O Salto est le premier film que réalise, en 1967, Christian de Chalonge – réalisateur français, dont L’Argent des autres sera récompensé en 1979 du César du meilleur film. Cette fiction raconte le voyage a salto (clandestin) et l’arrivée à Paris d’un jeune immigré portugais, venu pour travailler et fuir la guerre coloniale, ainsi que son désenchantement. Il s’agit, à l’époque, de l’un des très rares films de fiction consacrés à l’immigration, dont Rocco et ses frères, de Luchino Visconti, avait constitué en 1960 une évocation, mettant en scène une famille italienne ayant fui vers Milan la misère du Sud du pays. La musique originale du film est signée du chanteur d’intervention portugais Luís Cília, alors en exil à Paris1.
Luís Cília, voix portugaise d’un Paris engagé dans la lutte anticoloniale
Né de parents portugais en Angola en 1943, Luís Cília rejoint Lisbonne à fin des années 1950. Étudiant en économie, jouant dans un groupe de rock, il se sensibilise aux questions politiques à la Casa dos Estudantes do Império, haut lieu de la résistance anticoloniale de la capitale. Fiché en 1962 par la police politique, la PIDE, suite à une grève de la faim collective au restaurant universitaire2, il s’exile entre 1964 et 1974 (avec, initialement, le projet de rejoindre la Suisse qui « accordait plus facilement l’asile politique3 »). Logé dans une chambre de bonne à Châtelet, il exerce des travaux divers : déchargements au marché des Halles voisin ou encore secrétariat au syndicat étudiant l’UNEF, où il se rappelle avoir croisé Serge July ou Alain Crombecq. À Paris, poursuivant son activité d’adaptation musicale de poésie démarrée au Portugal, il rencontre de nombreux artistes et figures de la lutte anticoloniale. Il donne de nombreux concerts via les réseaux associatifs de la capitale (notamment l’Associação de Originários de Portugal), souvent aux côtés du chanteur espagnol engagé Paco Ibáñez (qu’il rencontre au bidonville de Champigny-sur-Marne) et Colette Magny (qu’il rencontre, ainsi que le poète Mário Cesariny chez Câmara Pires, « ambassadeur officieux du MPLA [Movimento Popular de Libertação de Angola]4 »). Avec eux, il prend part aux mouvements de contestation de Mai 68, notamment à travers des concerts dans les usines occupées. Peu de temps après son arrivée, Colette Magny le présente à l’éditeur musical Le Chant du monde qui produit, dès 1964, son premier album, Portugal-Angola Chants de lutte, 24 chansons enregistrées « en une après-midi5 », aux textes directs, non contraints par la censure portugaise6. Luís Cília est ainsi un pionnier de la chanson portugaise engagée (canto de intervenção), influencé par l’esprit libertaire de Léo Ferré ou Georges Brassens. Quand il enregistre, il ne connaît pas encore les chansons d’Adriano Correia de Oliveira, ni de José Afonso – qu’il rencontrera très peu de temps après, lors de leur venue dans la capitale française – son premier disque incluant en revanche déjà plusieurs poèmes de Manuel Alegre, qu’il côtoie dans les cafés du Quartier Latin.
Sa collaboration pour le film O Salto, dont il accompagne tout le tournage, est une expérience charnière dans son projet de professionnalisation7, qu’il revendique d’emblée, en parallèle de la militance, prenant des cours de composition, et se rapprochant de la SACEM où Georges Brassens le parraine.
Dans le film de Chalonge, la musique originale, instrumentale, qu’il a composée, tisse, en dialogue avec les autres musiques diégétiques du film, une représentation de l’expérience migratoire vers « la grande ville » qu’est Paris.
Le voyage du silence
Dans le prologue (avant même le générique), le thème musical leitmotiv du film, interprété par le duo de guitares de Paco Ibáñez et Luís Cília, démarre au moment où le personnage d’António quitte son village. La sobriété des guitares fait écho à la pauvreté du pays de départ et la simplicité de la mélodie lui donne une portée universelle : attachement affectif au pays d’origine et quête d’un ailleurs meilleur. La musique vient peu à peu suspendre les bruits réels, « signifiants du temps quotidien linéaire, [ce qui] créé du temps hors du temps, du temps entre parenthèses8 », illustrant l’expérience même de la migration. Le tempo lent crée une inflation temporelle : la musique annonce qu’António part pour longtemps, pour une durée inconnue. « L’espace sonore n’a[yant au cinéma] pas de frontières définies, contrairement à l’image, limitée aux bords du cadre, la musique permet de déborder de ce cadre, de prolonger l’espace dans toutes ses dimensions9 » et matérialise ici une forme d’utopie pleine d’espoir. La musique, malgré sa tonalité mineure qui reflète un déchirement10 et annonce une désillusion, suggère l’élan vers l’ailleurs, la force de la décision d’émigrer, acte de liberté que Luís Cília a vécu lui-même (doté d’un passeport, il n’est pas passé a salto, mais en complicité avec un ami médecin déserteur qui, lui, a dû passer la frontière clandestinement11). Cette proximité d’expérience donne à la musique un ton de sincérité, d’humilité, qui joue clairement un rôle de contrepoint par rapport à la lettre lue en voix off dans les premières minutes du film et sur laquelle la musique vient se superposer, lettre de l’« ami Carlos » qui promet monts et merveilles à Paris, qui veut rassurer et donner l’illusion d’une planification temporelle maîtrisée.
La musique, qui au départ rythme et accompagne le pas décidé d’António et des hommes qui l’accompagnent, change très vite d’échelle grâce à l’image qui vient peu à peu surplomber le paysage immense, où les hommes deviennent des points vulnérables qui suggèrent des bêtes en « transhumance12 ». Lorsqu’après cette séquence, la musique cesse, le son humide de leurs pas dans la boue annonce par métonymie le bidonville de Champigny-sur-Marne, où António finira par se retrouver à la fin du film.
Mais face à l’expérience de déshumanisation du voyage en camion, qui les transporte comme du bétail et qui, avant même le début du générique, les abandonnera en rase campagne, la musique, au contraire, « maintient la continuité de la présence humaine, de la subjectivité13 ». Au fil du voyage qui se poursuit malgré tout, elle tisse un dialogue entre le silence de la clandestinité, les chuchotements du camion – le film s’appelait initialement Le voyage du silence14 – et les bruits de la ville qui s’annoncent, une fois António débarqué à Paris, au premier tiers du film, à la gare d’Austerlitz, où le taxi le dépose – point névralgique de l’immigration portugaise15. Il y apparaît d’abord désorienté, sa valise sur l’épaule suggérant un gouvernail balloté par les flux de la foule. Mais les bruits de train, de klaxons, de métro vont devenir la promesse d’un « apprentissage de la ville », désamorçant le potentiel sentimentaliste de la musique où les cordes frottées du violoncelle se sont jointes à la guitare. Dans le reflet fugace de la vitre du métro, António découvre sa nouvelle image d’usager des transports publics parisiens, identité éphémère : quelques jours après, il perd symboliquement cette ressource lorsque, sur un chantier des quais de Seine, un compatriote lui conseille d’aller « de chantier en chantier » en se repérant « grâce aux grues ». Dès lors, il a sa signalétique spécifique qui le renvoie à sa condition d’esclave d’un système qui exploite une main-d’œuvre pas chère, embauchée au jour le jour.
Musique empathique versus agression sonore
La musique de Luís Cília, qui appuie la focalisation interne du récit – « musique empathique16 » – accompagne António jusqu’à l’adresse parisienne que lui a laissée son « ami Carlos » dans le quartier de Stalingrad. Jusqu’alors, la musique, artisanale et acoustique, protégeait le personnage, le reliait au pays laissé derrière lui, le berçait dans son épuisement. Mais lorsqu’António se présente à l’adresse dudit Carlos, il s’agit d’une petite chambre d’hôtel occupée par des Portugais composant un tableau de « mauvais garçons » digne du cinéma italien de l’époque – source d’influence revendiquée par le réalisateur. Sur le plan sonore, la douceur enveloppante de la musique est soudain supplantée par une chanson diégétique, sorte de sécrétion urbaine : il s’agit du tube de la jeune chanteuse Arlette Zola, Elles sont coquines, succès de l’époque. Du point de vue du personnage, il s’agit d’une véritable agression sonore, culturelle et sémantique. Son volume empêche António de se présenter ; elle le confronte à une langue qu’il ne parle quasi pas, renforçant le « rideau d’incompréhension17 » qui marque le film. Elle crée une distance culturelle, la suggestivité de la voix de la chanteuse évoquant une culture de masse sexualisée et féminisée, une pratique urbaine de la sortie nocturne, totalement étrangère aux préoccupations d’António. Qui plus est, son refrain ne cesse de répéter le mot « illusion » (très proche, phonétiquement, de sa traduction portugaise, ilusão) : illusions amoureuses dans la chanson mais qui, dans le présent diégétique, renvoient, en sous-texte, aux propres illusions d’António par rapport aux promesses de son ami, illusions que personne ne lui dévoile franchement.
La chanson campe le décor sonore de cette chambrée évoquant le célibat forcé de l’immigration, dominée par un désir d’affirmation machiste et qui rejette a priori la figure de vulnérabilité, d’inadaptation aux codes consuméristes et d’anachronisme que représente António ; même si le Portugais plus âgé qui partage aussi la chambre, dans un geste d’hospitalité sincère, finit par lui proposer de quoi manger.
Le surgissement de la musique comme forme de l’industrie culturelle capitaliste se reproduit dans la chambre d’hôtel, onéreuse, qu’António finit par trouver cette nuit-là, qui donne sur une cabine de projection de cinéma diffusant des films d’aventure, source sonore hors champ, suggérée par une musique à suspens et de nombreux coups de feu. Cette situation s’apparente à une véritable torture pour António, épuisé, qui a lui-même échappé aux balles de la guardia espagnole en passant la frontière. Mais comme dans la scène citée plus haut, la musique joue plutôt un rôle comique et ne dramatise pas la situation du personnage. Ici, le film dans le film vient surtout souligner les distances du cinéaste envers ce cinéma commercial, essentiellement américain, et affirme son engagement dans une voie cinématographique réaliste, incluant des acteurs non professionnels, un cinéma social18 inspiré de faits rapportés dans les journaux (ici « la mort de Portugais dans les Pyrénées19 »), un cinéma qui se détourne de la figure du « héros » pour dire la vérité de la « condition humiliée du travailleur20 ».
Assimilation versus affiliation
Dans son ouvrage sur la musique de film hollywodienne, Annahid Kassabian distingue deux formes d’identification permises par les bandes sons de films. Les identifications assimilatrices « unidirectionnelles21 » prescrivent au spectateur ou « percepteur » une position unique, dans laquelle elles l’absorbent, assimilation permise par une « identification préalable22 ». C’est le cas typique de cette musique à suspens très codifiée, du film dans le film, de la séquence citée ci-dessus. Il est intéressant de relever un autre cas « d’identification musicale assimilatrice », mais cette fois détournée, dans cette même chambre d’hôtel où António retournera plus tard dans le film, cette fois contraint de partager jusqu’à minuit le lit avec un gardien de nuit algérien – qui lui expliquera comment l’hôtel touche ainsi « deux fois le prix de la chambre ». La musique de western qu’on y entend en fond sonore produit l’effet d’une évocation symbolique, très ironique, de la « conquête » coloniale française – écho de la « conquête de l’ouest » américaine, héroïsée par le cinéma.
Kassabian oppose aux identifications assimilatrices, codifiées et figées, les identifications « affiliatrices », in process, qui « accommodent les axes d’identité avec les conditions de subjectivité qu’elles créent. Elles permettent des résistances et rendent possibles des identifications multiples et mobiles23 ». La musique de Luís Cília procède de ce processus d’affiliation complexe, démultipliant les « positions narratives24 » et reflétant l’identification sans cesse mobile de l’immigré, en constante adaptation, à la fois acteur et objet des regards – « j’ai voulu faire un “film sur les regards”25 », dira le réalisateur. Cela se traduit tout particulièrement dans une séquence située au début du troisième tiers du film, où António travaille au noir pour le déménagement d’un médecin. Se retrouvant à l’arrière du camion, parmi les objets qu’il a aidé à charger, cette position le renvoie à la pénibilité physique de ce travail, tout comme au traumatisme du voyage a salto. Mais en même temps, le mouvement du véhicule, ouvert à l’arrière, permet d’extrapoler le travelling qui, depuis les voies sur berges, s’offre à son regard : une perspective sur les monumentaux quais de la Seine. Le leitmotiv musical de Cília, ici dans une variante plus soutenue au niveau du rythme, dit ainsi la conflictualité, l’indécision de la condition de migrant, où l’humiliation physique n’empêche pas une forme de « partage du sensible », lequel, selon Jacques Rancière26, redéfinit les relations entre espace esthétique et espace social, via l’« écart pris par rapport à l’univers sensible “imposé” par une condition27 ». Tandis qu’au plan suivant, la musique s’interrompt brusquement laissant place au bruit de la ville, qui le « recrache », toujours à Gare d’Austerlitz, identifiable au café « Millau », indice de l’émigration rurale plus ancienne des Aveyronnais à Paris.
D’autres musiques diégétiques du film – outre les compositions originales de Cília – vont dans le sens de ces affiliations musicales complexes et émancipatrices. Ainsi, peu après cette séquence, un air d’accordéon émanant d’un petit radiocassette constitue le fond sonore d’une autre scène de sociabilité dans une baraque de chantier où António est dépanné pour quelques nuits. Cette nouvelle chambrée masculine, qui fait écho à celle de l’hôtel citée plus haut, déconstruit l’effet de rejet produit antérieurement par le tube d’Arlette Zola. En effet, l’accordéon relève d’un folklore proche de l’origine rurale des travailleurs. Soutenant l’ambiance chaleureuse, joyeuse et solidaire de la scène, loin de l’individualisme de la première chambrée, il reflète ainsi la possibilité d’une forme de résistance à la condition d’immigré, que l’un des Portugais présents, faisant construire sa maison au Portugal, manifeste fièrement, affirmant ne pas vouloir s’installer à Paris, qu’il « emmerde » crûment.
Une autre chanson du film contrebalance l’effet « assimilateur » de la chanson d’Arlette Zola, qui nécessitait comme « identification préalable » non seulement de reconnaître une chanson à la mode, mais de dominer les codes sexués de la capitale, ce qui mettait le rural António hors jeu. Il s’agit de Chanter d’Enrico Macias qui passe dans le café où António, revigoré par sa nuit, prend son premier petit déjeuner. Elle démarre dès qu’il pousse la porte du café, ce qui produit un effet de musique diégétique même si le traitement sonore laisse penser qu’elle a été rajoutée au montage. Par son optimisme et son rythme entraînant, la chanson semble soutenir l’énergie matinale d’António et encourager sa quête d’un travail digne. Cette scène a pu être perçue comme non crédible, António paraissant trop à son aise dans ce lieu de sociabilité, effet certainement encouragé par la chanson qui semble défendre joyeusement l’idée de son intégration possible au brassage parisien représenté par ce café populaire. Mais, encore une fois, l’ambiguïté domine, car cet effet est très vite désamorcé par le regard dérangeant d’un ouvrier au comptoir, qu’António doit soutenir sans savoir s’il est fraternel ou plein de défiance envers le « travailleur étranger » qu’il représente.
Un épilogue entre silence et sifflement
À la fin du film, des plans documentaires du bidonville de Champigny, sans musique, rendent compte, en « œil témoin28 », d’un tabou social passé, précisément, sous silence. Dans ce décrochage de la fiction vers la réalité brute, le regard d’António, échoué dans une baraque, reste présent en coin, suggérant une mise en abyme picturale, comme si lui-même quittait « sa » fiction de l’émigration heureuse.
Cette séquence est immédiatement suivie de plans sur des visages filmés gare d’Austerlitz, qui voient revenir la mélodie leitmotiv de Cília mais cette fois sifflée, faisant transition avec le générique de fin. Cette transposition sonore, ce basculement vers le registre plus brut qu’est le sifflement, appuie l’émotion générée par ces visages qui sont autant de « répliques » réelles d’António – figurants du film dont « 70% sont eux-mêmes arrivés en France a salto29 ». Mais ce passage du singulier au général interpelle le spectateur de manière plus subtile et discrète qu’une chanson. Le film aurait pu intégrer ici une chanson de Luís Cília – en effet, plusieurs chanteurs d’intervention ont participé à des films, notamment à travers des chansons de générique : Manuel Freire (Pedro Só, Alfredo Tropa, 1972), Sérgio Godinho (Nós por cá todos bem, Fernando Lopes, 1976), José Afonso (Antes do adeus, Rogério Ceitil, 1977). Au contraire, le sifflement, léger, ne vient pas « forcer » le message, via le texte, ni l’identification, via la voix – dont Michel Poizat a montré à quel point elle « occupe une place tout à fait privilégiée dans le processus d’identification30 ». Au cinéma, le siffleur est « bel et bien un personnage, il rend conscient de celui qui émet la musique31 ». On peut y voir une évocation métafilmique du cinéaste mais il peut tout aussi bien prendre une couleur plus subversive – le sifflement ayant été couramment associé aux chants de résistance (voir le cas emblématique du Chant des partisans durant la Seconde Guerre Mondiale). Le siffleur, symboliquement, a perdu son instrument ; il ne lui reste rien, si ce n’est sa liberté intérieure. Le sifflement serait ici un « pied de nez » final du personnage, sa « réponse » au petit profit et à la lâcheté de son « ami Carlos », aux connivences de toute la société française.
En conclusion : réception et postérité du film
L’éventail des identifications musicales proposées par ce film renvoie au caractère contrasté de l’expérience migratoire, laquelle ne peut exister sans « boosteur » d’imaginaire, sans solitude, sans éclairs de lucidité. Cette approche nuancée rejoint d’ailleurs la manière dont Luís Cília s’est efforcé, tout au long de sa carrière, de refuser tout positionnement idéologique unilatéral – ce qui, pour l’anecdote, lui a valu une exclusion temporaire du Parti Communiste Portugais32. Au lendemain du 25 avril 1974, prenant le contrepied d’un climat qu’il juge « revenchard », il présente dans une interview le fadiste Alfredo Marceneiro comme un « chanteur révolutionnaire33 », contrariant l’image réactionnaire du fado, dominante à l’époque.
Chalonge ne veut pas non plus faire un « film réquisitoire34 », mais montrer des faits bruts, contradictoires – la solidarité et l’exploitation. « Si j’ai choisi pour Le Saut une forme volontairement discrète, classique, c’est que je voulais donner une priorité totale à ce que je voulais montrer35 ». Le film n’a pas été censuré au Portugal, « même s’il est sorti avec deux ans de retard36 ». On lui a reproché rétrospectivement de faire de l’immigration un « phénomène suscité par des ambitions individuelles de faire fortune » et non pas comme un « phénomène social et politique37 » et ainsi de jouer, paradoxalement, le jeu du régime de dictature. Celui-ci, tout en profitant pleinement de l’émigration, notamment sur le plan économique – ne reconnaissait nullement cette « hémorragie sociale, à laquelle il ne pouvait mettre un terme38 », se gardant bien de l’encadrer légalement. Or, la représentation du passeur comme « escroc sans scrupules », niant la complexité et la diversité de ce rôle durant les années de l’émigration39, pouvait ainsi satisfaire le régime en intimidant les Portugais souhaitant quitter le pays.
Mais le film, par sa discrétion, son humour – l’usage de la musique et des chansons en témoigne – cherche avant tout, selon les propres mots du réalisateur, à échapper au « misérabilisme40 ». Le personnage, certes, « ne correspond pas au profil moyen de l’émigré portugais en France »41 car il quitte le Portugal alors qu’il a déjà un métier, et s’il parle de fuir la guerre coloniale, ce n’est qu’en chuchotant. Mais en les plaçant à l’arrière-plan, le film ne vient-il pas « protéger » certaines de ses dimensions plus contestataires ?
Dans la riche interview réalisée par l’association Mémoire vive, Christian de Chalonge affirme qu’il voulait éviter de faire un « film confidentiel ». Pari a été tenu puisque son film a reçu le prix de l’OCIC (Office catholique international du cinéma) au festival de Venise 1967 et le Prix Jean Vigo 1968. Mais il semblerait qu’il ne soit passé à la télévision française qu’en octobre 2002 pour la première fois42 sur la chaîne du câble CinéCinéma Classic, dans le cadre d’un programme intitulé Les lumières de Brindisi, à l’initiative de Jorge Semprun – ce titre faisant « référence aux images de ces nombreux réfugiés albanais refoulés en 1991, après avoir entrevu du pont de leur bateau le “bonheur” européen près des côtes italiennes43 ».
Comme le souligne Leonor Areal, c’est pourtant un « film sur toutes les migrations et encore actuel44 » ; il est d’ailleurs frappant de constater la permanence de la géographie parisienne de l’immigration (quartier Stalingrad, en particulier). Mais sans restauration, le film O Salto est quasiment retombé dans l’oubli45. On ne peut donc que souhaiter une issue favorable et rapide au processus engagé pour sa restauration par la Cinémathèque portugaise – en tant qu’il contribue à désamorcer l’« héroïsation » de l’immigration portugaise qui, selon Victor Pereira, « coexiste […] avec la faible patrimonialisation de la mémoire de l’immigration contemporaine46 ».