Les dictionnaires plurilingues entre France et Italie (XV-XVII) : introduction

  • Les dictionnaires plurilingues entre France et Italie (XV-XVII) : introduction

Résumés

Présentation du projet d’études sur les dictionnaires plurilingues en Italie et en France entre le XVe et le XVIIe siècle.

Introductory bibliography to multilingual dictionaries in France and in Italy between Fifteenth century and Seventeen Century.

Plan

Texte

Les dictionnaires plurilingues entre France et Italie, du XVe au XVIIe siècles

Comment traduisait-on à l’époque moderne ? La plupart des études consacrées à la réception et à la diffusion des textes en Europe négligent le « matériel technique » du traducteur et notamment les usuels à sa disposition. Or, l’imprimerie voit très tôt l’apparition d’un instrument aujourd’hui disparu, qui est le dictionnaire plurilingue, de trois à douze ou treize langues.

Quelques études1, assez rares en fin de compte2, concernent ce domaine, pourtant capital car il met en jeu une traduction dite « horizontale »3, autrement dit entre langues vernaculaires. Ces dictionnaires ont ainsi un système propre de fonctionnement dont il est souhaitable de comprendre les mécanismes, les implications mais aussi l’efficacité lexicale.

Par conséquent, à partir d’un premier échantillon très ciblé de dictionnaires choisis pour leur représentativité, nous souhaitons établir des résultats liminaires qui mettent en relief les organisations de ces usuels, depuis leur macrostructure jusqu’à leur unité lexicale.

Cette recherche s’inscrit dans un projet international sur l’origine et l’évolution des réseaux et des échanges en Europe. Il s’agit de travailler avec les pays partenaires sur le contenu et les enjeux pluridisciplinaires des premiers dictionnaires bilingues, trilingues et multilingues des XVe-XVIIe siècles, publiés en Europe que nous avons recensés puis sélectionnés. Notre approche se veut pluridisciplinaire : au-delà des aspects linguistiques et historiques, nous souhaiterions consolider les perspectives de travail identifiées dans les domaines de la philologie, de la bibliothéconomie, de la lexicographie, etc., et valider la pertinence de critères transversaux (sémantiques, historiques, culturels) lors de nos rencontres.

Ce projet est totalement inédit : les traductologues ont délaissé cette question pourtant fondamentale dans l’étude de la réception de textes d’un pays à l’autre au fil des siècles, et ce quel qu’en soit leur genre. De nombreux projets européens sur la traduction et les humanités numériques travaillent sur des œuvres ou des collections anciennes précises sans toutefois prendre en compte la diffusion des dictionnaires déjà bien présents.

Travailler sur ce projet signifie poser les bases de la communication écrite en Europe. L’étude d’un seul dictionnaire n’aurait de sens que pour le pays concerné alors que la mise en relation de plusieurs de ces « ouvrages-vecteurs » montre déjà leur interdépendance dans une perspective macro-contextuelle des échanges européens, à une époque où se profilait ce qui fut appelé a posteriori « la République des Lettres ».

La convocation de diverses compétences européennes, déjà perceptibles et nécessaires dans certains dictionnaires trilingues anciens mêmes où deux langues étanches entre elles permettaient à des érudits de communiquer au moyen d’une langue savante de truchement telle que le latin, naît d’une volonté de comprendre les premières stratégies de communication et d’édition dans un espace tel que le continent européen où la mobilité politique, religieuse, économique et culturelle a toujours tenu une grande place : la communication orale mais surtout écrite avec l’apparition de l’imprimerie a non seulement mis en relief ces vecteurs linguistiques que sont les outils des traducteurs, à savoir les dictionnaires, mais aussi les politiques de diffusion des langues en question.

L’existence même de dictionnaires multilingues dans divers pays européens pose le problème de leur contextualisation dans les pratiques et enjeux de la communication écrite et orale à l’époque moderne. Notre objectif est ainsi de réunir des spécialistes issus de disciplines diverses et de travailler sur un échantillon lexical, afin de réfléchir sur :

  1. - la vernacularisation des savoirs linguistiques au cours de l’époque moderne, à laquelle les dictionnaires participent ;

  2. - l’autonomisation de l’enjeu linguistique, à travers notamment la professionnalisation de la figure du traducteur et la spécialisation fonctionnelle de ses outils de travail4 ;

  3. - le fait de connaître l’espagnol, etc. De fait, les historiens autant que les littéraires sont alors intéressés par les correspondances, les catégories et les définitions que proposent ces « usuels ».

Bibliographie d’exploration liminaire

Les dictionnaires bilingues « verticaux »

  1. - Elio Antono De Lebrija, Dictionarium latinohispanicum et vice versa etc., Anvers, in Joannis Steelsii, 1560 [Dictionnaire très intéressant dans la mesure où il offre une double entrée, latin-espagnol et espagnol-latin. Publié à Anvers dans le contexte de guerre politique et religieuse entre Espagne et Pays-Bas].

  2. - Anonyme, Dittionarietto latino con la dìchìaratione italiana etc., Venetia, appresso Vincentio Valgrisi, 1569 [Dictionnaire pour l’apprentissage des enfants].

  3. - Thomas Cooper, Thesaurus ünguæ Komana et Britannica etc., Londres, 1573 [L’un des rares dictionnaires publiés en Angleterre, antérieurs au John Fiorio].

  4. - Robert Estienne, Petit dictionnaire françois-latin etc., Paris, Imprimerie de Robert Estienne, 1574.

  5. - Jean Nicot (1530-1600), Le Grand Dictionnaire françois-latin etc., Rouen, chez Pierre L’Oyselet, 1609, in 4°. [Très étonnamment, ce Grand Dictionnaire n’a pas fait l’objet d’étude systématique].

  6. - Hieronymo Cardoso, Dictionarium latino lusitanicum et vice versa etc., Lisbonne, ex officina Petri Crasbeeck, 1619.

Les dictionnaires trilingues « semi-verticaux »

  1. - Anonyme, Dictionnaire ou vocabulaire couché en vocables latins, françoys et alemans etc., [Lyon], [Claude Veycllier], [1530 ?] [De nombreuses incertitudes sur ce dictionnaire, l’un des tout premiers, que nous essaierons d’éclairer],

  2. - Peter Dasypodius, Dictionarium latino-germanico-polinicum etc., Dantzig, Andreæ Hunefeldii, 1642 [Particulièrement intéressant pour le polonais mais on notera que Dasypodius avait publié un dictionnaire latin-allemand en 1596. [Utile pour l’étude sur les étapes de la constitution de dictionnaires vers des langues « périphériques »].

  3. - Jonas Petro Gothus, Novum dictionarium latino-sveco-germanicum sveco-latinum et germanico-latinum, Hambourg, 1700. [Cas très intéressant vers les langues nordiques. A noter aussi la date, début XVIIIe, qui permet une réflexion sur le temps des migrations des langues et sur les stratégies éditoriales].

Les dictionnaires polyglottes « semi-verticaux »

  1. - Anonyme, S ex linguarum, Latinæ, Gallica, Hispanica, Italica, Anglica, & Teutonice, dilucidissimus dictionarius. Stampata in Venetia, per Marchio Sessa, 1541.

  2. - Noël de Barlaimont, Vocabulaire en quatre langues, flamengue, française, latine, espagnole à tous ceulx qui les voudront apprendre etc., Louvain, Bartholomy de Grave, 1551.

  3. - Ambrogio Calepino, Ambrosii Calepini dictionarium, quanta maxima fide ac diligentia fieri potuit accurate emendatum multisque partibus cumulatum. Adjecta sunt latinis dictionibus, hebraa graca, gallica, italica, germanica et hispanicæ. Accessemnt insignes loquendi modi lectiores etymologies, apposita, translationes, adagia ex eptimis quibusque auctoribus decepta, Lugduni, apud G. Rouillum, 1578.

  4. - John Baret, An alvearie or quadruple dictionarie, containing foure sundies tongues: English, Eatine, Greeke and French etc., Londres, Henri eus Denhamus, 1580.

  5. - Anonyme, Dictionarolum cum colloquis aliquot latine, germanique, gallice, italique, Genève, 1634.

  6. - Anonyme, Ee Dictionaire des huict langaiges : c’est à sçavoir grec, latin, flameng françois, espagnol, italien, anglois et aleman, Lyon, par Michel Jove, 1558. [Véritable unicum, ce petit dictionnaire in-16 de 223 pages sur huit colonnes est organisé en 55 chapitres thématiques dans la partie I et 4 chapitres grammaticaux dans la partie II (verbes, noms, adjectifs, oraisons).

Les dictionnaires bilingues « horizontaux »

  1. - Anonyme, Libro el quale si chiama introito e porta [...] todescho o italiano, Venise, Adam von Rottwell, 1477 [Document exceptionnel d’un incunable « horizontal » sans doute lié à l’histoire des pèlerinages qui partaient de Venise]. 2e édition en 1479.

  2. - John Fiorio, Dictionarie of the Italian and English tongues etc., Londres, Melch. Bradwood, 1611 [Le très célèbre dictionnaire « shakespearien » ne fera pas l’objet d’une étude appropriée pour l’heure mais pourrait entrer dans un projet futur sur l’Angleterre].

  3. - Levinus Hulsius, Dictionarium teusch-italianisch und italianisch-teutsch, Francfort sur Main, Nicolaum Hofmnnum, 1618.

  4. - Jean d’Arsy, Ee Grand dictionnaire François-flamen etc., Utrecht, Jan van Waesberge, 1643-1645.

  5. - Anonyme, A Copious English and Netherduytch dictionarie etc., Rotterdam, Aemout Leers, 1647- 1648.

  6. - Anonyme, Swensk och fransôsk orde-book efter en naturlig ordning, under wisga titlar;jemte samtal och bref. Vocabulaire suédois et françois, suivant l’ordre naturel des titres ; où l’on a ajouté les dialogues & lettres choisies, Stockholm, 1703.

Les dictionnaires plurilingues « horizontaux »

  1. - Anonyme, Lexicon tetraglotton. An English-Erench-Italian-Spanish Dictionary etc., Londres, Samuel Thomson, 1668.

Quelques prolongements

Le champ oriental

Il existe en effet plusieurs dictionnaires qui mettent en regard des langues latines et l’arabe ou l’hébreu (David De Pomis et son dictionnaire italien, latin, hébreu de 1586, ou le Dittionario della lingua volgare arabica et italiana de Domenico Germanus De Silesia, de 1636).

Le champ dialectal

Nous avons laissé de côté les nombreux dictionnaires qui mettent en jeu un dialecte. Ils sont nombreux et relèvent de plusieurs pays d’Europe. Pour la France, par exemple, on songe au dictionnaire français-occitan de Pierre Goudelin (1638) ou français-breton de Guillaume Quiquer (1633).

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Note de fin

1 Charles Beaulieux, (1904), Liste des factionnaires, lexiques et vocabulaires antérieurs au ‘Thresor’ de Nicot, in Mélanges de Philologe offerts à F. Brunot, Paris, (rist. Genève, Slatkine, 1972), p. 371-398 ; Luigi Emery, « Vecchi manuali italo-tedeschi. Il ‘Vochabuolista’ - Il Beriaimont - La ‘Ianua Linguarum’ », in Lingua Nostra, Vili, 1947, p. 35-38 ; Albert La Barre, Bibliographie du Dictionarium d’Ambrogio Calepino, Baden Baden, Valentin Kœmer, 1975 ; Fernand Braudel, L’Italia fuori d’Italia. Due secoli e tre Italie, in Storia d’italia, Torino Einaudi, 1980, II, 2, p. 2091-2248 ; Alda Rossebastiano, Antichi vocabolari plurilingui àuso popolare: la tradizione del Solenissimo Vochabuolista, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1984 ; Edward Stankiewicz, Grammars and dictionaries of the Slavic languages from the Middle Ages up to 1850: an annotated bibliography, Berlin, Mouton, 1984; Anna-Maria Finoli, « “...L’intelligence des mots est intelligence de toutes choses...”: italiano e francese nei dizionari plurilingui del sec. XVI », in E. Biancardi et al. (dir.), Le culture esoteriche nella letteratura francese e nelle letterature francofone. Problemi di lessicologia e lessicografia dal Cinquecento al Settecento, Fasano, Schena, 1989, p. 345-349 ; Ead., « Italien et français dans “Futilissimo Vocabulista” », in Le Moyen Français : recherches de lexicologie et de lexicographie, Actes du VIe Colloque International sur le Moyen Français, Milan, 4-6 mai 1988, Milano, Vita e Pensiero, 1991, vol. I, p. 61-82 ; Mario Mormile, Storia dei dizionari bilingui italofrancesi: la lessicografia italo francese dalle origini al 1900 con un repertorio bibliogrctfico cronologico fa tutte le opere lessicografiche italianofrancese e francese-italiano pubblicate, Fasano, Schena, 1993 ; Jitka Kresalkova, « I dizionari boemi del Quattro-Cinquecento », in Italia e Boemia nella cornice del Pinascimento europeo, Firenze, Olschki, 1999, p. 277-287 ; Daniel Adam z Veleslavana et al., Nomenclator quadrilinguis Boemico-Latino-Græco-Germanicus, Praha, Academia, 2015.

2 On peut ajouter à la précédente liste les études suivantes, parues dans la revue Quaderni del CIRSIL, 2 (Università di Bologna, 2003) [www.lingue.unibo.it] : Maria Carreras i Goicoechea (SSLMIT-Università di Bologna), « La presenza dell’italiano nella lessicografia catalana: dagli antichi repertori plurilingui ai moderni dizionari », cit., p. 57-78 ; Anna Maria Finoli (Università di Milano), « Aspetti didattici nei dizionari plurilingui del XVI secolo: l’Utilissimo Vocabulista », cit., p. 111-122 ; Maria Colombo Timelli (Università di Milano), « Aspetti didattici nei dizionari plurilingui del XVI-XVII secolo: il Berlaimont », cit., p. 123-134 ; Marie-France Merger (Università di Pisa), « De Z à Z. Étude de quelques aspects caractéristiques du dictionnaire bilingue de Candido Ghiotti », cit., p. 165-174.

3 La majeure partie des dictionnaires bilingues offre un profil assez semblable, c’est-à-dire entre la langue nationale et le latin. C’est qu’il est convenu d’appeler des dictionnaires de type « vertical » qui sanctionne le passage d’une langue d’érudition (latin ou grec) à une langue vernaculaire. Les dictionnaires « semi-verticaux » sont des dictionnaires trilingues, extrêmement intéressants puisqu’ils permettent d’anticiper les dictionnaires bilingues « horizontaux » dans la mesure où ils se servent du latin comme langue de truchement entre deux langues vernaculaires. Ces dictionnaires permettent des combinaisons tout à fait extraordinaires entre des langues vernaculaires parfois assez étanches. Dans la suite logique des dictionnaires bilingues semi-verticaux, des éditeurs publient des dictionnaires où le latin (et/ou le grec à l’occasion) permet de dépasser le simple bilinguisme vernaculaire.

4 La complémentarité des disciplines entre les chercheurs retenus doit permettre de croiser les méthodologies de recherche et l’objet d’étude – le dictionnaire plurilingue – qui se prêtent idéalement à ce type de travaux. En effet, contrairement au dictionnaire unilingue ou bilingue, qui vise plus précisément à donner des définitions des équivalents de tous les mots d’une ou de deux langues, les dictionnaires plurilingues ont un objectif moins érudit et plus pragmatique. Ce sont pour l’essentiel des dictionnaires qui visent un public spécifique (marchands, voyageurs, pèlerins, courtisans, etc.) qui s’inscrivent dans des logiques historiques et sociales : ainsi les guerres d’Italie, qui commencent en 1494 et voient s’affronter dans la Péninsule les armées impériales et espagnoles d’une part et les armées françaises de l’autre entraînent-elles par exemple l’émergence de dictionnaires trilingues qui permettent aux Italiens de « communiquer » avec leurs envahisseurs ; de même l’élection de Charles Quint suscite-t-elle par exemple l’ajout du flamand dans de nombreux dictionnaires plurilingues pour permettre aux courtisans belges et néerlandais de connaître l’espagnol, etc. De fait, les historiens autant que les littéraires sont alors intéressés par les correspondances, les catégories et les définitions que proposent ces « usuels ».

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Jean-Luc Nardone, « Les dictionnaires plurilingues entre France et Italie (XV-XVII) : introduction », Line@editoriale [En ligne], 13 | 2021, mis en ligne le 02 février 2024, consulté le 12 mai 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lineaeditoriale/1517

Auteur

Jean-Luc Nardone

Il Laboratorio

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