représentation au tableau avec un espace attribué au français et un espace attribué à la LSF.

Un autre exemple d’activité, en partant des cours de LSF cette fois, s’appuyait sur l’étude d’un chansigne (soit ici le résultat de la traduction et adaptation en LSF d’un chant en français). Les élèves ont d’abord regardé en entier la vidéo du chansigne en LSF, puis le même chansigne, mais séquencé. L’objectif de ce visionnage séquencé était le repérage et l’analyse des différents signes pour mieux apprendre et présenter ensuite le chansigne lors d’un spectacle. Pour apprendre le chansigne en LSF, les enfants ont été invités à le transcrire, à l’aide d’étiquettes du français en respectant l’ordre séquentiel des unités de la LSF (l’équivalent d’une notation sous forme de gloses). Cette notation de la LSF sous forme de séquences de mots du français a ensuite été comparée avec la version en français du chant, lors d’une séance de travail sur le français. Les élèves ont pu mettre ainsi en évidence les différences entre les deux langues en surlignant les mots du français qui n’apparaissaient pas de façon séquentielle en LSF (par exemple, les déterminants) et comparer les structures propres à chaque langue (par exemple, le marquage aspectuel en LSF avec les signes lexicaux BOIRE FINI ou la conjugaison au passé composé a bu).

Suite aux séances de travail régulières au sein du projet CotaSigne, l’équipe pédagogique de l’IRPA a également évoqué la possibilité de filmer les séquences pédagogiques pour une auto-analyse et des échanges en interne à l’équipe. Par ailleurs, les membres de l’équipe pédagogique ont été amenées à s’interroger sur leurs pratiques d’étayage linguistique (demandes de clarification, reformulations…) dans tous les échanges avec les enfants.

Au-delà du projet CotaSigne, mais aussi grâce à cette expérience partagée, s’est posée régulièrement la question de la formation continue des enseignants. L’équipe pense notamment au type de formations programmées par l’INSHEA17 et aspire à ce que des temps et des moyens de formation soient plus systématiquement proposés autour de la LSF (langue étudiée et langue d’expression pour l’étude d’autres matières). Cette aspiration pose la question des moyens pour échanger sur leurs pratiques de façon institutionnelle ou de façon plus informelle, notamment via les réseaux sociaux par exemple, l’idéal étant de trouver des moyens pour se réunir autour des questions soulevées par chacun de manière isolée.

Avec l’arrivée au sein de l’établissement d’un enseignant de LSF, l’équipe espère que l’enseignement de la LSF gagnera une place à part entière, parce qu’il est important, quand on travaille sur la / en LSF, que les élèves aient un temps de pratique métalinguistique sur cette langue.

5. Science et éthique : vers CotaSigne2

Un projet comme celui de CotaSigne présente des enjeux qui vont au-delà de la question scientifique ou pédagogique. Compte tenu de la spécificité du public concerné, tant pour les personnes qui produisent les récits que pour celles qui utilisent la plateforme et sont impliquées à des degrés divers dans l’étude de ces récits, CotaSigne suscite des questions d’éthique relativement nouvelles en recherche autour de la LSF.

5.1 La question de « la norme » et ses implications

En effet, parmi les besoins exprimés par les enseignantes et les orthophonistes figure celui de savoir ce qui est “normal” : est-ce « normal » que l’enfant ne raconte pas tous les éléments de l’histoire, ou qu’elle ne produise pas tel signe ou telle structure linguistique comme on aurait pu s’y attendre ? Quand la production de l’enfant ne coïncide pas avec ce à quoi l’équipe pédagogique s’attend (selon l’expérience ou l’intuition de l’enseignant par exemple), les raisons possibles sont multiples : âge, environnement linguistique, facteurs psychologiques comme la timidité, ou absence d’expérience quant à la conduite de ce type de tâche dans ce type de contexte semi-expérimental, par exemple (on est à l’école mais on est filmé dans le cadre d’un dispositif assez contraint). Si en apparence la question est la même pour les orthophonistes et les enseignantes, elle trouve son origine dans des cadres différents et conduit à des actions différentes : mise en place de séquences pédagogiques spécifiques éventuellement individualisées pour les enseignantes, diagnostic et élaboration d’un projet thérapeutique pour les orthophonistes.

Répondre à cette question de la « normalité » est particulièrement délicat dans le cas de l’acquisition de la LSF. D’une part, les travaux scientifiques sont assez peu nombreux et concernent généralement un petit nombre d’enfants. D’autre part, peu d’outils d’évaluation des compétences langagières des enfants signeuses sont développés, standardisés, normalisés18 et diffusés. Cette « sous-dotation » scientifique, pédagogique et clinique est liée aux caractéristiques de la population des enfants signeuses, qui sont peu nombreuses, dont les parcours d’acquisition et les contextes d’usage de la LSF au quotidien en famille ou à l’école sont très hétérogènes, et qui peuvent être difficiles d’accès pour les chercheures en raison de leur dispersion géographique.

Or, pour répondre à la question de ce qui est « normal » dans le processus d’appropriation de la LSF, il faut pouvoir déterminer une norme (objective) et donc chercher à observer les mêmes comportements chez un grand nombre d’enfants, présentant des caractéristiques relativement homogènes au regard de ce que l’on cherche à observer. Pour les langues vocales, ce nombre est souvent situé autour de 100 enfants par âge. Ainsi, pour répondre à cette question, professionnelles de l’éducation, professionnelles de santé et chercheures doivent rassembler leurs forces et travailler ensemble pour que de nouvelles données puissent être collectées.

Pour que les différents professionnels et les chercheures puissent collecter des données, pour que les mêmes données puissent servir à la fois des objectifs pédagogiques, cliniques et scientifiques et puissent donc être partagées, pour que les données puissent être co-analysées et que la dimension participative de la recherche puisse être poursuivie, dans un contexte législatif relativement nouveau19, nous avons soumis un dossier à un Comité de Protection des Personnes (CPP) dont l’objectif est de valider, au niveau éthique, les différents versants de ce projet de recherche « augmenté », que nous avons appelé CotaSigne2. A l’occasion de l’élaboration de ce dossier, nous avons été amenées à travailler plus spécifiquement sur deux points en lien avec la LSF : le consentement éclairé des personnes sollicitées pour produire un récit et la protection des données collectées auprès de ces personnes et des usagères de la plateforme.

5.2 Le consentement éclairé

Comme pour toute recherche, le projet CotaSigne nécessite d’informer les parents et les enfants sur les objectifs et les modalités de la recherche avant leur participation à l’étude, et de recueillir leur consentement éclairé. Nous nous appuyons sur des documents, lettre d’information et formulaire de consentement détaillés, conçus en français pour des raisons de validation institutionnelle. Du fait que le français n’est pas nécessairement la langue principale des parents, nous avons également conçu une information et une adaptation complémentaires en LSF. Et comme pour tout projet impliquant des enfants, il convient d’adapter l’explication du projet et la demande de consentement en termes simples, aussi bien en français qu’en LSF.

5.3 La protection des personnes et des données qui leur sont associées

L’étude d’une langue des signes empêche le floutage des visages et ne garantit pas la non reconnaissance des personnes, même si les résultats des cotations sont anonymisés : le stockage de données vidéo correspondant aux productions linguistiques des personnes nécessite donc une demande d’autorisation à la Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés (CNIL). D’autre part, l’étude de productions d’enfants et de personnes majoritairement sourdes est considérée institutionnellement comme une étude de données « sensibles » et un projet de recherche participative avec des professionnelles de santé (orthophonistes) qui collectent les données auprès de leur patientèle requiert l’avis d’un Comité de Protection des Personnes (CPP).

Pour protéger les personnes qui participent au projet en produisant un récit, plusieurs mesures sont prises : des codes sont attribués aux données (données « pseudonymisées »), les coordonnées des participants ne sont connues que des établissements dans lesquels sont collectées les données et des responsables scientifiques du projet, si les participants y consentent.

A un niveau technique, les données du projet qui transitent par la plateforme sont accessibles via le protocole sécurisé HTTPS. La plateforme est hébergée sur les serveurs de la TGIR Huma-Num. Les vidéos y sont stockées temporairement et sont ensuite déplacées sur des espaces numériques institutionnels sécurisés. Seuls les codes des participants sont renseignés sur la plateforme. Les données d’un enfant ne sont accessibles que par la professionnelle ou la chercheure qui l’a filmée et par les responsables scientifiques et l’ingénieure de recherche du projet. Les données personnelles des usagères sont également stockées de manière sécurisée sur la plateforme ; les demandes de comptes par des utilisatrices sont validées manuellement par les chercheures du projet sur des critères scientifiques, et la plateforme est dotée d’un système de cryptage des mots de passe des comptes. Les données personnelles des usagères ne sont connues que des responsables scientifiques et de l’ingénieure de recherche du projet.

Les données peuvent être conservées à condition de continuer à être exploitées par les chercheures du projet. Les personnes ont le droit de demander le retrait ou la suppression de leurs données. De cette façon, avec ces précautions fondamentales pour le droit des personnes, nous souhaitons que ce projet soit une véritable passerelle éthique qui permette aux professionnelles et aux chercheures d’avancer sur leurs problématiques tout en enrichissant leurs pratiques au sein de ce projet hautement collaboratif.

Conclusion et perspectives

Avec cette présentation du projet CotaSigne, nous espérons avoir montré l’intérêt et les défis qu’il présentait, à l’interface de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée. CotaSigne offre des perspectives pour l’analyse et l’évaluation linguistique des récits en LSF en offrant différents grains d’analyse : les chercheures et les professionnelles peuvent à la fois appréhender (d’un point de vue quantitatif) des marqueurs représentatifs de telle ou telle compétence grammaticale / discursive précise et étudier de manière plus qualitative la réalisation de telle ou telle structure linguistique en partant des données primaires. La forme modulaire de l’outil d’évaluation nous permettra à l’avenir d’intégrer d’autres grilles ciblant par exemple l’analyse phonétique / phonologique des signes, la prosodie du discours (la gestion du rythme, des pauses, de l’emphase en LSF par exemple) ou l’utilisation de l’espace dans les structures prédicatives (en lien avec PUISSANT-SCHONZ, 2020) ou d’ajouter d’autres stimuli pour d’autres récits.

Ces développements en recherche reposent sur des perspectives de raffinement et d'extension de la plateforme. Ainsi, se pose la question de l’automatisation de certains aspects de l’analyse et du traitement de données vidéo (DALLE et LEROY, 2016). Le caractère non anonyme, voire sensible des données constitue un obstacle et un frein au partage des données entre chercheures et professionnelles d’une part, et à l’ouverture des données pour la science d’autre part. Il convient de trouver le juste équilibre entre science ouverte et respect des personnes. Dans le cadre de nos efforts partagés pour satisfaire les contraintes du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD), les Comités de Protection des Personnes (CPP) doivent être sensibilisés aux spécificités des projets de recherche participative (MONCEAU et SOULIERE, 2017), en sciences humaines et sociales, et en particulier aux particularités des projets linguistiques sur les langues des signes.

L’ensemble des points évoqués dans cet article fait de CotaSigne un projet de recherche participative et un « lieu sensible », avec des représentations à la fois personnelles, professionnelles, institutionnelles, et des enjeux culturels, sociétaux, voire politiques. Nous le concevons comme un lieu de formation pour tous les participants, qui répond au besoin de parole et d’écoute, pour mieux se comprendre et (re)créer des espaces d’intéressement. Ce projet nécessite du temps, il s’inscrit dans la durée et requiert des financements et des disponibilités réguliers notamment pour se rencontrer et échanger de manière constructive dans un domaine sous-doté. C’est un travail collectif visant à la formalisation, l’évaluation, la reconnaissance, la valorisation, et la diffusion de ce mode de recherche d’une part et de la LSF d’autre part. Nous aspirons également à un accompagnement institutionnel afin de garantir des perspectives pour la partie recherche participative, avec i) le co-développement des grilles, de l’outil en ligne, de la plateforme, ii) l’expression des besoins par les professionnels pour identifier les « trous » de connaissances à combler prioritairement, iii) le développement de l’inscription didactique et thérapeutique du projet, et iv) des communications scientifiques collectives, en français et en LSF.

Cette expérience de recherche résolument participative et engagée s’inscrit dans la voie scientifique et éthique tracée par Patrice Dalle.

Note de fin

1 L’ensemble des vidéos est accessible à cette adresse : https://cotasigne.huma-num.fr/articleMainThot.html . Des liens hypertextes sont également insérés directement dans l’article.

2 https://prosigne.ortolang.fr/SignMET/index.php

3 Notre collègue philosophe Stéphane Zygart a détaillé les enjeux de cette question lors de la journée d’étude que nous avons co-organisée à Lille en décembre 2021, en réunissant les différents partenaires et interlocuteurs concernés par « L’évaluation des productions langagières d’enfants signeurs ».

4 Voir notamment le rôle joué par la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France, et le numéro thématique Langues et cité, n° 4, consacré à “La langue des signes française (LSF)” en 2004, avant la loi de 2005 sur l’égalité des chances <URL: https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Langue-francaise-et-langues-de-France/Nos-missions/Observer-les-pratiques-linguistiques/Langues-et-cite/Langues-et-cite-n-4-la-langue-des-signes-francaise-LSF>.

5 Orthosigneuse est l'équivalent du métier d'orthophoniste transposé à la langue des signes (retard d'acquisition ou troubles du langage en LSF), mais il n’existe pas (encore, à notre connaissance) de formation spécifique pour le devenir. Les orthosigneuses, qui se comptent sur les doigts d'une main, sont initialement formatrices de LSF. Voir l’émission de MediaPi qui est consacrée à cette spécialité <URL: https://media-pi.fr/magpi-post/orthosigne-orthophonie-des-signes/?playlist=38265>.

6 Une part de subjectivité entre bien dans toute évaluation humaine, mais l’idée là est de tendre vers l’objectivité, quand nombre de professionnels nous indiquaient qu’ils regrettaient de procéder par la force des choses à une évaluation fondée sur leur expérience individuelle.

7 Institut de Rééducation de la Parole et de l’Audition (Ronchin).

8 Les chercheuses ne peuvent cependant pas disposer actuellement de ces enregistrements pour développer les analyses (cf. partie 4 sur les questions éthiques).

9 Dessin animé sans paroles d’une durée de 2’50 extrait de la série Tom et Jerry, communément appelé Jerry et l’œuf, produit par William Hanna et Joseph Barbera en 1956. Dans cette histoire, 1) une maman pic-vert couve un œuf, et doit s’absenter ; 2) l’œuf tombe du nid et roule jusqu’à la maison d’une souris ; 3) l’œuf éclot ; 4) l’oisillon picore avec force tout le mobilier de la souris ; 5) la souris tente de l’arrêter en vain ; 6) elle finit par le reconduire dans son nid.

10 Les termes phonétique ou phonologique sont utilisés pour les langues des signes dans le sens de description articulatoire ou étude des plus petites unités distinctives, donc en faisant abstraction du lien étymologique avec le son, et pour pouvoir comparer le fonctionnement des langues du monde, qu’elles soient vocales ou gestuelles.

11 La prise en compte de l'interlocuteur et du niveau de maîtrise de la langue utilisée pourrait être considérée comme une compétence de la personne narratrice et, pour la LSF plus spécifiquement, il est fort probable que les enfants sourdes signeuses soient amenées à échanger avec des personnes ayant des niveaux de LSF très hétérogènes.

12 Nous avons présenté les premiers résultats, en novembre 2018, lors des conférences “Sign Language Acquisition and Assessment Conference” à Haïfa, en Israël, et lors des IIIe Rencontres Interdisciplinaires franco-brésiliennes intitulées Surdité, Singularité et Universalité à Paris.

13 Les développements logiciels issus de la recherche financée sur fonds publics doivent être diffusés par défaut sous une licence libre (cf. loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique et 2e Plan national pour la science ouverte 2021-2024), ce qui n'est pas possible si nous incluons des fonctionnalités issues de logiciels propriétaires.

14 Par convention, on annote les unités lexicales d’une LS en utilisant la LV environnante (le français pour annoter la LSF, par exemple) en choisissant une étiquette lexicale d’identification notée en majuscules (par exemple, le signe de la LSF pour traduire ‘arbre’ est noté ARBRE). Cette notation est complétée par d’autres conventions pour encoder les gestes / signes partagés avec les non-signeurs (PT pour coder un pointé manuel par exemple), ou les formes à classificateurs (CL:bec, pour la configuration manuelle ou classificateur qui réfère à un volatile).

15 http://blog.logisignes.dalle-lsf.eu/

16 Le français signé est une variété de contact de langues qui recouvre un ensemble d’usages où les signes lexicaux de la LSF sont organisés séquentiellement selon la syntaxe du français.

17 L’INSHEA est un institut d’enseignement supérieur public qui forme les acteurs de l'accompagnement et de l'accessibilité éducative, sociale et professionnelle.

18 Un outil est standardisé quand la méthodologie de passation, de cotation et d’interprétation des résultats est reproductible ; il est normalisé quand suffisamment de données ont été collectées pour permettre la comparaison des résultats à un groupe de référence dont les scores ont été traités pour créer une « norme ».

19 En France, en 2012, le texte de loi n° 2012-300 du 5 mars 2012 relative aux recherches impliquant la personne humaine, appelée « loi Jardé », a étendu la nécessité de demander l’avis d’un Comité de Protection des Personnes à toutes les recherches impliquant la personne humaine : recherches « interventionnelles » avec intervention sur la personne ; recherches « interventionnelles » sans utilisation de médicament, sans risque et avec contrainte minime pour les personnes ; recherches « non interventionnelles ». En 2016, le Règlement Général sur la Protection des Données (ou RGPD) a été adopté, avec pour objectif d’encadrer, au niveau européen, le traitement des données à caractère personnel, afin de protéger les personnes.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Stéphanie Caët, Marion Blondel, Sarra El Ayari, Claire Danet, Christelle Pépin, Jeanne Butel Mouillard et Clémence Beirnaert, « CotaSigne, une expérience de recherche à plusieurs mains », La main de Thôt [En ligne], 11 | 2024, mis en ligne le 21 janvier 2024, consulté le 27 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1196

Auteurs

Stéphanie Caët

stephanie.caet@univ-lille.fr

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