Fado ouvrier : critique, éducation et propagande

  • Fado ouvrier : critique, éducation et propagande
  • Fado operário: crítica, educação e propaganda
  • Workers’ Fado: criticism, education and propaganda

À travers quelques extraits du journal A Voz do Operário publiés entre 1911 et 1915, nous présenterons les principales caractéristiques d’un type de fado quelque peu oublié aujourd’hui : celui chanté au sein du monde ouvrier portugais de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle. Un fado conçu comme un outil de propagande et d’éducation au service de la lutte pour l’amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière.

Através de alguns excertos do jornal A Voz do Operário publicados entre 1911 e 1915, apresentaremos as principais características de um tipo de fado hoje um pouco esquecido: aquele que se cantava no seio da classe operária portuguesa entre finais do século XIX e inícios do século XX. Um fado concebido como um instrumento de propaganda e educação ao serviço da luta pela melhoria das condições de vida da classe operária.

Through some extracts from the newspaper A Voz do Operário published between 1911 and 1915, we will present the main characteristics of a type of fado that is somewhat forgotten today: the one sung within the Portuguese working class from the end of the 19th century to the beginning of the 20th. A fado conceived as a propaganda and educational tool in the service of the struggle for the improvement of the living conditions of the working class.

Plan

Texte

eO Fado é velha canção,
Mas também é canção nova;
- Façamos, pois, á guitarra,
Propaganda pela trova!
1
(Sousa 1919, 7)

O Capital saqueia o que o pobre semeia.
(« A aurora do Porvir », de Martinho d’Assumpção)

Aujourd’hui, le fado chanté au sein du mouvement ouvrier portugais des années 70 du XIXe siècle aux années 20 du XXe siècle ne survit que dans la mémoire de quelques-uns et dans le travail effectué par quelques chercheurs2. Dès le XIXe siècle, le fado a été stigmatisé avant de devenir un symbole national patrimonialisé par l’UNESCO. Dans le cas du « fado ouvrier », parfois nommé « fado social », « fado socialiste » ou encore « fado d’intervention », la dictature militaire instaurée en 1926 et le régime salazariste qui la suivit scelleront sa (quasi)disparition de l’espace public et de l’imaginaire collectif portugais :

Mas o fim da I República, em 1926, e o início da Ditadura Militar, o advento do disco, o início da censura, e até mesmo a obrigatoriedade da profissionalização, vão matar o fado como canção operária, levando a que esta fórmula se marginalize, assim como ao término do que ele tinha de mais espantoso: a experimentação textual. (Lima 2004, 49)

La révolution des Œillets ne fera que renforcer le processus :

La fin de la dictature, l’urgence de la démocratie sont marquées par le besoin d’incarner dans des symboles cette dictature pernicieuse et diffuse, dont tout le pays reste si imprégné. Le fado, amputé d’une grande partie de son histoire, des nuances de sa réalité sociale et musicale, fait les frais de cette stigmatisation réductrice. Ainsi l’opposition démocratique à la dictature présente le fado comme un des « 3 F » de l’État Nouveau : Fado, Fátima, Football – un chant, un miracle religieux, un sport : trois pôles d’un cercle obscurantiste tracé par le régime autoritaire autour d’une population majoritairement rurale et analphabète. (Pellerin 2015)

Cet article se veut une contribution au sauvetage mémoriel du fado ouvrier. Nous rappellerons rapidement le contexte de son apparition puis nous illustrerons ses principales caractéristiques textuelles à l’aide d’extraits de fados publiés dans le journal A Voz do Operário entre 1911 et 1915.

I/ Contextes

Même si les débats se poursuivent sur les origines du fado, on connaît maintenant les grandes phases de son évolution depuis le début du XIXe siècle à Lisbonne : longtemps dansé en même temps que chanté, le fado va se développer et évoluer tout au long du siècle, où il se fait de plus en plus entendre au sein des couches populaires et notamment celles dites marginales :

Jusqu’aux années 1920, les pratiques lisboètes sont essentiellement informelles, collectives et basées sur l’improvisation. Les parties de chant improvisé (canto à desgarrada) et les joutes chantées (canto a atirar ou ao desafio) tiennent une place importante dans la culture populaire locale. Néanmoins, dans le dernier tiers du 19e siècle, le fado entre dans les programmes des concerts de l’élite lisboète et du théâtre musical. De plus, dès la seconde moitié du 19e siècle, des fados circulent à l’écrit dans la capitale sous forme de poèmes et de partitions. Feuilles volantes, almanachs, brochures, chansonniers et « collections » sont vendus dans la rue, dans les kiosques et chez les éditeurs, qui produisent des listes et des catalogues. Dans les salons comme dans les réunions populaires, un réservoir de « fados » imprimés est accessible, attribués à des auteurs ou présentés comme des transcriptions anonymes. Des textes et des airs sont fixés par écrit, compilés et mis à la disposition des habitants, qui les interprètent ou en font la base de nouvelles improvisations. (Patrix 2016)

Les paroles abordent toute la gamme des situations de la vie quotidienne : amour, abandon, mort, jalousie, misère, travail, ville et quartiers, religion, faits divers, évènements politiques, criminalité, prostitution… La période qui nous intéresse commence dans la seconde moitié du XIXe siècle :

Un troisième groupe surgit plus nettement dans le dernier quart du XIXe siècle : il s’agit de la classe ouvrière naissante qui est à l’initiative des premières grèves dans les industries, dans et hors de la ville. Faisant du fado un catalyseur de ses sociabilités, elle cherche à travers lui à ériger une voix revendicatrice capable d’affirmer des droits et des valeurs lui permettant de construire une conscience de classe plus profonde et plus large. Le peuple travailleur s’organise au sein des premiers syndicats et partis, d’organisations anarchistes, anarcho-syndicalistes ou socialistes. (Brito 2001)

L’importance donnée à la justice sociale, traditionnellement liée à la charité chrétienne, va changer de nature. Les paroles des fados ouvriers vont au-delà de la simple dénonciation et de l’appel à la compassion : plus radicales, elles affichent des postures idéologiques plus explicites et assument un caractère militant reflétant les diverses tendances opérant au sein du mouvement ouvrier (Nery 2012, 101-102).

La classe ouvrière s’approprie ainsi le fado et le transforme à son tour de manière irréversible :

[…] esta canção, na sua fase moderna, nasceu por volta de 1860. […] A partir desta reformulação, para não chamar fundação, o fado aperfeiçoa-se e torna-se a canção da consciência da classe operária. […] o fado é uma canção operária, […] houve, desde muito cedo, uma pesquisa com o objectivo de estruturar uma estrofe, ou estrofes, de grande perfeição ao nível da rima e do metro, espelho de uma grande vontade de saber. […] Uma análise dos textos usados e da sua evolução mostra que algo de único se passou entre 1877 e 1918. Os poetas populares, ao mesmo tempo que deixam de usar exclusivamente o quarteto, passando a incorporar a décima, iniciam um processo de complexificação textual, que ao nível do improviso é vertiginoso. Esta, se poderá ter tido na sua génese um acaso, em breve se tornou algo único no panorama da poesia popular portuguesa. (Lima 2004, 49)

Puis, jusqu’au coup d’état militaire qui mettra fin à la 1ère République en 1926, le fado ouvrier va se développer et se consolider, que ce soit au niveau poétique ou en tant qu’outil de lutte sociale :

[…] parece-nos estar na presença de duas gerações reformadoras, uma que a partir de 1860/’70 começa o processo de modernização do fado, iniciando a construção de poemas implicados socialmente, e uma outra, activa a partir da segunda metade da década de ‘90, que, na efervescência política e social, trata o fado como canção social. A partir de 1910, com a implantação da República, e até aos anos vinte, trava uma luta social através desta canção. […] Esta luta parece abranger três campos: a melhoria do texto; dos grupos sociais onde o fado é actuante; contra os detractores do fado. (Lima 2004, 64)

II/ « Propaganda pela trova » : l’exemple de fados publiés dans A Voz do Operário3 entre 1911 et 1915

Mouvement ouvrier et fado ont évolué ensemble, en partie grâce à l’action de certains militants :

Fruto do trabalho de um conjunto de homens ao longo de 60 anos, o fado entre 1860 e 1930 não tem qualquer paralelo na poesia popular. A trova nacional, a canção da liberdade ou a canção da consciência foi construída para que pudesse também ela contribuir para a formação de um grupo social e da sua consciência: o operariado. Muito cedo acompanhou as tournées de socialistas, republicanos e anarquistas. (Lima 2004, 153)

Parmi ces militants, que l’on pourrait qualifier d’intellectuels organiques au sens de Gramsci, un groupe se détache, les typographes :

Il [le fado] atteint, au cours des deux premières décennies du XXe siècle, autour de l’instauration de la République (1910), le sommet de son expression et de son affirmation idéologique, même si celle-ci est fragmentée, instable et marquée par le volontarisme de certains acteurs sociaux. Parmi ces derniers, quelques-uns appartiennent au milieu des typographes, particulièrement bien placés puisqu’ils ont accès aux moyens nécessaires à la propagande et à la diffusion des idées. (Brito 2001)

Dans le cadre limité de cet article, nous n’en retiendrons que deux parmi les plus influents et les plus actifs, tous deux liés au journal A Voz do Operário et apparaissant parmi les auteurs de fados publiés dans ce journal entre 1911 et 1915.

Avelino de Sousa (1880-1946) est sans doute la figure la plus connue de ces entrepreneurs du fado liés à l’associativisme ouvrier. Typographe de profession (il débute à A Voz do Operário) puis bibliothécaire (il finira 1er conservateur à la Torre do Tombo), il incarne l’alliance entre l’intellectuel ouvrier et le poète populaire de fado : auteur de plusieurs livres (romans, pièces de théâtre de revue, opérettes), il a également régulièrement collaboré à divers journaux dont A Voz do Operário et Guitarra de Portugal. Il est notamment reconnu aujourd’hui comme l’auteur de O Fado e os Seus Censores4 (1912), recueil d’articles publiés dans A Voz do Operário, dans lequel il défend de manière vigoureusement polémique le fado présenté à la fois comme la « chanson nationale » portugaise mais aussi comme un instrument d’éducation et de lutte :

N’estas trovas faz-se propaganda contra a Reacção, stygmatiza-se o roubo legal comettido pelo honrado commerciante, disseca-se o ventre da Abundancia, cheio á custa do suor do pobre, da eterna besta de carga, jungida ao carro triumphal do Rei-Milhão! (Sousa 1912, 6)

Poète, chanteur réputé et grand animateur de réunions ouvrières, le journaliste João Black (de son vrai nom João Salustiano Monteiro, 1872-1955) est intimement lié au journal et à la coopérative ouvrière A Voz do Operário. Il y a étudié et commencé à travailler comme typographe puis comme bibliothécaire, et y a publié et collaboré pendant des dizaines d’années. En 1914, il fut l’un des fondateurs et dirigeants de l’Union Ouvrière Nationale (UON) qui deviendra quelques années plus tard la Confédération générale du travail (CGT). Il est généralement remémoré comme étant l’auteur de l’hymne du journal de la CGT, l’un des poèmes les plus importants de l’histoire du mouvement ouvrier portugais, A Batalha (1919)5

Surgindo vem ao longe a nova aurora,
Que os povos há de unir e libertar,
– Desperta, rude escravo, sem demora,
Não leves toda a vida a meditar.
Destrói as cruas leis da sujeição
E quebra as vis algemas patronais!
O mundo vae ter nova rotação,
Os homens hão de ser todos iguais.
E’ justo aos parasitas dar batalha,
A terra só pertence a quem trabalha

Paulo Lima résume parfaitement les relations existant entre fado et mouvement ouvrier : « Através do fado tentou-se catequizar o povo trabalhador. » (Lima 2004, 153) Le fado ouvrier est un outil de propagande et d’éducation au service de la lutte pour l’amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière. C’est ce que l’on peut constater en parcourant la rubrique « Carteira d’um operario » du journal A Voz do Operário entre 1911 et 1915 (rubrique dirigée par João Black entre 1905 et 1920). Ci-dessous, les titres et auteurs des fados publiés dans les numéros consultés6 :

  • Domingos Serpa - Sem pão - 05/03/1911

  • Avelino de Sousa - Saudade - 28/05/1911

  • Avelino de Sousa - Fado do vento - 25/06/1911

  • Joaquim Neves - Ser ladrão - 02/07/1911

  • Francisco Antonio d’Assumpção - Para o fado - 29/12/1912

  • Domingos Serpa - Efeitos da desorganização social - 30/06/1912

  • João Maria França - Eterno escravo - 22/09/1912

  • Martinho d’Assumpção - Aurora redemptora - 06/07/1913

  • Domingos Serpa - A escola - 15/10/1913

  • Martinho d’Assumpção - A aurora do porvir - 06/01/1914

  • Francisco Antonio d’Assumpção - Amor à verdade - 06/04/1914

  • João Black - Aos cegos de consciencia - 28/06/1914

  • João Maria dos Anjos - Na aldeia - 23/08/1914

  • Avelino de Sousa - Expectativa pungente - 05/09/1914

  • João Soares - O grande ideal - 12/09/1914

  • João Soares - O papão da Europa - 18/10/1914

  • Emilio Ernesto - Desprotegida - 29/11/1914

  • Fernando Telles - Verdades cruas - 03/01/1915

  • Victor Gomes - A guerra actual - 10/01/1915

  • Martinho d’Assumpção - Miseria social - 21/03/1915

  • Alfredo Torres - O fado - 23/05/1915

  • Alfredo Torres - O vagabundo - 12/09/1915

  • J. Linhares Barbosa - Errante - 07/11/1915

Composés soit en heptasyllabes (redondilha maior) soit en alexandrins, la majeure partie de ces fados développent (glosam) le quatrain initial (mote) en quatre dizains et possèdent des titres plutôt explicites : on les devine critiques envers la République (« Misère sociale », « Effets de la désorganisation sociale », « Eternel esclave »), pédagogiques (« L’école », « Aux aveugles de la conscience », « Vérités crues ») ou encore militants (« Le grand idéal », « Aurore rédemptrice »).

Un sonnet d’Avelino de Sousa intitulé « O que é o Fado » et publié dans le journal du 19 avril 1914 résume à lui seul assez bien la diversité du fado en ce début de XXe siècle : cohabitent désormais les traditionnels poèmes descriptifs de sentiments ou de scènes de la vie quotidienne, à caractère lyrique et sans velléités revendicatrices, avec d’autres affichant très clairement leur volonté d’un changement radical de la société :

0 Fado é uma cousa tão singela
e que nos falla tanto ao coração,
como o sopro subtil da viração,
como o casto sorriso da donzella!

E’ bonito? -Não sei. Mas tem aquella
suave, meiga, terna vibração
que aos poetas dá sempre a inspiração
para compôrem uma trova bella!

Ha quem lhe queira mal!... Pois eu defendo
essa trova singela, porque entendo
que é forma de Arte e de Belleza!

Serve p’ra propagar qualquer Ideal
essa triste canção, tão nacional,
em que palpita a Alma Portugueza!

Le fado est ainsi défini comme une « forme d’art et de beauté », comme la « triste chanson si nationale » caractéristique de « l’âme portugaise » qui peut servir à « propager n’importe quel Idéal ».

1/ Critique

Dans « O fado », Alfredo Torres adopte un ton un peu plus militant :

Tua graça e singeleza
dão realce á propaganda
contra a obra vil, nefanda,
da ruim casta burguesa.
[…]
Tu és a canção do povo,
a alma dos trovadores,

balsamo dos sonhadores
do formoso Ideal Novo.
[…]
Vejo em ti a Redempção,
lá vaes evangelizando.
Segue, Fado, semeando
Paz e Civilisação!

Notons d’abord la volonté d’œuvrer pour la « Paix », l’un des principes fondateurs du mouvement ouvrier qui va de pair avec l’internationalisme. Pour rappel, on est en 1915, en pleine 1ère Guerre mondiale : le fado est le reflet des différentes prises de position face à la guerre et le sera de nouveau face à la participation du Portugal au conflit7. La rupture entre le mouvement ouvrier et la République, déjà bien avancée depuis la répression de la grève générale de 1912, sera définitivement consommée avec l’entrée en guerre du Portugal en 1916, comme l’illustre l’extrait suivant :

Nem sequer reparaes que da carnificina
Póde em breve surgir a luz da Rev’lução?!
Enquanto não vier, a pobre multidão
Vae servindo de pasto á mais cruel chacina!
(« A guerra actual », de Victor Gomes)

Todo o povo que trabalha
sobre o sólo universal
é inimigo figadal
dos canhões e da metralha.
(« Expectativa pungente », de Avelino de Sousa)

Dans « O fado » d’Alfredo Torres, cité précédemment, l’auteur définit lui aussi le fado comme la « chanson du peuple » et comme un instrument de « propagande » et d’évangélisation : c’est la chanson de « l’Idéal Nouveau » qui doit, entre autres, participer à la lutte contre la « mauvaise caste bourgeoise ». Comme dans beaucoup d’autres fados ouvriers, la bourgeoisie est identifiée comme étant l’ennemie du peuple, mais c’est bien tout le système social qui est remis en cause, un système mis au service de l’argent-roi, autrefois sous la Monarchie, désormais en République :

[…] a miséria não é aqui apresentada como uma desgraça individual inevitável, um capricho incontornável do destino que afecta uma vítima isolada e pode ser minorado pela simples generosidade de quem tem mais posses, mas como o resultado directo de uma injustiça social assente num sistema económico de distribuição desigual da riqueza, e como um libelo de acusação à oligarquia financeira beneficiária desse sistema. A descrição da pobreza é feita numa perspectiva clara de denúncia da exploração que lhe está subjacente, e passámos, por isso, de um mero olhar de piedade humanitária para uma denúncia política assumida da ordem social […]. (Nery 2012, 106)

Les fados de Martinho d’Assumpção illustrent parfaitement à la fois la critique radicale du système :

Maldita sociedade assim organizada
Originas o mal de todo o mundo inteiro
‘Scudada p’lo dinheiro atiras p’ró lameiro
Ou para o captiveiro a plebe massacrada.
(« Miseria social »)

mais aussi la rupture avec la démocratie parlementaire républicaine et la croyance en la grève générale comme outil révolutionnaire :

Por quem esperaes vós, ó prole espesinhada?!
P’la cafila burguesa, esse cancro sedento?!
Esp’raes do parlamento um bom melhoramento,
ou d’um outro argumento: a gréve tão pregada?!
(« Aurora redemptora »)

Le fado ouvrier devient ainsi une véritable « profession de foi politico-idéologique » (Nery 2012, 108). Il n’est donc pas surprenant, bien au contraire, de voir L’Internationale publiée en 1913 dans la même rubrique que les fados étudiés dans cet article (cf Figure 1). Le poème d’Eugène Pottier écrit à la suite de la Commune de Paris (1871) en hommage à la 1ère Internationale ouvrière (l’Association Internationale des Travailleurs, AIT, fondée en 1864), puis mis en musique des années plus tard par Pierre Degeyter (1888), s’est en effet propagé dans le monde entier et fait partie de la culture ouvrière, comme l’atteste également la référence qui y est faite dans « A aurora do Porvir » : « E a Internacional as fronteiras passando ».

2/ Éducation

Au cœur de l’action du mouvement ouvrier et des associations ouvrières se trouve l’éducation populaire. Sur ce point, mouvement ouvrier (d’inspiration socialiste et/ou anarchiste) et républicains convergent :

A pequena e a média burguesia republicanas não manifestaram nunca particular simpatia pelo Fado. A verdade é que, de facto, ele se lhes apresentava com todos os elementos para perturbar o seu pacato universo: brigão, arruaceiro, «monárquico» e, ainda por cima, «revolucionário» […]. Também o movimento operário mais estruturado e consciente se manifestou crítico por um compreensível conjunto de razões. A organização sindical era impossível junto de um operariado devastado pelo alcoolismo, vítima de doenças fruto da violência do trabalho e das lamentáveis condições de higiene e assistência. A imprensa socialista e anarco-sindicalista desdobra-se assim em críticas e apelos sobretudo contra a taberna, apontando aos trabalhadores a substituição dos universos de sociabilidade que nelas tinham o centro (e de que o Fado era parte integrante) pelas sedes sindicais, as escolas de ensino de adultos promovidas por aqueles movimentos. (Carvalho 1999, 82)

Dans le cadre de cet objectif éducatif, on assiste à une véritable rupture entre le mouvement ouvrier et le fado traditionnellement pratiqué jusqu’alors :

Durante anos associado à boémia e consumido nos locais de sociabilidade dos bairros pobres – as tabernas – o movimento operário aceita da moral burguesa e da teorização jurídico-penal que lhe corresponde a componente insidiosa das classes naturalmente criminosas, associando numa mesma amálgama repressiva a pobreza, a prostituição, a criminalidade, o alcoolismo, as doenças endémicas dos alfobres miseráveis – e o fado. A imprensa operária do início do século não ataca especificamente o fado, pelo contrário […] mas o combate ao alcoolismo implica a crítica da frequência da taberna. (Carvalho 1994, 80)

Le fado de João Black, « Aos cegos de consciência », est particulièrement intéressant à ce sujet :

Famintos de pão e luz,
Escravos do Rei Milhão,
Soltae os braços da cruz
E abraçae a Instrução.
[…]
Para que c
áiam altares
Do privilegio dos nobres,
Devem attentar os pobres
N’estes centros escolares.
-Vós, camadas populares,
Assumí vossa missão,
Buscae a luz da Rasão,
Que só vos traz beneficio;
Deixae a taberna, o vicio,
E abraçae a Instrucção!

Le mode injonctif ne laisse aucun doute quant à ce que « doivent » faire les « affamés », « esclaves de l’Argent-Roi » : la « lumière de la Raison » que l’on atteint en « embrassant l’Instruction » et en fréquentant les « centres scolaires » implique de laisser tomber « la taverne, le vice ». Avec le mouvement ouvrier, le fado se veut respectable, honnête et travailleur.

Un autre point de convergence entre le mouvement ouvrier et les républicains est l’anticléricalisme :

O’ Homem creador do que no mundo existe,
Tu, sem querer, erraste, inventor sublimado,
Quando inventaste Deus, mataste a paz na Terra,
Eras um homem livre, hoje és escravizado.
(« Para o Fado », de Francisco Antonio d’Assumpção)

« O grande Ideal », de João Soares, est un bon exemple de récit eschatologique dans lequel le jugement dernier condamnera les tyrans de tous bords (« Papes et Rois ») au nom du Socialisme :

Na velha Roma pagã
Triumphou o christianismo,
Mas hoje o Socialismo
Impõe-se como um Titan.
A Sciencia, sua irmã,
Banindo a autocracia,
Caminha sem cobardia
Perante modernas leis,
Dizendo a Papas e Reis:
-Nada vale a tyrannia!

Hão de acabar-se os engodos
Firmados pela Egreja,
Queremos que a Terra seja
Um patrimonio de todos.
Esmolas, kermesses, bodos,
Serem inuteis entendo,
Em o Socialismo havendo
Existem cousas mais nobres:
Não quer ricos nem quer pobres
O Ideal que defendo.

Cet étiquetage de l’institution cléricale comme faisant partie des ennemis de classe n’empêche cependant pas l’utilisation récurrente du Calvaire ou du Christ comme symboles de l’oppression de la classe ouvrière par « les Présidents ou les Rois », crucifiée sur l’autel du Capital, comme l’illustre « Eterno escravo », de João Maria França :

E n’este eterno Calvario
Sou eu sempre o mesmo Christo!
Tanto lucto e não conquisto
O futuro promettido...
‘Scravo sou e tenho sido,
Com Presidentes ou Reis!
Soffrendo o jugo das leis,
Irei vivendo illudido!...

Les quelques fados étudiés dans cet article l’illustrent parfaitement : pour les fadistes militants et ouvriers, afin de se libérer de ses chaînes, le peuple, « éternel esclave », n’a d’autre solution que de se soulever et de renverser l’ordre établi. Pour cela, il faut que les opprimés se rassemblent, qu’un « nous » se constitue. D’où ces fados s’adressant à des destinataires bien précis, les membres de la classe ouvrière :

[…] um Fado que age como instrumento de construção e difusão de uma identidade popular urbana, de preservação activa da respectiva memória, de estímulo à sua consciencialização e de motor de participação cívica das comunidades nela envolvidas num processo de mudança social e política radical das suas condições de vida. (Nery, 2012, 34-35)

Il s’agit de construire une « conscience de classe » :

Serve como veículo de educação, de memória e de elemento lúdico. Mas, fundamentalmente, é usado como espaço de construção social. É através dele que os operários tentam produzir uma consciência de classe, unindo a costureira, o ferroviário, o tipógrafo... a um só ideal revolucionário, socialista e anarquista, republicano, a um porvir melhor, que afaste a exploração e a miséria do seu quotidiano […]. (Lima 2004, 20)

On est ici dans le cadre de ce que l’analyse de discours et la théorie de l’argumentation nomment « ethos collectif » (Amossy 2010), dans l’image de soi projetée par un groupe, dans une stratégie de construction d’identité collective, celle de la classe ouvrière, en opposition à un « eux », la bourgeoise, les patrons, l’Eglise, tous les piliers qui collaborent au règne de l’ « Argent-Roi ». Une stratégie qui, dans le cas du fado ouvrier, adopte le plus souvent un discours poétique militant marqué par l’oralité, direct et injonctif, parfois pamphlétaire, au message politique et aux formules clairs et transparents.

Le fado ouvrier finira par (presque) disparaître :

O que aconteceu foi que o fado de engajamento social, fotografia do quotidiano operário, foi esmagado por um conjunto de alterações políticas, sociais, económicas e culturais. Mas essa experiência não morreu ali. Ela vai continuar marginal e clandestinamente associada ao PCP e à oposição popular a Salazar. (Lima 2004, 152)

Le retour de la démocratie au Portugal en 1974 n’entraînera pas sa renaissance publique : à quelques exceptions près8, fado et engagement politique sont désormais antinomiques.

Figure 1 : A Internacional

Figure 1 : A Internacional
In
A Voz do Operário, 27/04/1913.

Bibliographie

AMOSSY, Ruth. La présentation de soi. Ethos et identité verbale. Paris : PUF, 2010.

BRITO, Joaquim Pais de. « Le fado : ethnographie dans la ville ». Recherches en anthropologie au

Portugal. 2001, n°7, p. 103-120.

CARVALHO, Ruben de. Um século de fado. Amadora : Ediclube, 1999.

CARVALHO, Ruben de. As músicas do fado. Porto : Campo das Letras, 1994.

LIMA, Paulo. O fado operário no Alentejo, Séculos XIX-XX. Lisbonne : Tradisom, 2004.

LIMA, Paulo. « A metrificação no Canto do Fado nas vésperas da implantação da República ». In Fado 1910, Lisbonne : CML/ EGEAC - Museu do Fado, 2010, p. 149-176. [Consulté le 07.05.2023]. https://issuu.com/museudofado/docs/fado1910_cat_web_r.

NERY, Rui Vieira. Para uma história do Fado. Lisbonne : Público/Corda Seca, 2004.

NERY, Rui Vieira. Fados para a República. Lisbonne : INCM, Imprensa Nacional - Casa da Moeda, 2012.

PATRIX, Pénélope. « Le répertoire du fado ou la tradition en action ». Intermédialités. 2016-2017, n 28‑29. [Consulté le 07.05.2023]. https://doi.org/10.7202/1041084ar.

PELLERIN, Agnès. « Le fado et la dictature : les figures de la « victime » ». Nuevo Mundo Mundos Nuevos. 18 septembre 2015. [Consulté le 07.05.2023]. https://doi.org/10.4000/nuevomundo.68239.

SOUSA, Avelino de. A minha guitarra. Lisbonne : Empreza Editora Popular, 1919.

SOUSA, Avelino de. O Fado e os seus censores. Lisbonne : Avelino de Sousa, 1912.

Notes

1 En ce qui concerne les citations en portugais, notamment celles issues de périodiques ouvriers du début du XXe siècle, nous avons fait le choix de garder la version originale (orthographe, typographie, ainsi que les fautes et erreurs éventuelles) : cela permettra de refléter au mieux la réalité des conditions de publication de l’époque sans pour autant nuire à la compréhension des textes. Retour au texte

2 C’est en grande partie grâce à Rui Vieira Nery (2004 & 2012), Paulo Lima (2004) ou encore Ruben de Carvalho (1994 & 1999) que l’on connaît aujourd’hui l’importance du mouvement ouvrier dans l’évolution du fado, mais aussi celle du fado pour le mouvement ouvrier. Retour au texte

3 L'industrie du tabac s'est fortement développée au XIXe siècle au Portugal (elle a employé jusqu'à 5000 ouvriers) jusqu'à la crise de 1879 qui entraîna chômage et dégradation des conditions de vie. C'est à ce moment qu'est né le journal A Voz do Operário puis, quelques années plus tard, une coopérative visant à financer la parution du journal et à développer l'instruction et le bien-être des membres de la coopérative tabaquière mais aussi de la classe ouvrière en général. La publication du journal et l'action éducative et mutualiste de A Voz do Operário se poursuivent encore aujourd'hui. Voir par exemple cet article de 2020 consacré au poète et chanteur de fado ouvrier João Maria dos Anjos (1891-1956) : https://vozoperario.pt/jornal/2020/10/30/joao-maria-dos-anjos-um-expoente-do-fado-operario/ où est reproduit le texte d’un fado chanté en 1916. Retour au texte

4 Cf Nery 2011 & 2012 pour un commentaire plus détaillé de l'ouvrage qui est par ailleurs reproduit dans son intégralité par P. Lima (2004, 276-308). Retour au texte

5 Voir le texte complet in Arquivo Nacional da Torre do Tombo, https://digitarq.arquivos.pt/details?id=4470325. Retour au texte

6 Nous avons eu accès aux quelques numéros microfilmés à la Bibliothèque nationale du Portugal. Une étude exhaustive et plus systématique reste néanmoins à faire, aussi bien celle des fados ouvriers publiés dans A Voz do Operário ou dans d'autres journaux de la classe ouvrière, que celle d’autres fados publiés dans les journaux et revues dédiés au fado. Retour au texte

7 Voir Nery (2012, 129-219) pour une étude du positionnement des auteurs de fado face à la guerre. Pour P. Lima (2010, 157), le fado est ainsi la seule warsong portugaise, présente lors de la 1ère Guerre mondiale mais également pendant les Guerres coloniales. Retour au texte

8 Voir par exemple les fados de Fernando Farinha (1928-1988) ou José Manuel Osório (1947-2011), tous deux ayant fait partie du Parti communiste portugais (PCP), ou encore, de nos jours, ceux du duo Fado bicha, qui s’inscrivent dans la lutte pour les droits des personnes LGBTQI ou de la chanteuse de rap féministe Capicua, qui vient d’écrire toutes les chansons du nouvel album de fado de la chanteuse Aldina Duarte. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Georges Da Costa, « Fado ouvrier : critique, éducation et propagande », Reflexos [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 04 décembre 2023, consulté le 28 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/reflexos/1643

Auteur

Georges Da Costa

Université de Caen Normandie, ERLIS

georges.dacosta@unicaen.fr

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