Lieu symbolique à l'origine de discours multiples au XIXème siècle, Venise en tant qu'espace réel transposé dans la fiction donne lieu notamment au mythe de sa propre mort. « Venise la Rouge », pour reprendre l'expression de Musset en 1830 s'imposera tout au long du XIXème siècle comme l'« un des comptoirs du romantisme européen »1. Dans la lignée de l’œuvre romanesque de Paul Bourget, les « romans vénitiens » du poète symboliste Henri de Régnier (1864-1936), auquel Jean Lorrain dédie Jeune Homme au masque (1905), semblent à leur manière faire écho à ce que Uwe Israel désigne par le « phénomène Venise »2, ou encore la « folie vénitienne »3 à l'origine d'un éclatement des imaginaires liés à l'espace vénitien au XXème siècle.
Après le « roman à épisodes vénitiens »4 Le passé vivant (1904), Les esquisses vénitiennes en 1906 puis l'Altana ou la vie vénitienne en 1928, Henri de Régnier admiré par Marinetti5 mais aussi par Proust6, semble s'inscrire dans cette « réinterprétation de Venise, au tournant du siècle, charri[é]e, encore [par] des éléments nourris par les descriptions antérieures (labyrinthe, décrépitude, spécularité) mais minimalisés, réduits à des proportions symboliques. »7
L'incipit des Esquisses vénitiennes chez Henri de Régnier paraît ainsi condenser ces différents éléments attribués à l'espace vénitien sous le signe du geste d'écriture : dans l'Altana ou la vie vénitienne, Henri de Régnier rappelle explicitement dans les premières pages, en guise d'avertissement au lecteur, dans quelle mesure son projet d'écriture « s'il ne manque point d'un certain ridicule à écrire un livre sur Venise, le risque en est compensé par le plaisir qu'il y a à le courir ». D'emblée, la description minutieuse d'un encrier rouge, à travers laquelle on perçoit un goût certain pour les détails et la description fragmentaire (deux éléments en accord avec l'esthétique et l'imaginaire décadent symboliste) qui tend à l'apparenter à un objet artistique issu d'une collection, rappelle dans le même temps l'acte scriptural, à l'origine de toute une littérature dédiée à Venise. Par des effets d'échos, le geste scriptural se voit prolongé et répété au fil des Esquisses vénitiennes : « L'écritoire » fait écho à « l'encrier rouge » , notamment dans l'approche mimétique de l'objet décrit, en tant qu'indice d'une Venise du dix-huitième siècle révolue, mais qui survit dans l'imagination :
« Son plateau, peint d'un rouge vif, à la mode vénitienne d'autrefois, présente les deux encriers de cuivre, au couvercle surmonté d'un fruit ciselé. Devant eux la sébile offre la poudre à sécher. De chaque coté se dressent le plumier et la clochette pour avertir le petit laquais qui portera la lettre. Chaque fois que j'étends la main et que je trempe ma plume d'oie dans l'encre, il me semble voir à mon poignet la dentelle d'une manchette et le parement brodé d'un habit de soie. Je me pense revenu aux vieux temps. Dès que j'ai fini d'écrire, j'agite la sonnette. »
Venise, érigée en composante de l'image de l'Italie8, en « cité prismatique »9 chez Marinetti et Henri de Régnier a pour particularité de mettre en lumière l'évolution de différents courants littéraires. Érigé en un véritable laboratoire, l'espace vénitien a ainsi l’intérêt d’esquisser l’évolution des doctrines littéraires, du romantisme jusqu'au décadentisme10, bien que « ses canaux [soient] noirs comme l'encre » d'après Paul Morand11. En effet, la pièce de théâtre historico-romantique en quatre actes Dramma senza titolo12 écrite par Marinetti, bien avant qu'il ne devienne le représentant du Futurisme en 1910, esquisse également un imaginaire de l'espace vénitien particulier, bien que certains éléments peuvent le rapprocher de celui donné à voir par l'auteur symboliste Henri de Régnier à travers les Esquisses vénitiennes et L'Altana ou la vie vénitienne. Malgré les différences d'écriture du point de vue générique, Marinetti et Henri de Régnier, qui rompt avec son esthétique habituelle (absence de maniérisme), recourent communément à la fiction pour mettre en scène l'imaginaire de l'espace vénitien. La perception sensorielle, qui oriente l'écriture de Régnier donne à voir Venise à la fois comme un espace parcouru, perçu et appréhendé sous l'inspiration symboliste, contre la fausse sensibilité de la description objective. La place de la description et de la perception s'avère être une autre caractéristique de l'espace vénitien9 lorsqu'il est saisi par la fiction. Du point de vue de l'écriture de la perception, œuvrant à la création de l'imaginaire vénitien, plusieurs indices peuvent être identifiés. D'une part le choix de Régnier de recourir à la perspective panoramique pour donner à voir Venise au lecteur se trouve matériellement justifiée par un détail architectural propre au Palais Dario dans lequel le narrateur le séjourne : celui de l'altana, permettant d'avoir une perception en hauteur, de dominer du regard l'espace vénitien. Certains éléments faisant lieu d' obstacles à la vision complète de l'espace vénitien se révèlent être favorables à l'imaginaire. La perception chez Marinetti apparaît à différents endroits du texte fragmentaire, notamment dès l'acte I, au cours d'une scène nocturne dans laquelle le personnage Pasquale Cicogna est décrit comme émergeant de la lagune. La question de la perception fait même l'objet de discours chez les personnages et donne lieu dans le texte au motif de l'aveuglement : la figure mythologique d'Ulysse paraît partiellement reprise sous les traits du personnage de Giovanni revenant à Venise, auquel la métaphore de l’aveuglement est mise en correspondance.
Si la question de la nécessité romanesque de Venise a pu être mise en doute par Henri de Régnier lui-même en 192513, son usage du genre romanesque permet de s'appuyer sur « la fonction instrumentale d'une ville au rôle essentiellement de catalyseur empêche[rait] sa réduction au pittoresque du motif. Parce que, aussi, le roman seul est reconstitution»14. Tandis que le poète symboliste décrit ses Esquisses vénitiennes comme un ensemble de« petites proses cadencées »15 donnant à lire et à voir en partie Venise à l'époque de Casanova et du président de Brosses16, la pièce de Marinetti Dramma senza titolo introduit par différents éléments dramaturgiques une intrigue se déroulant à Venise, à la fin du XVème siècle, d'après la didascalie initiale17. Comme le souligne Sophie Basch, l'aspect géographique suggéré dans la fiction s'avère dévalué, par rapport aux passages descriptifs18, trop souvent associés à la littérature de voyage par la critique. Chez Marinetti, l'évolution des personnages à travers l'espace fictionnel vénitien semble posséder un point commun avec la « géographie vénitienne »19 d' Henri de Régnier : celui du décentrement, décrit par Franco Moretti comme « ce mouvement centrifuge, ce déplacement vers les zones écartées, détachées de Venise, amènent un changement de forme ; la correspondance entre lieux marginaux et situations marginales s'affirment progressivement »20. L'écriture dramaturgique marinettienne tend ainsi à tracer un parcours jouant sur cet effet de décentrement : si la pièce s'ouvre à proximité de la place Saint Marc21, lieu à nouveau utilisé à l'acte III22, c'est aussi par le discours des divers personnages que paraît s'opérer cet éloignement,favorable à esquisser un imaginaire de l'espace vénitien dans la fiction : Pasquale Cicogna évoque dès le début de la pièce l’île de Burano, l'Arsenal, la Miséricorde ou se pressent des marchands juifs, des arabes et des grecs, des esclaves23 ; Giovanni évoque également l'Arsenal ou il a grandit et les marins de Chioggia24; l'acte II se passe autour d'un campiello désert donnant sur le canal25 tandis qu'un rendez-vous amoureux secret est prévu au campiello dei Martiri26. Enfin, le dénouement de l'intrigue27 à l'acte IV semble matérialiser cet effet de déplacement en évoquant une île de la lagune, abritant un palais en ruine28, dans laquelle les amants Paolo Baglione et Rosalba Candiano, fille du peuple29, sont réduits à des figures marginales, échappant à l'espace vénitien.
Bien que l'imaginaire vénitien d'Henri de Régnier semble s'inscrire effectivement dans l'une des dimensions du paysage évoquées par Renzo Zorzi à travers le terme « in natura »30, on peut distinguer certains traits de l'espace vénitien tels qu'il les donne à voir ou à suggérer à certains endroits de ses texte dédiés à la Sérénissime. Ces particularités esquissées se trouvent cependant associés à des images plus communes, héritées de la littérature mythologique antique. Ainsi, la figure de Circé31 assimilée à l'espace vénitien parcouru et perçu est d'emblée présente dans L'Altana ou la vie vénitienne. Venise trompeuse, ensorceleuse, mais aussi maudite32, d'après les propos du personnage dramaturgique marinettien Pasquale Cicogna dès l'acte I de Dramma senza titolo, peuplée de démons33 et d'espions. Cette malédiction se manifestant dans l'espace vénitien est même à nouveau rappelée par Paolo Baglione à l'acte IV34, l'amant secret de Rosalba Condiano35. Dans la lignée de cette image d'une Venise fausse, devenant véritablement un lieu propice à la comédie36, le décor « théâtral » de la tromperie37 . Face à cette malédiction perçue dans l'espace vénitien, la superstition se manifeste à travers le discours de Pasquale Cicogna, demandant l'aide du vendeur d'amulettes Giovanni38 tandis que le motif de la tromperie est utilisé comme un élément dramaturgique par Marinetti car directement lié à l'intrigue de la pièce.39
De plus, l'imaginaire décadent40 sert à moduler cet espace vénitien à travers lequel les personnages évoluent, par l'intermédiaire à nouveau de la parole : l'image morbide de Venise surgit à plusieurs reprises, dans le discours de Pasquale par des allusions à la lèpre et à ses effets. A travers l'expression d'un fantasme de nature morbide, ce personnage amoureux de Rosalba imagine la maladie à l’œuvre sur le corps féminin41. L'imaginaire décadent chez Henri de Régnier apparaît à travers les Esquisses vénitiennes plutôt dans la perception de l'espace vénitien, soumis à la décomposition, dont les traits semblent défigurés : « Et cette curieuse porte avec ses marches rongées, ses colonnettes torses et son blason effrité » (p.41) ; « (…) Des masures galeuses reflètent leurs cheminées en hottes dans un « rio » verdâtre et vaseux. » (p.42).
La pièce Dramma senza titolo se clôt sur l'image d'une gondole servant de cercueil, réinvestissant ainsi explicitement un cliché nécrophile associé à l'imaginaire de l'espace vénitien chez Marinetti42 , dont on ne trouve pas de continuité dans les écrits dédiés à Venise chez Henri de Régnier, dont les Esquisses vénitiennes s'achèvent sur l'évocation du masque, un motif cher aux symbolistes. Même si son écriture et son imaginaire vénitien semblent bien relever de l'esprit décadent43 inspiré par l’impressionnisme et cultivant le charme de la vie quotidienne. La spécularité associée à l'espace vénitien, décrite par Sophie Basch comme un des éléments déjà présents dans les descriptions des écrits littéraires antérieurs de Venise est reprise par Marinetti mais en y ajoutant une tonalité épique : le soleil se reflétant sur les lagunes les colore d'une splendeur guerrière44. L'acte II, à travers le discours de Baldo, met en scène le soleil presque assimilé à un personnage de la pièce, qui introduit à travers le motif du songe45 également présent chez Henri de Régnier. La description du rêve de Baldo, empreinte de merveilleux46, met en scène le retour du bateau Fortunata à Venise47, assimilé au soleil et au miracle48.
Si, comme le souligne Xavier Tabet, « notre imaginaire vénitien est encore travaillé par les clichés nécrophiles du Décadentisme, présentant une Venise équivoque, magicienne, une ville Circé, séduisante mais aussi dangereuse et tentatrice »49, l'imaginaire vénitien d'Henri de Régnier se trouve empreint d'une forte musicalité, qui peut rappeler l'image de la « ville musique » de Nietzsche,tout en y ajoutant une dimension temporelle : l'allusion au tintement d'une sonnette dans les Esquisses vénitiennes, au détour de « l'encrier rouge » puis à nouveau dans « l'écritoire » semble fonctionner comme un indice du passé de Venise, qui ne serait perceptible que sous la forme d'ombres évanescentes :
« Hélas ! Il faudrait que son tintement traversât le temps, remontât l'espace de plus d'un siècle, pour arriver à l'oreille du passé. Fou que je suis, Jacinto et Geromino ne sont plus que des ombres vaines »
(Esquisses vénitiennes, p. 80-81)
En effet, après avoir fini d'écrire, « les bons vénitiens portaient la main vers cette clochette. Et il fallait voir comme à son signal accourait le petit laquais chargé du soin des commissions ». Dans les Esquisses vénitiennes, le tintement de l'encrier vénitien du XVIII èmesiècle lie le présent au passé50 et déclenche l'imaginaire de l'espace vénitien, auquel le narrateur a pourtant tenté « d'autres images plus grandioses, et plus éclatantes. […] J'ai même demandé aux terres brutales et mornes pour aveugler mes yeux et les rendre insensibles à tes traits délicats »51. De même, l'occurrence de parties chantées52 dans Dramma senza titolo aux actes II, III en plus de La « romance amoureuse » mentionnée à l'acte IV semble inscrire dans la fiction un espace vénitien au sein duquel la perception sensorielle esquisse un lieu à la fois sous le signe du réalisme et de l'imaginaire. A travers la perception partielle de l'espace dans la « fiction vénitienne » chez Henri de Régnier, c'est un jeu entre l'espace perçu et l'espace suggéré qui s'établit ou en d'autre termes celui de l'espace « restreint » et de l'espace « lointain » selon la terminologie utilisée par Stéphane Lojkine à propos de la construction de l'espace dans le roman53. Ainsi, le narrateur précisera à un moment de L'Altana ou la vie vénitienne qu'il ne put percevoir « Du grand Canal, entre (vu) un instant car la gondole l'a traversé de biais, pour s'insinuer de nouveau dans le dédale de l'autre rive».
Marinetti, se présentant en défenseur du symbolisme avant qu'il ne devienne le représentant du Futurisme, fait l'éloge d' Henri de Régnier. D'Annunzio lui-même a été influencé par le symbolisme entre 1886 et 1889 et sera d'ailleurs l'auteur de l'ode rendant hommage au peintre symboliste Giovanni Segantini, le Marcozza54. Pour Bontempelli, le mérite de Marinetti a été de marquer une rupture nette entre les XIXème et XXème siècles55, même s'il semble rester sous l'influence de la culture romantique, perceptible notamment par la reprise de la « mystique du surhomme ». Influencé par la culture romantique, Marinetti entretien aussi un rapport particulier au symbolisme, tout comme l'artiste futuriste Boccioni, si l'on s'en tient à la lecture de l'essai de Gaetano Mariani, Il primo Marinetti , à travers lequel à la fois la notion de « préhistoire du futurisme » et le projet d'esquisser « la fisionomizzazione del primo Marinetti »56 sont proposés. En effet, entre 1897 et 1908, Marinetti défendra son goût pour la poésie symboliste et interprétera le symbolisme en lui-même comme un fait à la fois historique et culturel. Son attraction pour l'image, tout comme Henri de Régnier, et son recours aux motifs de la poésie astrale est marqué notamment par l'influence de Jules Laforgue. La figure de Klingsor à coté de celle incarnée par Marinetti montre à quel point une osmose symboliste franco-italienne a pu émerger. L'influence non négligeable du symboliste belge Émile Verhaeren se retrouve aussi chez Marinetti du point de vue technique mais aussi thématique. Le principe théorisé par le symboliste René Ghil, consistant à doter les images de sonorités singulières est assimilé également par Marinetti. Le rapport entretenu par Marinetti avec le Symbolisme a été illustré de manière originale par Luciano De Maria : associé à la figure mythologique d'Orphée, Marinetti serait cet Orphée57, qui sur le point de prendre ses distances avec le Symbolisme (assimilé à l'enfer) qui ne peut s’empêcher de se retourner et d'écouter les anciennes voix. A cette comparaison de Marinetti prenant les traits d'Orphée, on pourrait y ajouter celle établie de manière explicite par Henri de Régnier, qui présente au lecteur le narrateur percevant et parcourant l'espace vénitien sous les traits d'une autre figure mythologique : celle de Thésée, perdu dans la structure labyrinthique de Venise, à travers laquelle seul le fil de l'Ariane du Tintoret58 peut le guider. L'image de la Venise labyrinthique, assimilée au labyrinthe de Dédale à travers la référence plastique se révèle être ainsi un élément à la fois constitutif et structurel dans la construction d'un imaginaire de l'espace vénitien tant diurne que nocturne (« un labyrinthe nocturne », p. 15), tel qu’il est décrit dans L'Altana ou la vie vénitienne de Régnier.
Si la poésie de Marinetti se trouve marquée par l’occurrence thématique de la mer après 1897, comme dans le poèmeTempête sur la mer, donnant lieu à une interprétation du paysage marin, notamment par l'intermédiaire de la technique analogique ( lune-étoile, mer-étoile, « luna-filatrice ») elle aboutit dans La mort de la lune (1899) à une « fantasia ponteistica di Marinetti : il sole e il mare »59, pour reprendre l'expression de Gaetano Mariani s'intéressant au profil du « premier Marinetti », avant qu'il ne devienne l'auteur des différents manifestes futuristes.
Chez Henri de Régnier, faisant partie de ces « derniers amants de la lune »60 auxquels Marinetti renoncera plus tard, le recours au motif lunaire est fréquent dans L'Altana ou la vie vénitienne : tandis que le narrateur y décrit une « gondole [qui] glisse sur une eau de clair de lune »61, il perçoit aussi dans le même temps « le Grand Canal, magnifique et lunaire »62 puis des « façades obscures ou enlunées »63.
Par ailleurs, le traitement du paysage vénitien chez Henri de Régnier semble être d'abord sous l'emprise d'un imaginaire symbolique chargé d'exprimer la complexité des émotions. L'originalité de l'écriture de Régnier quand il s'agit de décrire l'espace vénitien semble puiser d'abord dans la force des images et l'exploration du du songe. Donnant lieu à une « écriture déceptive » celle-ci se trouve cependant marquée par le goût de Régnier à expérimenter les questions liées à l'écriture de la mémoire : ses réflexions en ce qui concerne le phénomène de la mémoire involontaire, à l'origine d' « épiphanies libératrices » se révèlent ainsi favorable à un ensemble de superpositions d'images, qui s’imposent d'abord comme des sortes de témoins des moments séparés du passé. Jean Starobinski, s’intéressant à la question des prédispositions et de la sensibilité du regardant face à un espace, à un paysage s'offrant à sa perception, utilise ainsi l'expression de « paysages orientés », en la mettant en jeu avec la notion de souvenir qu'il décrit comme étant fréquemment associée au sentiment de devoir, lui-même motivé par un impératif du « voir plus clair »64. La notion de « mémoire réfléchissante » est utilisée aussi par Starobinski pour établir une comparaison entre Proust et Régnier, dans la manière appréhender l'écriture. Tandis que chez Régnier la narration offre au regard une description possible de l'espace romanesque construit, chez Proust la description a pour particularité de demeurer impossible, et de nature toujours prétéritive65. Ainsi, la présence chez Henri de Régnier de plusieurs détails architecturaux, disséminés au fil des nombreux passages descriptifs de L'Altana ou la vie vénitienne paraît faire écho à cette idée avancée par Jean Starobinski selon laquelle sa narration fait en sorte que la description demeure possible : le palais Dario et l’île Saint Georges aux pages 18 et 19 sont l'objet d'une description possible. Les particularités de l'architecture vénitienne minutieusement transcris par Henri de Régnier s'opposent ainsi de manière explicite aux principes architecturaux prônés par exemple dans les dessins de Sant'Elia. La ville, perçue par les futuristes d'abord comme un lieu d'émergence des forces sociales mais aussi politiques est assimilée à un creuset sensé exprimer toutes les potentialités de l'avenir. Appréhendé par le Futurisme auquel adhère Marinetti après le Symbolisme, la ville futuriste incarne véritablement l'antithèse de l'image romantique associée à Venise, jusqu'au XXème siècle66. Le discours anti-vénitien des futuristes entre 1909 et 1911 s'accompagne d'ailleurs de la création d'une cartographie des lieux du Futurisme, à travers laquelle la destruction de la Venise-amphibie est projetée. Cependant, la distinction entre Venise en tant que symbole du passéisme et la Venise réelle est à prendre en compte : le passé vénitien glorieux est valorisé tandis que le présent vénitien est remis en question et attaqué. Quand Marinetti recourt au terme de « passéisme » en 1915, c'est pour désigner surtout « un état d’âme statique, traditionnel, professoral, pessimiste, pacifiste, nostalgique, décoratif et esthète », d'après la Guerra sola igiene del mondo67. Sur ce point, le rapport de Régnier à Venise est à interroger. S'il semble que Venise « La courtisane décatie s'est découverte pudiquement pour lui dire qu'elle n'est pas seulement un décor mais une présence »68 c'est notamment parce que Régnier refuse non seulement la posture d'esthète mais aussi de rejoindre « la foule de ses admirateurs »69 et son « cortège »70, de sorte que, comme le souligne André Beaunier, « sa Venise est à rebours des complaisances névrotiques de son époque, la sienne est quotidienne, à la fois précise et fragmentée, vue de façon très libre »71 et non uniquement « un cadre ou un sujet »72.