Usages carnavalesques de la chanson dans Le Dernier plongeon (João César Monteiro, 1992)

  • Usages carnavalesques de la chanson dans Le Dernier plongeon (João César Monteiro, 1992)
  • Usos carnavalescos da canção em O Último Mergulho (João César Monteiro, 1992)
  • Carnivalesque Uses of Song in The Last Dive (João César Monteiro, 1992)

Trois séquences tirées du Dernier plongeon, film de João César Monteiro (1992) tourné dans les quartiers populaires de Lisbonne bordant le Tage, montrent comment la chanson au cinéma peut se prêter à un usage « carnavalesque », au sens de Mikhaïl Bakhtine. A la fois iconogène et iconoclaste, la chanson s’affirme comme expression du peuple, bien plutôt que propagande pour le peuple, remettant ainsi en cause plusieurs décennies d’historiographie du cinéma musical portugais.

Três sequências do filme O último mergulho, de João César Monteiro, de 1992, rodado nos bairros populares de Lisboa, nas margens do rio Tejo, mostram como o cinema usa aqui a canção numa vertente "carnavalesca", no sentido de Mikhaïl Bakhtin. Ao mesmo tempo iconogénica e iconoclasta, a canção afirma-se como expressão do povo e não como propaganda dirigida ao povo, desafiando décadas de historiografia do cinema musical português.

Three sequences from João César Monteiro's 1992 film, shot in the working-class districts of Lisbon on the banks of the Tagus, show a 'carnivalesque' use of song in cinema, as theorized by Mikhaïl Bakhtin. Both iconogenic and iconoclastic, the song asserts itself as an expression of the people, rather than propaganda for the people, thus challenging several decades of historiography of Portuguese musical cinema.

Plan

Texte

Introduction

João César Monteiro est, avec Manoel de Oliveira, un pilier de la renommée internationale du cinéma d’auteur portugais, particulièrement à partir de la diffusion de Souvenirs de la maison jaune, Lion d’argent au festival de Venise en 1989, qui dès ses premières images, fait la part belle à la musique populaire enregistrée in situ. Toute la filmographie du cinéaste est particulièrement gourmande en citations musicales, très éclectiques, allant de l’opéra à la variété. La présence des chansons, et en particulier de la musique pimba – marquée par le double-sens sexuel des paroles – est particulièrement notable dans ses films, illustrant ce « mélange de scandale et de pudeur1 caractéristique de son cinéma, tel que le décrit sa compagne et collaboratrice Margarida Gil. Dans le film Le Dernier plongeon, sorti en 19922, Monteiro affirme le potentiel transgressif des chansons populaires, alors que celles-ci ont longtemps été associées, dans l’historiographie du cinéma portugais, à la mise en scène figée d’un peuple supposément sentimentaliste et dépolitisé3. Cette ligne d’interprétation proche des théories d’Adorno sur le « mauvais auditeur »4, a été confortée, au Portugal, par le fait que c’est sous la dictature de l’Estado novo, dans les années1930 que l’industrie du cinéma sonore a pris son essor. Prenant à rebours le caractère univoque de ces représentations, la présente contribution est tirée d’un travail de doctora5 questionnant la présence de la chanson populaire dans le cinéma portugais, comme mode complexe de représentation du peuple, dans toute la polysémie de cette notion6 : ensemble des citoyens ou part des plus pauvres, souvent associés à une culture « d’en bas »7 voire au mauvais goût. Au fil de ce travail, une diversité de séquences chantées ont permis de faire ressortir des figures saillantes du peuple, significatives de ses différents moments politiques, depuis les prétendus topos de la « portugalité », hérités du XIXème siècle et relayés par la propagande de la dictature, jusqu’aux modalités de leur critique, en particulier à travers la quête de modernité du Cinema novo à compter des années 1950 – à laquelle participera pleinement Monteiro – affirmant la quête du « pays réel » contre l’essentialisme de la « nation » séculaire, reconfigurée en 1974 par la Révolution des Œillets.

L’analyse de plusieurs séquences de chansons du Dernier plongeon vise à contribuer à une politique de la chanson au cinéma, au-delà de son approche exclusivement textuelle, esthétique ou scénaristique, qui réduit souvent les « moments musicaux » cinématographiques à leur supposé conformisme divertissant, alors que de nombreux travaux récents des Sound studies8, ont montré leur dimension complexe et leur sens « indéterminé » potentiellement émancipateur9.

Exploitant la performativité et la matérialité de la chanson, Monteiro travaille sa dimension « obscène », au sens littéral (qui n’est jamais montré), jusqu’au carnavalesque, ce « principe de la vie matérielle et corporelle » qui, selon Mikhaïl Bakhtine, se manifeste à travers « les images du corps, du boire et du manger, des nécessités physiologiques et de la vie sexuelle »10. Comment, dans ce film tourné dans les quartiers lisboètes bordant le Tage, ce processus carnavalesque11, irrigué de métaphores liquides, prend-il corps ? 

1. « Cantiga da rua » : une célébration charnelle de la chanson populaire

Le cinéaste filme ses personnages (fictifs) pris dans la liesse (réelle) des fêtes populaires qui, au mois de juin, rassemblent les habitants des quartiers du centre de Lisbonne (Alfama, Bica). En terme de scénario, celles-ci contribuent à ramener à la vie le personnage principal, un jeune homme (André Engel) animé de volontés suicidaires, « sauvé » par son immersion dans ces vieux quartiers marqués par la fête et la prostitution, où l’accompagne un passant providentiel rencontré par hasard (Canto e Castro).

Ces thématiques (suicide, sexe, prostitution), délibérément provocantes dans le Portugal très catholique du début des années 1990, permettent pourtant à Monteiro de créer une passerelle avec le genre des « comédies à la portugaise » des années 1930 et 1940, dont toute la critique portugaise a longtemps souligné le caractère consensuel. Une séquence de bal donne en effet à entendre une version modernisée de l’iconique « Cantiga da rua » (Chanson de la rue), refrain du film O Costa do Castelo (Arthur Duarte, 1943), réunissant ici les habitants du quartier de Bica dans leur propre rôle. Les paroles de la chanson, diffusée sur un haut parleur – « elle passe de bouche en bouche et n’appartient à personne » (Vai de boca em boca e não é de ninguém) – sont ici resémantisées, évoquant, non plus seulement la chanson populaire en général, mais la prostituée qui sauve de ses penchants suicidaires le personnage principal du film. Loin d’adopter un positionnement esthétique surplombant, le réalisateur fait ici voler en éclat les frontières du goût et de la distinction sociale en passant lui-même dans le champ de la caméra (discrètement, à savoir dos à la caméra) et rejoint la joyeuse ronde collective. Il s’intègre ainsi physiquement, dans toute l’altérité de son corps intrusif (marqué par sa maigreur et l’élégance dandy de son veston), à la farandole de ce « monde périphérique, éloigné des dynamiques hégémoniques de la haute culture »12. Son cinéma s’inscrit résolument « du côté des pauvres », selon Margarida Gil13, et il illustre ici la dimension inclusive de ce type de fête populaire, selon Bakhtine : « les spectateurs n’assistent pas au carnaval, ils le vivent tous, parce que, par son idée même, il est fait pour l’ensemble du peuple »14, manifestant toutes les nécessités physiologiques de ce « corps » du peuple. Or, juste après la danse, dans la même ambiance musicale, le réalisateur s’exhibe de nouveau, cette fois à l’entrée des toilettes publiques, exposées dans la crudité de leur fonctionnement (rouleau collectif de papier hygiénique placé à l’extérieur). La fête populaire filmée devient un dispositif d’ingestion / vidange, qui ramène l’oreille à sa fonction d’orifice. « Le choc créé entre espace public et espace privé »15 affirme, dans une logique carnavalesque de « monde à l’envers »16, une communauté de « besoins » aussi fédératrice que la chanson populaire qui relie les corps entre eux. Ce faisant, il contribue à « démasquer les interdits et impostures de la culture dominante »17 à travers une auto-exposition filmique subversive.

Cet extrait invite à évoquer en contrepoint une séquence où Manoel de Oliveira, dans Porto de mon enfance18 (2001), outrepasse lui-aussi le principe d’invisibilité du cinéaste, rompant le pacte méta-narratif du film grâce à la chanson. Il reconstitue en effet à la première personne le souvenir de l’opérette Miss Diabo (1921) qu’il a vue durant son enfance dans le théâtre Rivoli de Porto. Il se représente « grimé comme le Calvero de Lime-light »19, dans le rôle du voleur, interprété par le célèbre acteur Estevão Amarante. Il chante, en s’accompagnant à la guitarra, le Fado das mãos. Cette délicate séquence, très courte, qu’il partage avec Maria de Medeiros, intervient quelques secondes après un couplet de Carmen interprété en off et réactive, dans le contexte de la sortie bourgeoise au théâtre, l’imaginaire criminalisé du fado des premières décennies du XXème siècle. Le réalisateur y donne à entendre sa propre voix mais en revanche ses « mains » sont doublées par un guitariste ce qui, en écho avec le titre de ce fado (Fado des mains), met en exergue le caractère artisanal de l’artifice cinématographique lequel « dérobe » sa croyance au spectateur. Comme l’a écrit Mathias Lavin, cette mise en abyme permet au réalisateur de se dédoubler, devant et derrière la caméra ; il apparait sur la scène « sous le regard du jeune garçon qui le représente en adolescent [joué par Ricardo Trêpa, son propre petit-fils] », lequel, assis au balcon dans le public, sort ses jumelles de théâtre. Cet artifice sert ainsi « la tentative du cinéaste de “voyager hors du temps” », de « faire revenir un “moi” anachronique » notamment par le biais de la voix chantée qui, dans l’ensemble du film, « s’assimile à une sorte de voix originelle et prophétique (…) suscitant l’éveil au monde du spectacle (opéras et opérettes), véritable origine mythique de la vocation de réalisateur »20. Le jeu de miroir qui s’organise ici selon un principe d’héritage et de filiation a donc peu de points communs avec le motif carnavalesque de la chanson dans le cinéma de Monteiro qui, par-delà les distinctions sociales, détruit les « frontières spatiales » du peuple, dont Bakhtine souligne le caractère éphémère et intemporel à la fois : « le peuple ne s’exclut pas du monde entier en pleine évolution. Il est lui aussi inachevé ; lui aussi, en mourant renaît et se renouvelle »21.

2. « Zumba na Caneca » : métaphores liquides de la chanson populaire

Comme toutes les chansons du cinéma de Monteiro, la chanson Zumba na caneca constitue dans Le Dernier plongeon un élément sonore intradiégétique et pré-existant au film. Chanson aux orchestrations folkloriques, elle passe dans les hauts parleurs de la fête, installés en pleine rue, célébrant les plaisirs de la vie à travers le motif de la chope de vin. Monteiro la subvertit en suggérant visuellement un possible double sens de « Zumba na caneca » (« Buvons un coup ») à travers un long plan sur une fontaine en eaux, concluant un panoramique amorcé sur la statue de Saint Antoine, icône de la fête. Sa forme, le liquide qui en jaillit, évoquent, du fait de la chanson, une forme phallique, sublimée par la présence fertilisante et abondante de l’eau. Loin d’une pure provocation, la chanson populaire permet ici de réinvestir le sacré ; l’allusion sexuelle redonne à la fête de la Saint Antoine, patron des jeunes amoureux, toute sa dimension de réjouissance païenne, lié à un idéal de fertilité. Selon Monteiro, « l’acte de filmer implique la conscience d’une transgression. Filmer est une violence du regard, une profanation du regard qui a pour objectif la restitution d’une image du sacré »22. Le sonore ayant ici toute sa place, reliant l’objet trivial (la fontaine de rue), à une fonction de procréation, régénératrice.

Zumba na caneca fait ainsi écho aux couplets de música pimba, de Quim Barreiros, présents dans plusieurs films de Monteiro23. Le cinéaste en reprend d’ailleurs une lui-même à l’écran dans Le Bassin de J.W. (1997), où, dans une gargote, il chante, en murmurant d’une voix fragile, la suggestive O Bananal (La Bananeraie), tenant à la main une tasse représentant un sexe en érection – l’analogie entre le fruit et le sexe masculin véhiculé renvoyant à un type de poteries populaires courantes dans certaines zones rurales du Portugal.

Cette chanson à boire réactive ainsi, en sous-texte, l’imaginaire du Zé Povinho, ce personnage fictif incarnant le « petit peuple », à la fois indigné et fataliste, né dans la presse satirique dans la deuxième moitié du XIXème siècle sous la plume de Rafaël Bordalo Pinheiro24. Zé povinho est, dès ses premières apparitions, très souvent représenté une guitare portugaise à la main25, instrument iconique du fado, autre registre populaire que Monteiro utilise comme expression du carnavalesque, tirant la sacro-sainte « chanson nationale » de sa prétendue pureté émotionnelle longtemps associée au tragique maritime.

3. « Amor é Água que Corre » : Une séquence de fado iconoclaste

Le début du film met en scène, dans un bar du port, la relation qui se tisse entre l’homme d’âge mûr et le jeune qu’il vient, par hasard, de détourner de son projet de noyade, en lui disant simplement : « Le ciel peut attendre ; allez, viens, on va s’en jeter un ». Buvant une bière au comptoir du « York burger », il lui raconte, dans un long monologue, qu’il a déjà, par le passé, tenté de sauver une femme espagnole de la noyade, dans l’océan. Un fado d’Alfredo Marceneiro, Amor é água que corre26, passe en fond sonore. Sa présence aurait pu constituer un simple « décor sonore », réaliste, et quelque peu décadent de ce bar où chacun semble, pour filer la métaphore principale du film, « noyer son chagrin ». Cependant, Monteiro entrave toute écoute neutre de ce fado traditionnel d’Alfredo Marceneiro, qui compare l’amour au mouvement perpétuel de l’eau. Il est bien plus qu’une musique d’ambiance ou un simple reflet de l’amertume humaine. Le cinéma, ici « ingère » cette référence populaire, créant entre la chanson, la situation diégétique, l’image et les dialogues, un jeu d’interférences, un rapport d’analogies scabreuses qui détournent le spectateur de l’émotion conventionnelle du fado, historiquement associée au funeste « destin » des gens de la mer. Par la possibilité du suicide, option humaine qui ouvre le film, le paradigme tragique du fado est « profané » par le cinéma, qui en fait un hymne à la vie.

À première vue, la métaphore du fado de Marceneiro semble un commentaire textuel parfaitement adéquat de la situation : le fado compare l’amour à « l’eau qui s’écoule », inexorablement et l’on peut de fait facilement imaginer qu’une peine de cœur soit à l’origine de la volonté suicidaire du jeune garçon. Mais dans le contexte thématique de la noyade, les paroles renvoient ici directement à la matérialité de l’eau du port où le plongeon du jeune homme vient d’être évité de peu.

(…)
Adeus cabeçita louca
Hei-de esquecer tua boca
Na boca d'outra mulher

Amor é sonho, é encanto
Queixa, mágoa, riso ou pranto
Que duns lindos olhos jorre
Mas tem curta duração
Nas fontes da ilusão
Amor é água que corre
(…)
Adieu, tête folle
Je dois oublier tes lèvres
Dans les lèvres d’une autre femme

L’amour est un rêve enchanteur
Une plainte, une peine, un rire, une larme,
Il jaillit de deux jolis yeux
Mais il ne dure pas
Il a comme source l’illusion
L’amour, c’est comme l’eau qui s’écoule

Par ailleurs, l’image relaie ici de manière triviale le récit de la noyade de l’espagnole, autre couche sonore qui se superpose au fado et aux bruits diégétiques du bar : l’image de l’écume de la mer, suscitée par le récit de la tempête (la « mer houleuse »), semble ici incarnée, comme en modèle réduit, par la mousse de la bière (littéralement « écume », en portugais) que le plus vieux des deux protagonistes commande « bien pleine » à la serveuse, en insistant sur ce dernier mot (cheia), en écho à « la pleine lune » de son récit.

Par ailleurs, la séquence génère un conflit entre deux utilisations du mot « bouche » par le poème du fado et par le dialogue. Dans le vers du fado, « je dois oublier ta bouche », ce mot renvoie au destinataire générique du poème, l’être aimé (et sera préférentiellement traduit en français par « tes lèvres », plus poétique). Dans le récit du personnage, il renvoie à la « Boca do inferno », Bouche de l’enfer, gouffre naturel du littoral de Cascais près duquel se passe le naufrage de l’espagnole. Cet usage combine donc des éléments incompatibles : d’un côté un attribut de séduction associé au visage féminin et de l’autre un élément géologique naturel monstrueux qui doit son nom à l’effroi qu’il suscite chez les marins. Il met en avant leur dénominateur commun qui n’est autre qu’une fonction d’orifice, dans laquelle on reconnaît l’expression du « bas corporel » bakhtinien, lequel renvoie à l’action des personnages, en train de boire.

Poursuivant le jeu sur la polysémie et les associations plurivoques, la « tête folle » du texte du fado est ensuite associée, un peu en décalé, à un contre-champ qui surgit de manière insolite sur une gueule de chien, qui crée, par son insistance, un effet d’opacité du sens, l’image venant s’opposer au cliché linguistique transparent (association entre sentiments et « folie »). Cette image canine est peut-être une allusion à la « canaille » fadiste (canalha, mot dérivé du latin canis, le chien), cette « faune la plus marginale » de la capitale que Monteiro dit représenter dans son film27.

Cependant, dans le contexte sonore de la chanson, l’animal annonce aussi la figure de mutisme de la prostituée (muette), que le jeune homme va rencontrer dans la suite de la soirée (amour qui ne s’exprimera qu’à travers le langage du corps). Ceci, d’autant plus qu’une voix hors champ finit par révéler le genre féminin de l’animal (« Qu’elle est belle, la petite chienne ! »). La chienne peut aussi renvoyer, sur un plan cinéphilique, au film éponyme de Jean Renoir et à sa célèbre séquence de chanson de rue28 dialoguant avec la scène du meurtre, marquée par cette réplique « Tu n’es pas une femme, tu es une chienne. »

Le choix de Marceneiro (1891-1982), décédé dix ans avant le film prend ici doublement son sens. Il est un chanteur très reconnu de la communauté fadiste, issu de la bohème ouvrière, associé aux luttes sociales et au carnaval (notamment dans une photographie célèbre datant des années 1920, où il est travesti en femme29) et le thème de la prostitution est particulièrement important dans son répertoire, dans « O bêbado pintor », mais surtout dans le feuilleton de la « Casa da Mariquinhas », aux multiples épisodes (de ses mémorables Fêtes à sa Vente aux enchères).

Par-delà ce fourmillement de sens, qui restent ouverts, l’intention lyrique du fado est détournée par une forme de récupération érotique qui annonce la rédemption du jeune homme par le sexe et l’amour dans la suite du film. En effet, la manière insistante de filmer la serveuse qui, derrière le comptoir, tire les bières de ses bras nus, en fait un objet de désir immédiat pour les personnages masculins, alors que le poème suggère un arrachement lent et difficile de l’être aimé. Tandis que le poème évoque une distance, littéraire, entre intention et action, l’image semble ainsi prendre le texte au pied de la lettre et chercher à réaliser immédiatement ce que les mots ne font que projeter sur le mode d’une injonction rhétorique (« Je dois oublier… »). Ainsi, toute l’attitude lyrique, le registre métaphorique du poème, de ce fado de la vanité humaine (« Tout passe, tout meurt ») semble ici profané, renversé par la prise en charge charnelle de l’image, par la consistance du dialogue, qui contredisent une lecture classique et univoque de la scène.

Conclusion

Dotée par le cinéma d’une fonction iconogène, qui rompt avec l’hégémonie du visuel au cinéma, la chanson devient chez Monteiro un objet d’appropriation triviale par le spectateur. Elle est projetée de manière radicale de l’intériorité sonore vers l’extériorité visuelle brute. A travers cet élément de culture populaire, le cinéma célèbre ainsi une forme d’« incongruité sémantique explosive »30, une polysémie du monde, sensible autant dans sa performance collective qu’à travers le registre résolument solo qu’est le fado – diversité d’échelles qui désamorce toute représentation simpliste ou démagogique du peuple à l’écran. L’usage du fado comme source de créativité au cinéma est très rare à l’époque et son usage iconoclaste souligne sa veine réaliste, la ligne matérialiste des plus vieux fados traditionnels, qui évoquaient la précarité quotidienne des gens de la mer, remettant en cause une certaine « doxa maritime mise au service du nationalisme portugais »31.

La chanson, portée dans sa dimension charnelle par « le peuple de Lisbonne », remercié au générique final du film, devient ainsi, à travers l’art de Monteiro, l’expression du peuple, sa preuve irréfutable et se libère ainsi du soupçon de propagande pour le peuple, rompant avec plusieurs longues décennies d’historiographie du cinéma portugais.

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FILMOGRAPHIE

Le Dernier Plongeon (titre original : O último mergulho), João César Monteiro, RTP, Madragoa Filmes, La Sept, 1992.

Notes

1 Margarida Gil dans José Neves (coord.), O Lugar dos Ricos e dos Pobres no Cinema e na Arquitectura em Portugal, nº11 « Recordações da Casa Amarela de João César Monteiro – 1989 », Porto, Dafne Editora, 2014, p. 3. Retour au texte

2 Le Dernier Plongeon (titre original : O último mergulho), João Cesar Monteiro, RTP, Madragoa Filmes, La Sept, 1992 Retour au texte

3 Agnès Pellerin, Représenter le peuple, la chanson dans le cinéma portugais, Thèse de doctorat en Études cinématographiques, dir. Mathias Lavin et Dork Zabunyan, Université Paris 8, 2020. Retour au texte

4 Theodor W. Adorno, Introduction à la sociologie de la musique, Genève, Mésigny, Contrechamps Editions, Retour au texte

1994 [conférences de 1967], pp. 15-20.

5 Agnès Pellerin, op.cit. Retour au texte

6 Gérard Bras, Les Ambiguïtés du peuple, Nantes, Pleins Feux, 2008. Retour au texte

7 Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970. Retour au texte

8 Jonathan Sterne, Une histoire de la modernité sonore, Paris, La Découverte, 2015. Retour au texte

9 Amy Herzog, Dreams of difference, songs of the same : the musical moment in film, Minneapolis, University Retour au texte

of Minnesota Press, 2009 (introduction).

10 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et La culture populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance, Paris Gallimard, 1970, p. 27. Retour au texte

11 Francesco Giarusso, O regime dialógico na obra de João César Monteiro: matérias e conteúdos de uma prática subversiva, Tese em Ciências da Comunicação, dir. Paulo Filipe Monteiro, Lisbonne, FCSH – Universidade nova de Lisboa, 2012. Retour au texte

12 Ibidem., p. 142. Retour au texte

13 Margarida Gil, op. cit., p. 10. Retour au texte

14 Bakhtine, op. cit., p. 15. Retour au texte

15 Ibid., p. 17. Retour au texte

16 Chartier Roger et Julia Dominique, « Le monde à l’envers », l’Arc, 1965 (1976), pp. 43-53. Retour au texte

17 Giarusso, op. cit., p. 140. Retour au texte

18 00:11:04 Retour au texte

19 Jacques Parsi (dir), Manoel de Oliveira, Paris-Milano, Centre Pompidou-Mazzotta, 2001, p. 62. Soulignant qu’Oliveira porte notamment la même veste que Chaplin dans ce film. Retour au texte

20 Mathias Lavin, La parole et le lieu : le cinéma selon Manoel de Oliveira, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 40 et p. 44. Retour au texte

21 Bakhtine, op. cit., p. 15 et p. 20. Retour au texte

22 João César Monteiro dans « Entrevista com João César Monteiro por Rodrigues da Silva » (1992), dans João Nicolau (org.), João César Monteiro, Lisboa, Cinemateca Portuguesa, 2005, p. 25. Retour au texte

23 Présentes notamment dans Souvenirs de la maison jaune (1989) et La Comédie de Dieu (1995). Retour au texte

24 João Medina « O zé povinho durante a República », Clio, v3, 1981, pp. 103-126. Retour au texte

25 Osvaldo Macedo de Sousa, Humores ao Fado e à Guitarra, Lisboa, EBAHL, E.M., Casa Retour au texte

do Fado e da Guitarra Portuguesa, 2000.

26 Paroles Augusto de Sousa, Musique Alfredo Marceneiro. Retour au texte

27 Monteiro dans João Nicolau (org.), op. cit., p. 353. Retour au texte

28 Les allusions au cinéaste français dans la filmographie de Monteiro sont notables, notamment la reprise de Il était un petit navire (chanté dans La Grande illusion) dans Le Bassin de J.W. (1997). Retour au texte

29 Rui Vieira Nery, Para uma história do fado, Lisboa, Público, 2004. Retour au texte

30 Francesco Giarusso, O regime dialógico na obra de João César Monteiro: matérias e conteúdos de uma prática subversiva, Tese em Ciências da Comunicação, sob a orientação científica do Professor Doutor Paulo Filipe Monteiro, Lisbonne, FCSH – Universidade nova de Lisboa, 2012, p. 143. Retour au texte

31 Luis Trindade, « Dividing the waters: The sea in Portuguese postrevolutionary popular music », Portuguese Journal of Social Science, 14: 3, 2°15, pp. 287–301. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Agnès Pellerin, « Usages carnavalesques de la chanson dans Le Dernier plongeon (João César Monteiro, 1992) », Reflexos [En ligne], 8 | 2024, mis en ligne le 04 décembre 2023, consulté le 28 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/reflexos/1642

Auteur

Agnès Pellerin

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