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Rappelons brièvement le contexte dans lequel s’inscrit le parcours de Maddalena Marliani. Nous sommes au théâtre Sant’Angelo, théâtre où par excellence Goldoni amorce la synthèse entre le texte de l’auteur imposé à l’acteur et la construction des personnages de ses comédies d’après la personnalité des acteurs à disposition1. Dans cette période du contrat avec Medebach, entre 1750 et 1753, faite d’ajustements permanents entre comédie de caractère (La serva amorosa, 17522) et topoi de la commedia dell’arte (La gastalda3, I puntigli domestici4), s’accomplit la rencontre de l’auteur avec les acteurs de la compagnie Medebach, telle que la définit Siro Ferrone :
tutta la produzione di Goldoni può essere letta come un vasto atelier sperimentale ed ogni sua commedia come il perimetro effimero di quel laboratorio all’interno del quale gli attori sono costretti ad oltrepassare i contorni e i confini dei ruoli consueti5.
Un répertoire et un portrait d’actrice : Maddalena Marliani
Les comédies du Sant’Angelo où est impliquée Maddalena Marliani6, de La gastalda jusqu’à La locandiera, permettent de reconstituer non seulement le répertoire d’une Corallina en constante évolution dramaturgique, mais aussi la technique de l’actrice fondée, jusqu’à sa consécration en 1753, sur des traits propres à sa personnalité, en forme de conciliation7 entre un théâtre de plus en plus « de caractère » et l’héritage des techniques dell’arte. La confrontation horizontale et chronologique des comédies du cycle de Corallina tend à prouver qu’il existe une sorte répertoire de l’actrice où Goldoni ne cesse de puiser, jusqu’à la sublime Mirandolina, utilisant ce mécanisme d’horloger remonté à l’infini dont parle Laura Riccò : « si ricordi che dal suo “baule” Goldoni estrae sempre gli stessi ingranaggi, ma li monta in “orologi” diversi »8. Il faudrait bien entendu explorer l’intégralité de ces comédies, ce qui permettrait de reconstituer le « generico »9 de l’actrice. Mais ici quelques exemples suffiront à indiquer la pertinence et l’intérêt d’une telle recherche qui s’avère une entreprise minutieuse et de plus longue haleine.
Pressentant les grandes qualités de l’actrice, Goldoni lance et forme Corallina-Marliani dès le personnage de Foresta dans Il Moliere (Turin, août 1751)10 où le personnage éponyme, pour jouer un tour à l’hypocrite Pirlone, songe alors à elle par cette métaphore fortement méta-théâtrale : « un’invenzion bizzarra or mi è venuta in testa, E basta mi secondi con arte la Foresta. Vedrò di lusingarla, le darò l’istruzione, E in questa casa io stesso tornar farò Pirlone »11. Il s’agit bien en effet d’instruire Foresta-Marliani, mais en ménageant toutefois la prima donna Teodora Medebach-Rosaura12. Aussi, à la fin de La gastalda, dédiée à la Marliani, Goldoni fait-il dire à Corallina : « andemo donca, andemo siora Rosaura. E la sappia che siben che de gastalda son deventada parona […] no mi lascerò insuperbir »13.
À l’école de l’expérimental théâtre goldonien, jusqu’à La locandiera, le portrait d’une actrice se dessine progressivement, à commencer par les détails physiques. Une insistance particulière est accordée aux yeux ou au regard de Maddalena Marliani. Ainsi, Don Garzia, dans L’amante militare14 :
GAR. In verità non ho veduto una donna, che mi piaccia più di voi (A tutte così) [da sé].
COR. Ella mi mortifica.
GAR. Avete due occhi che incantano15.
La référence aux yeux de la Marliani est en revanche supprimée dans la version Pasquali de La locandiera (« ho certe manierine, [certe occhiatine], certe smorfiette, [che bisogna che caschino, se fossero di macigno] »16. Ce regard et ses yeux ont pour corollaire l’effet produit en scène par l’actrice, comme le souligne le père de Corallina (Brighella-Giuseppe Marliani, son mari à la ville) dans La figlia obbediente (1752)17, qui fait d’elle cet éloge méta-théâtral comme « ballerina »18, à un an seulement de La locandiera :
Oh! Arlecchin, se ti vedessi che figura che fa le mie vissere sul teatro! Oh che roba! I omeni i casca morti co i la vede; i se butta fora dei palchi. Un sora l’altro; casca el teatro, el precipita. No se pol star saldi19.
La vivacité des yeux de la Marliani et sa grande présence en scène sont confirmées par Antonio Piazza en 1771 : « la vivezza degli occhi, che brillano in fronte »20, détail rappelé à maintes reprises également dans La gastalda (« ha due occhi che son due disastri »21). À ce stade, l’Olivetta de La figlia obbediente n’est déjà plus la « serva » méta-théâtrale de Teodora Medebach, alias Rosaura. La Marliani entame déjà son ascension « sociale » progressive dans la troupe, en « ballerina » parvenue dans cette scène significative où elle apparaît couverte de bijoux :
Brighella ed Olivetta in abito di gala, con due ballerini che le danno braccio; e detti.
OLIV. Serva di lor signore.
ROS. Olivetta, vi riverisco. Ben ritornata.
OLIV. (Olivetta! Crede ch’io sia ancora una serva) [da sé].
Brighella-Giuseppe Marliani conclut d’ailleurs la scène par une réplique qui anticipe l’irrésistible progression de l’actrice : « Bagattelle, védela, bagattelle. La vederà po’ col tempo » 22. La vivacité du regard dénote aussi son intelligence car la femme Marliani est aussi une « femmina più accorta di molte altre », dotée d’une grande « prontezza di spirito » selon les mots mêmes de Goldoni23. Et du côté de l’actrice, son aptitude à l’improvisation verbale et à l’art de la répartie apparaît comme un premier trait caractéristique avec pour conséquence « un possesso di scena, che la rende padrona di tutto » (A.Piazza)24.
Seconde caractéristique essentielle de la Marliani, son aptitude à la transformation :
[…] è capace di tutto. Nel serio, nel ridicolo, nel feroce, nel patetico, a meraviglia ella riesce, trasformandosi così bene, a tenore delle parti ond’è incaricata, che l’arte in lei sembra natura »25
si bien que – troisième caractéristique – la Marliani sait feindre la sincérité de façon magistrale26. Or, en lui dédiant entièrement La gastalda, véritable pre-scenario27 de La locandiera, Goldoni valorise, autant qu’il la met à l’épreuve, l’actrice en chacune de ces trois qualités. Tout d’abord, il est notable que Goldoni l’y confronte en « duo » successivement à l’intégralité des « ruoli » de la compagnie Medebach, autrement dit à toute la hiérarchie de la troupe du Sant’Angelo28, excepté à la 1° donna (Rosaura-Teodora Medebach) avec laquelle, nous l’avons dit, l’enjeu est aussi en partie concurrentiel.
Néanmoins, dès cette première Corallina du cycle dédié à l’actrice, Goldoni n’a de cesse de lui créer un rôle qui se fonde, mimétiquement, sur son « eloquenza fiorita, che all’improvviso le mette in bocca le parole più scelte »29. La Marliani, « gran parlatrice aggiustata e concettosa. Motteggiatrice vivace qual’era » laisse tout interlocuteur assuré « di restar seco perdente nell’aringo delle scene »30. Dès La gastalda, le texte paraît suivre une mimésis de l’improvisation d’éloquence propre à l’actrice. Il suffit de s’attarder sur les duos en forme de joute verbale (11 sur les 17 où intervient Corallina31) pour s’apercevoir que cet art spirituel et rhétorique, qui s’adapte impitoyablement à son interlocuteur pour le mettre scéniquement à terre, est récurrent chez Corallina, notamment avec les « ruoli » qui socialement– dans la pièce – ou hiérarchiquement – dans la troupe –, lui sont supérieurs.
Par exemple, dans le dialogue Ottavio-Corallina (I,3), Corallina redouble d’esprit rhétorique pour affronter Ottavio. Elle se risque à jouer sur les mots, puisant dans la réplique de son adversaire-interlocuteur ce qui va lui servir soit d’impertinence, soit à minimiser habilement l’offense verbale :
COR. Oh, e sì son innocente come l’acqua.
OTT. Come l’acqua dei maccaroni.
COR. Oh giusto, quell’acqua che vususstrissia se lava el viso.
OTT. Siete un’impertinente.
COR. Dasseno? No me cognosso miga, sala. Ho gusto che la me l’abbia dito, che da qua davanti me saverò regolar ».
Par cette dernière réplique, Corallina fait amende honorable en feignant de reconnaître qu’elle est allée un peu loin, mais cela n’en signifie pas moins, méta-théâtralement : « vous faites bien de me le dire, je ne savais pas que j’avais ce talent d’impertinente, aussi à l’avenir m’en servirai-je dans mon art », conclusion à laquelle elle arrive par ailleurs à la fin de la scène où elle s’en félicite : « son dretta la mia parte. Della lengua e dei occhi fazzo quello che voggio » 32.
La seconde qualité citée précédemment - l’aptitude à la transformation – se manifeste aussi déjà clairement dans La gastalda. Dans la scène (I,10), pour se moquer de ce « pazzo » de Lelio, Beatrice33 impose, à l’impromptu, à Corallina de se faire passer pour Rosaura34 en une brève aparté (il vous prend pour la fille de Mr Pantalon, confortez-le si vous voulez vous amuser) et Beatrice applaudit alors, par un « oh bellissima » en aparté, à la répartie « improvisée » de Corallina : « LEL. Signora permetta che io consacri la longitudine del mio rispetto alla profondità del di lei merito. COR. Cara ela, se la me parlerà in volgar, ghe risponderò »35. La suite de la scène est un morceau de bravoure, entre Lelio qui déclare immédiatement sa flamme, et Maddalena Marliani-Corallina à laquelle Goldoni confie en quelque sorte le rang de 1° donna, le temps d’une parodie de « scena di maniera » (uomo prega / donna scaccia36), déformée en « uomo prega / donna schernisce ».
Enfin, l’art du mensonge avec un air de vérité est la troisième technique, présente dans La gastalda, et caractéristique de l’actrice. Dans la scène (I,2), la « fumée » sert à Corallina de subterfuge-mensonge pour détourner Ottavio de la critique qu’elle lui adresse ironiquement (« Oh che fumo! ») alors qu’il vient de se vanter d’une imaginaire légion de serviteurs. Pour dissimuler son ironie impertinente, Corallina ajoute alors : « I fa lissìa, sala, vien un fumo che no se pol star »37, puis « sto fumo me fa pianzer i occhi », diluant le « che fumo » ironique initial dans le prétexte de la fumée dégagée par la lessive toute proche38. Or, dans La locandiera, Mirandolina passe par le même subterfuge mais avec un net affinement de l’art du mensonge, puisque le prétexte de la fumée dans les yeux lui sert alors de fiction du mensonge au coeur de la sincérité feinte. En effet, à la scène (II,17), Mirandolina s’arrange pour que le mensonge de la fumée dans les yeux soit pris pour tel par Ripafratta, c’est-à-dire comme un masque de fiction, puisqu’elle sait d’une part que le Cavaliere pense que les femmes ne sont que fiction patente39 et d’autre part qu’il la croit différente, donc sincère, depuis la scène (I,15) 40.
À la scène (II,17) les larmes de Mirandolina sont donc de « finta sincerità », puisqu’elle feint la tristesse de le voir quitter l’auberge au moment où il demande sa note, pressé qu’il est de partir par peur d’être amoureux. Elle s’arrange alors pour que sa fiction (le mensonge de la fumée dans les yeux) soit visible et décelable. Pour le Cavaliere, la fumée dans les yeux est forcément une « vraie » fiction (« arte sopraffina ») masquant la « fausse sincérité » : Mirandolina est triste de me voir partir, elle est donc amoureuse, ce que l’évanouissement (« finta sincerità ») finira de lui prouver, et de confirmer définitivement l’avis d’A.Piazza qui ne trouva jamais « chi sapesse meglio di lei dire la bugia con aria di verità »41. Nous avons enfin établi un tableau récapitulatif42 des similitudes qui font de La gastalda une sorte de ante copione de La locandiera, où la relation méta-théâtrale de Corallina avec le personnage de Lelio paraît anticiper nettement le lien drammaturgique du duo Mirandolina-Ripafratta.
La gifle et le rire
La gifle dont Corallina gratifie Lelio à deux reprises dans La gastalda semble préfigurer l’anéantissement de Ripafratta par Mirandolina armée de son fer à repasser, mais pourrait bien être aussi celle de Goldoni au « vecchio teatro » incarné par Lelio. Ce dernier, qui tombe amoureux de Corallina au premier coup d’oeil (I,10), n’est qu’en apparence l’antithèse du Cavaliere misogyne : il n’en est toutefois que l’ombre inversée, un mauvais « innamorato » qui n’est autre qu’un misogyne incompétent43 avec les femmes. Par exemple, éconduit par Corallina dans la scène (III,6), il tente de la convaincre à l’aimer de force (« LEL. Mi volete voi bene? COR. Gnente affatto. LEL. Pazienza, vi amerò disamato ») et finit par la traiter de « carogna », ce qui lui vaut, de la part de Corallina, une gifle assortie d’un « pezzo d’aseno imparé a parlar ». Et lorsque Pantalone lui fait remarquer que l’on ne fait pas de telles « insolenze » (…) « a una putta civil » (III,7), Lelio se justifie en parfait misogyne qui n’aurait rien à envier à un Ripafratta : « quando le donne non mi vogliono, la dico per energia, per entusiamo di colica »44. Cette réplique, deux ans avant La locandiera, semble illustrer par anticipation l’étonnement de Mirandolina : « Povere donne! che cosa le hanno fatto? Perché così crudele con noi, signor Cavaliere? »45. Belle symétrie dramaturgique pour le 3° innamorato Luzio Landi, car Lelio est un innamorato tellement incompétent qu’il en devient misogyne, tandis que le Cavaliere est un misogyne tellement incompétent dans sa propre misogynie, qu’il sera facile à Mirandolina de le transfigurer en parodie d’innamorato pathétique.
La seconde gifle (La gastalda, III,14) est administrée par Corallina à un Lelio qui, même rejeté, continue sa « scena di maniera » façon « uomo prega » vulgaire et machiste (« accostatevi al viril sesso » insiste-t-il) tandis que Corallina l’éconduit en préfigurant Mirandolina : « crepa » [« schiatta, impara a disprezzar le donne », ajoutera Mirandolina46]. Or, Lelio est aussi celui qui reçoit ces gifles tout en restant indifférent (« El xe forte a dir quella bella parola, e tior su delle sleppe »47 commente alors Pantalone), de la même manière que Ripafratta feindra l’indifférence à la fin de La locandiera en niant être tombé amoureux, quitte à déclencher un débat animé sur le sujet entre le Conte, le Marquis et Mirandolina48. Or tandis que l’un (Lelio) reçoit une gifle mais s’échine néanmoins à débiter de belles paroles d’amour, l’autre (Ripafratta) se traîne aux pieds de Mirandolina (« vi stimo, vi amo, e vi domando pietà »49) mais nie ensuite être amoureux. Ainsi, l’interprétation du rôle d’amoureux est perçue comme défaillante tant chez Lelio que chez Ripafratta puisque ce qu’ils montrent ne coincide pas avec ce qu’ils déclarent. Une telle défaillance a pour effet de mettre d’autant plus en valeur le jeu d’actrice de Mirandolina-Corallina, en pleine maîtrise de son jeu et de sa fiction de sincérité.
Plus encore, la scène (I,10) de La gastalda où Beatrice fait passer Corallina pour Rosaura aux yeux de Lelio ressemble à une préparation parodique des scènes du fer à repasser où Ripafratta serait alors ce neo-Lelio pathologique dont Luzio Landi était d’ordinaire l’interprète50, un innamorato issu du théâtre dell’arte, qui ne sait pas aimer si ce n’est de façon outrée. Il s’agit encore d’une scène parodique des habituelles scènes topiques de l’Arte « uomo prega / donna scaccia » où Corallina non seulement repousse Lelio mais tourne aussi en dérision (sur le plan méta-théâtral cette fois) chaque réplique « di maniera » de Lelio, faisant mine de ne pas comprendre sa rhétorique absurde qu’elle semble juger digne du siècle précédent : « LEL. la pulsazione del petto. COR. La pulsazion? Mi no la intendo. LEL. La pulsazione riverberata del martello de’ vostri lumi »51.
Le dialogue « di maniera » d’amoureux devient alors « la femme se moque / l’homme supplie ». La scène suit néanmoins un protocole topique précis : les supplications de Lelio, puis Corallina qui le repousse en se moquant – avec grande vivacité rhétorique - de ses « concettismi », et enfin la métaphore filée de la blessure faite au coeur de Lelio dont Corallina devrait être le cataplasme.
Or, la scène est fort similaire aux scènes du repassage (La locandiera, III,2-6) où le Cavaliere se déclare à Mirandolina. Elle y réussit à le transformer, de misogyne qu’il était, en innamorato pathétique, proche de ce « sior prototipo » qu’est Lelio dans La gastalda. Au IIIè acte, l’invitation faite à Mirandolina à venir dans sa chambre « veniteci cara, che vi chiamerete contenta » (III,4) est aussi peu raffinée que celle de Lelio dans La gastalda (« accostatevi al viril sesso » III,14). Mais Mirandolina le pousse aussi au même concettismo que Lelio : à peine vient-elle de le brûler avec le fer, que le Cavaliere réagit : « questo è niente. Mi avete fatto una scottatura più grande. MIR. Dove, signore? CAV. Nel cuore »52. Ajouterait-il que l’amour de Mirandolina doit lui servir de cataplasme, et il serait alors la copie conforme du Lelio de La gastalda. Les réactions de Mirandolina sont d’ailleurs très similaires à celles de Corallina face à Lelio : « Sior prototipo caro, mi no so cossa far de elo » (La gastalda, III,14) et « di lei non posso far capitale di niente (stirando) » (La locandiera, III,6)53.
Dans son mépris ironique de cet innamorato topique qu’elle a réveillé chez le Cavaliere, Mirandolina se distingue toutefois de Corallina par son rire, qui accentue encore le fossé existant entre lui, figé dans son nouveau rôle et elle, au contraire, flexible, et s’en retournant dans son « rôle » : une « servetta » et non une « innamorata ». Le rire de Mirandolina semble être propre à la Marliani54, symptôme de sa maîtrise de la fiction par une mise à distance du rôle qu’elle joue55.
Le rire de Mirandolina ponctue les scènes du repassage, des scènes (III,2) à (III,6). Mais de quoi rit Mirandolina? Elle rit parce que le Cavaliere se met à jouer cet innamorato topique, venu de la commedia dell’arte, tel le Lelio de La gastalda. Autrement dit, dans cet affrontement d’acteurs que n’est autre La locandiera, Mirandolina rit du mauvais goût qu’a le Cavaliere de retomber dans les vieux topos rhétoriques des scènes de genre de la commedia dell’arte, ponctués chaque fois d’une didascalie indiquant son éclat de rire. Un seul exemple suffira. Alors qu’elle vient de le brûler, avec le fer à repasser, le Cavaliere réplique par la métaphore filée de la « scottatura più grande […] nel cuore », Mirandolina éclate de rire, un peu comme si elle se moquait de son jeu outré de 1° innamorato qui s’engouffre tête baissée dans la scène « uomo prega / donna scaccia » où elle l’a poussé, en ce rôle topique en lequel elle a réussi à le métamorphoser, lui le 3° innamorato de la troupe Medebach. D’ailleurs, il ne saurait être question pour Mirandolina-Marliani de jouer une scène de « prima donna », car ce serait usurper aussi le rang de l’absente Teodora Medebach.
Ainsi, les trois scènes du repassage (III,4-5-6), consacrent-elles la victoire d’actrice d’une Mirandolina-Marliani qui observe Ripafratta comme s’il s’agissait d’un bien mauvais acteur issu du vieux théâtre. Plus apte que lui au changement de registre, elle regagne, de fausse amoureuse évanouie à la fin de l’acte II, son rang de servetta à l’acte III 56. Mirandolina a ainsi le pouvoir de créer un décalage entre le registre théâtral dans lequel elle a poussé le Cavaliere, et le sien, celui d’une Mirandolina séductrice mais habilement redevenue servetta. Moins apte à ce transformisme, Ripafratta ne s’adapte en aucun cas à son interlocutrice et poursuit au contraire sa descente dans le rôle d’innamorato outré confinant même à la violence (III,16-17-18)57.
La médiocre qualité de jeu du Cavaliere est d’ailleurs soumise à l’évaluation des autres personnages dans les scènes finales puisque, lui-même niant sans en démordre les sentiments qui l’animent, s’ensuit une sorte de débat Conte-Marchese-Mirandolina (III,17) pour élucider si, d’après les apparences (donc, méta-théâtralement, d’après le « jeu » de Ripafratta) il est « innamorato » autrement dit s’il joue conforme à un 1° innamorato, ce dont les autres personnages doutent fortement58. Mirandolina fait mine d’en douter aussi, mais elle est la seule, avec le public, à avoir assisté à la déclaration pathétique qu’il lui a faite à la scène 6. Ceci lui permet d’asseoir sa victoire d’actrice car, en dépit de son faux aveu d’échec – « non posso celare la verità. Ho tentato d’innamorare il signor Cavaliere, ma non ho fatto niente. (al cavaliere.) » 59–, elle obtient, auprès d’un public complice, la place suprême de vainqueur dans l’arène de la scène.
Le rire de Maddalena Marliani traduit ainsi une aptitude à la mise à distance, inséparable du pouvoir qu’elle conserve sur la scène. Goldoni paraît ici anticiper une question toute diderotienne : l’acteur pour être bon, doit-il jouer avec son cœur, doit-il se fondre dans le rôle ou au contraire maintenir à son égard un certain détachement? La réponse que donne Diderot, en ce siècle où la sensibilité est au cœur du débat entre raison et passion, ressemble à celle qu’apporte implicitement Maddalena Marliani si l’on se place du point de vue de la problématique de l’acteur.
Touchée physiologiquement (le « rire » de la Marliani lui vient de l’intérieur) mais jamais en somme dans son cœur, la Mirandolina de Maddalena Marliani incarne avant la lettre le Paradoxe sur le comédien (1773) :
Ce tremblement de la voix, ces mots suspendus, ces sons étouffés ou traînés, ce frémissement des membres, ce vacillement des genoux, ces évanouissements, ces fureurs, pure imitation, leçon recordée d’avance, grimace pathétique, singerie sublime dont l’acteur garde le souvenir longtemps après l’avoir étudiée, dont il avait la conscience présente au moment où il l’exécutait, qui lui laisse, heureusement pour le poète, pour le spectateur et pour lui, toute la liberté de son esprit, et qui ne lui ôte, ainsi que les autres exercices, que la force du corps […] ; mais il n’est pas le personnage, il le joue, et le joue si bien que vous le prenez pour tel : l’illusion n’est que pour vous ; il sait bien, lui, qu’il ne l’est pas60.
Mais plus encore Diderot eût-il eu le loisir de prendre pour exemple la Marliani en guise d’illustration à son analyse du « sublime » chez le comédien lorsqu’il poursuit :
J’insiste donc, et je dis : « C’est l’extrême sensibilité qui fait les acteurs médiocres : c’est la sensibilité médiocre qui fait la multitude des mauvais acteurs ; et c’est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes. » Les larmes du comédien descendent de son cerveau ; celles de l’homme sensible montent de son cœur : ce sont les entrailles qui troublent sans mesure la tête de l’homme sensible ; c’est la tête du comédien qui porte quelquefois un trouble passager dans ses entrailles ; il pleure comme un prêtre incrédule qui prêche la Passion ; comme un séducteur aux genoux d’une femme qu’il n’aime pas, mais qu’il veut tromper61.
Aurait-il entendu parler, avant la lettre, le Diderot du Paradoxe (« je dis plus : un moyen sûr de jouer petitement, mesquinement, c’est d’avoir à jouer son propre caractère »62) lorsque Goldoni attribue, par le théâtre dans le théâtre dans La Cameriera brillante à chaque personnage un caractère opposé son caractère63 ? Car pour jouer « bien » quelqu’un qui joue mal comme l’envisage Argentina-Goldoni64, il faut bien que l’acteur en question ait quelque réelle aptitude au dédoublement détaché, pour être tout à la fois son propre personnage, le rôle à l’opposé de son caractère que lui fait jouer Argentina, mais aussi et enfin celui qui joue l’incapacité à tenir ce rôle. Digne héritière de Mirandolina, Argentina-Giustina Campioni est ainsi consacrée par Goldoni, nouvellement arrivé au San Luca, messagère de cette technique transfuge du Sant’Angelo dont Corallina-Maddalena Marliani fut la principale serva padrona, et désormais modèle à suivre, véritable leçon de théâtre.