JENN, Ronald et OSTER, Corinne (eds.), Territoires de la traduction, Arras, Artois Presses Université, 2014.

Index

Rubriques

Recensions

Texte

Ce recueil d’articles réunis par Jenn et Oster vient enrichir la collection « Traductologie » d’Artois Presses Université, dont la vocation est « d’aborder sans exclusive toutes les problématiques de la traduction, telles qu’elles se posent et se résolvent ou se négocient hier et aujourd’hui » ; la collection a plus de trente titres à son actif, aux thématiques et aux approches en effet extrêmement variées, le premier datant de 1996. Le présent ouvrage poursuit cet objectif d’ouverture puisque les auteurs, prenant acte du rapprochement de la traductologie avec de plus en plus d’autres disciplines relevant des sciences humaines, ont choisi d’interroger la notion de territoire, en tant qu’espace « pensé, approprié et imaginé par l’homme » (7). Il s’agira non seulement de problématiser les multiples rapports qu’entretiennent les espaces territorialisés avec les opérations de transfert linguistique et culturel que permet (ou non) la traduction dans son rôle de passeur, mais aussi d’envisager la traductologie elle-même comme territoire aux contours flous, redéfinis et renégociés en permanence, afin de proposer une cartographie de ses évolutions théoriques. Dans cette perspective, territoire géographique, texte-territoire et territoire disciplinaire ont en commun leur caractère « éminemment subjectif, culturel et fluctuant » (7).

Le recueil comporte dix contributions portant majoritairement sur le binôme français-anglais, à l’exception de trois chapitres : les deux premiers, consacrés respectivement à la traduction française d’ouvrages italiens de la Renaissance et la traduction en allemand d’un roman picaresque espagnol et, plus loin, une analyse des procédés de traduction vers le turc d’un roman de Michel Houellebecq. Le positionnement des deux premiers chapitres résulte du choix d’organisation retenu par les éditeurs, qui, devant la diversité des approches méthodologiques et l’hétérogénéité des thématiques, ont renoncé à une quelconque hiérarchisation en optant pour un classement chronologique. Ce parti-pris a sans aucun doute le mérite de la clarté, et une lecture chronologique permet a priori de dégager les continuités et ruptures théoriques et pratiques. Or, en l’occurrence, à partir du quatrième chapitre, il s’agit soit de réflexions théoriques et méthodologiques qui balayent les époques (c’est notamment le cas des articles de D. Weissman sur l’auto-traduction et de C. Raguet sur la notion de territoire), soit de corpus récents, datant du fin XXe ou début XXIe siècles. Ce petit déséquilibre rend la notion de chronologie comme fil conducteur quelque peu artificielle et on peut se demander s’il n’y avait pas une manière thématique plus pertinente de faire dialoguer les auteurs entre eux. Cette réserve ne doit rien enlever à la qualité d’ensemble du recueil, qui offre une palette très complète de travaux d’une grande érudition, d’analyses textuelles très fines et de réflexions théoriques stimulantes, le tout bien documenté et rédigé dans l’ensemble de façon claire et précise.

De fait, les trois premières contributions présentent une certaine unité thématique en adressant le rôle de la traduction dans la construction identitaire des peuples, que celle-ci soit culturelle, religieuse ou sociopolitique. Patrizia De Capitani aborde la question, encore prégnante aujourd’hui, des enjeux culturels et sociaux de la traduction des toponymes, en examinant un corpus de traductions françaises de nouvelles et de comédies du XVIe siècle. Tout en constatant une divergence de pratique selon le genre : plus d’exotisme dans les romans, une tendance au naturalisme dans les comédies, elle confirme, en la nuançant, l’idée que la traduction française du XVIe siècle visait « une opération d’annexion culturelle » (191). Dans son analyse attentive des modifications survenues dans la traduction vers l’allemand, au début du XVIIe siècle, du récit picaresque espagnol Guzmán de Alfarache, Mathilde Aubague démontre une nouvelle territorialisation du texte par le traducteur pour l’adapter à la situation historique sociale et religieuse du territoire allemand, qui passe par une restructuration de la narration et une reconfiguration des composantes religieuses, dans une volonté de prosélytisme.

Son exploitation astucieuse et érudite des termes de défrichement et déchiffrement dans le contexte de la France rurale de la fin du XIXe siècle, permet à Samuel Trainor de développer la thèse d’une pédagogie normative super-structurelle, qui allait de pair avec un projet infrastructurel d’aménagement du territoire, et qui a eu pour effet l’éradication des éléments patoisants du langage des élèves paysans, les aliénant de leur propre culture dans ce qu’il qualifie de « linguistic self-hatred ». Cette démonstration convaincante de l’interdépendance des projets linguistique et territorial amène Trainor à s’interroger sur l’absence de prise en compte des effets normatifs de ce phénomène culturellement spécifique par la traductologie française, dans la lignée de Berman.

Or, si on ne trouve pas de réponse directe à cette accusation dans l’ensemble des propos sur la traductologie tenus par les auteurs du recueil, il se dégage en revanche une grande sensibilité aux effets potentiellement aliénants de l’activité traductive lorsque celle-ci se déploie dans un rapport de pouvoir territorial et/ou linguistique inégal. Dans le seul article purement théorique – le format privilégié en général est celui d’un préambule théorique suivi d’illustrations concrètes – Freddie Plassard, en proposant une épistémologie de la traductologie, souligne notamment l’importance des évolutions technologiques et de la mondialisation, qui ont contribué à remettre en cause l’hégémonie d’une vision européo-centrée. En effet, plusieurs articles, de par leur choix de corpus ou de thème, se situent peu ou prou dans une perspective post-colonialiste ; d’autres problématisent le rapport, supposé congruent, entre langue et identité nationale.

Caroline Marie aborde une auteure canonique du début du XXe siècle et, dans son exploration subtile de la genèse d’un court récit de Virginia Woolf, inséré dans le manuscrit de Mrs Dalloway ( « The Hours ») et devenu Le Dé en or dans sa traduction française, parvient à démêler l’enchevêtrement de textes et d’images où le tout « dépasse la somme des parties » (80). Sa lecture du texte comme territoire et lieu de circulation est étayée par un examen contrastif de trois traductions du récit et de leur traitement, tantôt neutralisant, tantôt défamiliarisant, de « l’imaginaire de la terre étrangère » (84) dont le texte est fortement imprégné et qui renvoie au contexte de l’Empire colonial britannique et aux rapports ambigus entretenus avec celui-ci à cette époque. A l’autre extrémité du XXe siècle ce sont deux romans anglo-africains de l’écrivaine soudanaise Leila Aboula, The Translator (1999) et Lyrics Ally, (2010) qui font l’objet d’une réflexion de la part d’Alessandra Rizzo sur la traduction en tant qu’instrument de négociation interculturelle, par laquelle toute subjectivité migrante est amenée à construire et à déconstruire son nouvel espace géographique environnant dans sa quête identitaire.

En choisissant d’aborder le phénomène de l’auto-traduction, qui brouille la distinction entre l’original et sa traduction, Dirk Weissman entend bousculer la vision convenue d’une littérature nationale territorialisée, émanation d’un état monolingue. Dans leur recherche de l’entre-deux (« Writing from the midzone »), les écrivains plurilingues et auto-traducteurs échappent à toute assignation fixe en faveur d’une aspiration cosmopolite, une place singulière, dont les instruments critiques classiques semblent avoir du mal à s’accommoder. Weissman rappelle que l’écrivaine bilingue franco-allemande, Anne Weber, est souvent lue dans chaque pays comme monolingue et que l’œuvre de Samuel Beckett n’est vraiment envisagée dans sa dimension plurilingue que depuis peu. A son tour, Myriam Suchet veut ébranler nos certitudes de traducteur en déconstruisant l’image consensuelle de la traduction comme pont reliant deux entités linguistiques et culturelles stables. Pour Suchet « L’enjeu est de restituer à la traduction sa force de subversion au lieu de reconduire des frontières naturalisées » (196) ; pour ce faire, elle prend appui sur le roman nigérian, The Voice, de Gabriel Okara (1970), dont l’emploi énigmatique de la préposition « inside » renvoie à un espace énonciatif instable et polyphonique que les traductions françaises et allemande ont peiné à restituer. Suchet conclue que la place paradoxale du traducteur serait plutôt sur une « scène énonciative » où le sujet parle « en tant qu’autre » (123).

C’est précisément la notion d’altérité qui sera reprise en guise de conclusion au recueil. Christine Raguet, s’inspirant d’un essai philosophique de Rabindranath Tagore sur le cheminement, mène une longue réflexion, subtile et profonde, d’abord sur l’idée de l’Un et de l’Autre, afin d’interroger ce territoire intermédiaire qu’est l’espace du traduire : « ni cheminement, ni chemin, il est moment initiatique, entre-deux où se ré-élaborent l’Un et l’Autre » (174). Le « tiers-espace » ainsi créé est prolifère et permet « d’ouvrir la signifiance à divers possibles qu’offrent les textes » (175). Ensuite, puisant dans les écrits de très nombreux auteurs : Humboldt, Meschonnic, Deleuze, Glissant, Said, Chamoiseau, Segalen, pour n’en citer que quelques-uns, Raguet passe en revue différents cadres conceptuels qui sont autant de modes d’appréhension du concept de territoire, en référence à la littérature des Antilles, pour aboutir à une conception multiple, active et dynamique, celle du mosaïque : « … c’est pour cette raison que je compare le traduire à la constitution d’un tout-mosaïque, formé d’une multiplicité de tesselles, parce que ces tesselles sont mobiles et le tout en résultant, variable. » (187).

C’est sans doute cette image qu’il convient de retenir pour qualifier l’ensemble de textes qui composent ce recueil, tous pleinement représentatifs du brouillage des frontières, des lignes de fracture, des phénomènes d’hybridisation et du foisonnement intellectuel qui caractérisent l’univers riche et divers des études traductologiques aujourd’hui.

Citer cet article

Référence électronique

Karen Meschia, « JENN, Ronald et OSTER, Corinne (eds.), Territoires de la traduction, Arras, Artois Presses Université, 2014. », La main de Thôt [En ligne], 3 | 2015, mis en ligne le 14 septembre 2023, consulté le 27 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/543

Auteur

Karen Meschia

UT2J

Maître de conférences

karen.meschia@univ-tlse2.fr

Articles du même auteur