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Dans Epopea della polvere. Il Teatro della Socìetas Raffaello Sanzio 1992-1999 (2001), un livre clé de la théâtrologie de la Socìetas Raffaello Sanzio, Romeo Castellucci affirme que son théâtre ne peut pas être considéré comme le résultat d’un nouveau mouvement d’avant-garde ni de l’un de ces courants qui ont vu le jour au début du siècle dernier. En fait, les propos de Castellucci mettent en évidence la posture postmoderne1 qu’il revendique pour son œuvre : « Non c’è nessuna guardia: la battaglia è già stata combattuta. Non c’è nessuna avanguardia, perché non c’è più direzione.2 » Il s’appuie clairement sur la réflexion du théoricien allemand Hans-Thies Lehmann qui estime nécessaire une analyse sérieuse de ces nouvelles pratiques théâtrales, indépendamment de leur continuité ou discontinuité historique : « L’avant-garde est un concept qui est né dans la pensée de la Modernité et qui nécessite une révision urgente. Qu’il s’agisse de l’exaltation de l’avant-garde ou du témoignage de son profond échec, la vision de la fin du XXe siècle à nos jours doit concevoir le théâtre d’une manière différente3 ».
Analyser le théâtre italien de la seconde moitié du siècle dernier et du début du présent siècle peut être une tâche difficile. Surtout au regard de la vaste production critique fort détaillée que les études théâtrales ont connue ces dernières décennies en Italie, et de la grande variété d’étiquettes et de classifications proposées pour identifier et décrire les nouvelles stratégies théâtrales.
Peut-être l’étiquette Nuovo Teatro, que Giuseppe Bartolucci a créée dans les années soixante et que Franco Quadri a reprise à la fin des années quatre-vingt, est-elle celle qui s’est imposée dans les études théâtrales pour décrire ce théâtre4. Ce Nuovo Teatro commence son périple par les avant-gardes historiques du début du XXe siècle, puis, dans les années soixante, l’impulsion est donnée, en Italie comme dans le reste de l’Europe, avec la naissance de la performance art. Cependant, au terme de ce parcours, l’adjectif “nouveau” n’est peut-être plus aussi adapté. Il met l’accent sur la nouveauté de l’œuvre, qui signerait donc son originalité. Il n’y a pas à s’en étonner dans le contexte de notre monde actuel, qui réclame et stimule le renouvellement incessant comme la seule voie pour atteindre le plus haut niveau de compétitivité. Il en découle que l’œuvre d’art est évaluée en fonction de son degré de “nouveauté” et non de sa “nécessité”. L’impératif « (se) renouveler ou mourir », que le capitalisme le plus féroce nous impose, est bien là, tapi dans l’adjectif “nouveau”.
Viviana Gravano lui préfère les adjectifs “actuel” et “contemporain”, s’inscrivant dans la voie ouverte, respectivement, par Walter Benjamin et Giorgio Agamben :
Non è dunque la novità che determina il valore de una certa produzione artistica ma la contemporaneità al suo osservatore/fruitore. Vorrei insomma rivendicare la necessaria possibilità di porsi come contemporanei davanti a una data materia, e non a considerare quella materia come tale5.
Penser le théâtre du XXIe siècle à partir de son “actualité” et de sa “contemporanéité” nous éloigne d’une conception qui s’appuie sur sa qualité de “nouveauté” ou d’“originalité”. C’est le lecteur et le spectateur, depuis leur contemporanéité, qui donnent à l’œuvre sa valeur, et, par conséquent elle n’a pas à être justifiée : elle existe ou non au moment de sa transformation naturelle et incessante à travers les lectures qui en sont faites. Au-delà des étiquettes ou des nomenclatures, dont le but est d’unifier une série de caractéristiques communes à une certaine tendance, une cartographie de l’histoire des arts de la scène en Italie se doit de rendre compte de la riche diversité de courants qui font que ce phénomène soit à la fois intermittent et continu.
La décennie des manifestes
Les années soixante, en Italie comme dans le reste de l’Europe, sont une époque de grands bouleversements et transformations sur les plans social, politique et culturel. Ce sont les années des révoltes étudiantes qui éclatent en France en 1968, et se répandent dans le reste de l’Europe, notamment en Italie, donnant forme à l’utopie d’une possible révolution. Au cours de ces années, l’Italie connaît une production culturelle et littéraire riche et effervescente, en particulier grâce au Gruppo 63 – également appelé “néo-avant-garde littéraire” –, composé de poètes, de critiques et d’écrivains comme Umberto Eco, Nanni Balestrini ou Edoardo Sanguineti6. Le boom économique des années soixante, grâce au développement de l’industrialisation qui s’ouvre au champ culturel, impose également un nouveau type de production culturelle déterminé par les médias de masse et, plus précisément, par la télévision. Après la crise de 1968, les intellectuels et les artistes cherchent de nouveaux modèles de production culturelle alternatifs à ceux des médias de masse.
En ce qui concerne le domaine théâtral, même si dès la fin des années 1950 le texte dramatique est déjà soumis à des expérimentations par des auteurs tels que Carmelo Bene7, Carlo Quartucci, Giuliano Scabia, Claudio Remondi, Giancarlo Celli et Mario Ricci8, nous avons encore affaire à une littérature dramatique qui se tourne vers des auteurs européens comme Sartre, Ionesco et Genet, et vers le nouveau réalisme anglais de Harold Pinter, John Osborne, Arnold Wesker et John Arden, plutôt que vers le théâtre de l’absurde de Beckett. Ce n’est que vers les années Soixante, notamment grâce aux réflexions du Gruppo 63 sur la question des relations entre le théâtre et la littérature, que la figure du metteur en scène en tant qu’auteur théâtral est revendiquée fermement et que les nouveaux paradigmes de l’écriture scénique sont élaborés et mûris. Certaines des pièces clés du théâtre de Dario Fo correspondent à cette période : par exemple, Mistero Buffo (1969) et Morte accidentale di un anarchico (1970). Fo y explore des problématiques liées à l’oralité et à l’improvisation. Et de son côté, la critique italienne a fixé le Congrès d’Ivrea en 1967 comme la date clé du Nuovo Teatro.
Organisé du 9 au 12 juin, ce congrès a été pensé comme une rencontre entre artistes et critiques de théâtre pour jeter les bases d’une scène qui commençait déjà à germer à travers l’œuvre de Carmelo Bene et sous l’influence d’autres groupes étrangers en Italie comme le Living Theatre, ou de metteurs en scène comme Peter Brook, Jerzy Grotowski ou Tadeusz Kantor. Selon les mots d’Oliviero Ponte di Pino, le congrès « fu piuttosto un’occasione d’incontro e visibilità per un’area marginale, ma ampia e vivace9 ».
Présenté à cette occasion, le manifeste intitulé « Elementi di discussione per un convegno sul Nuovo Teatro » et signé par des critiques tels que Giuseppe Bartolucci, Ettore Capriolo, Edoardo Fadini et Franco Quadri jetait les bases d’une novlangue plus adaptée au nouveau phénomène théâtral (théâtre-laboratoire, espace scénique, espace sonore, théâtre collectif, etc.), présentait une analyse des mécanismes de production artistique, et proposait d’autres alternatives à ce que l’on appelle les Teatri Stabili10 en termes de structures organisationnelles, capables de générer un nouveau public.
C’est ainsi que la décennie suivante voit naître un grand nombre de circuits théâtraux alternatifs aux institutionnels comme le Terzo teatro, dont la référence était l’Odin Teatret d’Eugenio Barba, pourtant fondé au Danemark. Parallèlement au manifeste du congrès d’Ivrea, un autre manifeste a obtenu une répercussion immédiate : « Arte povera » de Germano Celant, publié en 1967 à Gênes, soit un an avant la publication de l’essai de Jerzy Grotowski, Vers un théâtre pauvre11. Celant y décrit un nouveau champ artistique qui oscille entre les arts plastiques et le théâtre, et dont l’objectif est « ridurre ai minimi termini, nell’impoverire i segni, per ridurre ai loro archetipi 12 ». Il s’agit d’éviter toute tentative de commercialisation de l’œuvre d’art, aussi celle-ci n’est-elle plus conçue comme un objet artistique, l’attention se déplaçant vers une réflexion esthétique sur sa matérialité et ses procédés de fabrication. Le manifeste de Celant a été interprété comme signe de l’effondrement de l’artifice théâtral face à la réalité. Des années plus tôt, en 1959, le sociologue canado-américain Erving Goffman publiait The Presentation of Self in Everyday Life, un texte dans lequel il prend le théâtre comme modèle pour comprendre la vie sociale, l’individu étant dès lors conçu comme acteur et dramaturge de sa propre vie quotidienne, travaillant à développer une politique de l’expérience.
Le théâtre-monde sera le modèle de travail de Judith Malina et Julian Beck avec le Living Theatre, dont l’influence sur la scène italienne des années Soixante-dix a nourri un type de théâtre qui a favorisé l’action (présentation) sur la représentation et a déserté les espaces théâtraux conventionnels. Ce seront les premières années de ce phénomène du théâtre hors les murs. Parmi les groupes ou créateurs qui, au cours des années 1970, se sont distingués par cette mutation vers des contextes non théâtraux citons, entre autres, Loredana Perissinotto e Assemblea Teatro, Remo Rostagno, Auro Franzoni, Guiliano Scabia, Franco Passatore, Ricardo Dalisi, Collettivo Giocosfera, Spaziozero, Teatro Gioco Vita.
Post-avant-garde, postmodernité, posthumes
Vers la fin des années Soixante-dix, au plus fort des mutations de la scène théâtrale, Giuseppe Bartolucci proclame la naissance de la post-avant-garde13, et il y inclut les compagnies Carrozzone, Simone Carella et Gaia Scienza. Cette liste, comme le précisent Gabriella Giannachi et Nick Kaye (2002), s’élargit à d’autres compagnies comme Socìetas Raffaello Sanzio ou Mario Martone avec Falso Movimento, qui ont commencé à faire du théâtre au début des années Quatre-vingt.
Le théâtre des années Soixante et du début des années Soixante-dix a servi de base pour établir les principales caractéristiques de la post-avant-garde. Cependant, alors que l’avant-garde des années Soixante abordait l’œuvre classique moderne sur le mode transgressif en déconstruisant le canon dramatique traditionnel, la post-avant-garde trouvait son point de départ dans « une contamination des caractères propres à l’événement théâtral lui-même » – « found its early points of departure in a contamination of the very terms of the theatrical event itself14 » –, cette « contamination » commençant par une réduction ou une minimisation de l’événement théâtral. Ce sont les débuts de ce que Giuseppe Bartolucci et Lorenzo Mango (1980) appellent la « scène analytique » du théâtre post-avant-gardiste15. Pour Valentina Valentini, la post-avant-garde se caractérise par un rejet du « produit-spectacle », entraînant de ce fait un rejet des dispositifs conventionnels de production et d’organisation, ainsi qu’un déni de la dyade acteur/personnage16. Le théâtre post-avant-gardiste en Italie proposait un programme qui privilégiait le caractère performatif de la pièce : juste « des études, des tests, rien de terminé, des objets qui changent selon l’espace qu’ils occupent17 ».
Il ne faut pas oublier que la post-avant-garde théâtrale coïncide avec la crise de la modernité et la mise en place de la pensée postmoderne. Des concepts tels que la dialectique, le conflit, l’antagonisme, l’utopie, la révolution et la subversion, qui fonctionnaient comme des outils conceptuels pour les avant-gardes des années Soixante, ont été délaissés et remplacés par la catastrophe, l’ironie, la fin de l’histoire et du progrès, l’irrationalité, la dissolution de l’articulation sujet et objet, le nomadisme, la perte de centre ou le simulacre. Tous ces termes viennent constituer le nouveau répertoire conceptuel artistique de ces années18. Nous avons affaire à une nouvelle esthétique comme le signale Valentina Valentini : « il sentimento della fine, vissuto come lutto non risarcibile e provocato dalla sconfitta delle rivoluzioni, trovava nel pensiero posmoderno una sorta di risignificazione e inversione di senso19 ».
Parmi les troupes théâtrales dont les travaux se distinguent par cette esthétique postmoderne, citons Magazzini Criminali dans sa deuxième étape. La compagnie privilégia les lieux de rassemblement de masse comme les stades de football (Verso lo zero, 1980) ou l’utilisation de la science-fiction, qui servit de matériau pour la création d’atmosphères et d’images complètement décontextualisées (Crollo nervoso, 1980). Elle expérimenta le mélange de médias et de genres – le cinéma, la télévision, la publicité, le sport, la bande dessinée, la musique, la fantaisie – dans les différents formats : concerts en direct (Last concert palaroid, 1976 à Rome ou Zone Calde, 1981 à Bologne) ; production de disques sous le nom de « Magazzini Criminali Music » (Crollo nervoso, 1980 ; Notte senza fine (1983), dont le principal intérêt était la musique d’ambiance et l’appropriation de pièces musicales existantes. Par ailleurs, la troupe publia une revue qui prit le nom du groupe – Il Carrozone, pour le premier numéro, puis Magazzini Criminali– et servit la stratégie de communication du groupe. Le travail de compagnies comme celle-ci mit en évidence les relations entre l’art et la culture de masse, élément central de la nouvelle esthétique postmoderne.
Gabriella Giannachi et Nick Kaye (2002) signalent cependant que la post-avant-garde italienne de la fin du siècle dernier a pris ses distances à l’égard de cette esthétique postmoderne pour re-signifier la scène et trouver ses propres références historiques et culturelles. Le théâtre post-avant-gardiste s’éloigne ainsi de l’appropriation culturelle, pratique traditionnelle de la scène postmoderne orientée vers la société de masse, pour proposer de nouvelles formes d’appropriation.
Une autre date clé dans l’histoire de la critique du Nuovo Teatro en Italie a été le congrès Le forze in campo qui s’est tenu à Modène en 1986. La plupart des participants y ont reconnu la nécessité pour le théâtre de se dégager de l’esthétique postmoderne du spectaculaire, trop liée aux médias de masse, et d’adopter de nouvelles stratégies20. Il s’agirait dès lors de concevoir le spectacle comme une œuvre aspirant à son intégrité sans renoncer pour autant à l’esthétique de la fragmentation, apport majeur de la postmodernité. Ce qui conduirait à récupérer l’art de raconter, mais au moyen de nouvelles formes narratives. Toutes les personnes présentes au congrès ont reconnu que la dimension analytique du Nuovo Teatro (Giuseppe Bartolucci et Lorenzo Mango, 1980) et la spectacularité postmoderne étaient désormais dépassées, et, qu’en conséquence, il fallait se confronter à la complexité de l’écriture scénique, qui implique le texte littéraire et le travail de l’acteur. C’est ainsi, par exemple, que la nouvelle dramaturgie scénique va aller chercher ses outils du côté du langage de l’enfance : l’onomatopée, les sons des animaux et tout un répertoire sonore-textuel-phonique de représentation enfantine du monde. La post-avant-garde ne rejette pas la tradition, elle veut plutôt se la (ré)approprier par une “re-signification”. Elle retourne au texte classique à travers d’autres formats narratifs, ce sera sa marque, aussi imperceptible soit-elle, et surtout le point de départ de son esthétique et de ses expérimentations :
It is in this context, too, that the post-avant-garde returns, in the course of its development, to re- approach ‘classical’ texts (…) It is finally in this combination of radical formal experimentation and engagement with the historical and cultural legacies in which it acts that the post-avant-garde’s character is defined21.
Les spectacles du milieu et de la fin des années quatre-vingt, tels que Ganet a Tangeri (1984), Ritratto dell’autore giovane (1985) et Vita immaginaria di Paolo Uccello (1985) de Magazzini, Il labro d’anime (1985) de Giorgio Barberio Corsetti, ou encore Lo spazio della quiete (1984), Le radici dell’amore (1985) et Atlante dei misteri dolorosi (1986) du Teatro Valdoca, Philoctetes 1987 (1987)de Mario Martone, Alla bellezza tanto anticha (1987), La discesa di Inanna (1989), Gilgamesh (1990) et Iside e Osiride (1990) de la Socìetas Raffaello Sanzio, accueillent ces nouvelles transformations de la scène post-moderne. Tous ces spectacles se caractérisent par une préoccupation permanente concernant les limites de la représentation. Ces préoccupations s’étendent également à la scène des années 1990 et ont nourri d’autres groupes nés au cours de cette dernière décennie du XXIe siècle.
Les années Quatre-vingt-dix ont été également témoins du tournant social22 qui modifia le paradigme du spectateur. Par exemple, la compagnie Studio Azurro, avec des pièces comme Coro (1995) ou Tavoli (1995), eurent recours au dispositif et à l’espace du site specific comme le plus à même de créer une nouvelle configuration des relations entre temps, espace et spectateurs. Au cours des années Quatre-vingt-dix, de nouveaux groupes sont apparus : Fanny & Alexander, Masque Teatro, Motus, Accademia degli Artefatti ou Teatrino Clandestino. Tout en s’inscrivant dans le sillage des compagnies déjà bien établies, ils refusent de s’inscrire dans un mouvement, esthétique ou idéologique, déterminé. Des critiques comme Valentina Valentini ont cependant souligné une série de traits communs : « una propensione all’autoriflessione, il rifiuto dell’eredità dei maestri, l’uso del banale e del trash, della TV, l’horror, l’esaltazione delle pratiche basse, Luther Blisset e l’anonimato, il rifiuto dell’autore, i raves parties23 ». Pour sa part, Massimo Marino leur a reconnu un autre point commun : leur capacité à expérimenter les formes théâtrales les plus diverses et éclectiques : « contaminato con le arti visive, basato sugli estremi del corpo e della poesia, vicino alla performance e suggestionato da universi digitali e cyborg24 ».
Dans un manifeste de 1996, Motus, l’un des plus représentatifs parmi les groupes nés après les années post-avant-gardistes, revendiquait le rôle central de la tradition et de l’héritage récent du passé, le recyclage continu, et rejetait l’esthétique postmoderne en ces termes :
Qui si sta immersi in una condizione di continui trapassi inconsapevoli, a-direzionali, che scolpiscono i nostri processi percettivi e creativi, così come sono stati impressi dai cartoon giapponesi e dai documentari dysneyani, noi, prima generazione cresciuta a tv di stato e spot pubblicitari, adolescenti nei magnifici anni Ottanta, per le mode degli anni della contestazione, del teatro italiano che esce dai binari della drammaturgia classica, che si infiamma per le nuove artificialità e si avventura sulle superfici plastiche delle scritture sceniche... tutto poi riassorbito, sedimentato, narcotizzato, ma pur sempre presente... e allora come si può continuare a tenere fuori dal teatro questo magma pulsante di sollecitazioni!25.
« Quelle place pour cette voie ? », interrogeait le Manifeste. Pour cette nouvelle génération, une génération posthume, rien n’est nouveau et tout est nouveau en même temps. Face à la centralité, ils défendent la périphérie et la marginalité. Contre la dyade acteur/personnage, ils exaltent le corps, un corps disséminé sous l’effet du virtuel, qui dépasse les limites physiques.
Le théâtre de la fin du millénaire incarne la volonté de régénérer et de refondre la scène, en orientant son regard vers l’avenir – à travers les nouvelles technologies –, mais en même temps vers le passé, vers la scène « pré-théâtral ». Valentina Valentini a résumé les aspirations de ce théâtre en ces termes : « superare le prescrizioni dell’estetica posmoderna e […] segnare un territorio in cui […] si potesse volgere lo sguardo in molteplici direzioni; anche all’indietro, verso una tradizione da riscoprire, come a sentimenti e emozioni da reintegrare, solcando la medietà dell’essere transitori, sincretici e revisionisti26 ».
Le théâtre du nouveau millénaire
« Stiamo vivendo un’epoca post-teatrale. Quella che segue, non è una nuova ondata di teatro, ma qualcosa che prenderà il suo posto »
(Jerzy Grotowski, 1989)
Avec l’arrivée du nouveau millénaire, la critique théâtrale a inventé d’innombrables étiquettes pour définir le théâtre de ces jeunes compagnies nées à partir des années 2000 : de Generazione T27 au Teatro Zero ou Doppiozero28, La Nuova ou Quarta ondanta, Iperscene29 et même Terza avanguardia30, cette dernière me semblant la moins appropriée. En effet, pour Mei (2015) cette appellation met l’accent sur la continuité historique des pratiques théâtrales de ces nouveaux groupes, mais, parler d’avant-garde c’est considérer qu’il y a une réaction spécifique contre un contexte donné. Or là n’est pas la revendication de ces nouveaux groupes. Leur travail reflète plutôt la recherche et le consolidement de formes radicalement liées aux besoins expressifs du moment, de formes propres à la transition culturelle commencée il y a déjà plus d’un siècle. Selon Grotowski, le théâtre performatif du nouveau millénaire « a déjà pris sa place ». La critique et la théorie théâtrale – pas le monde du théâtre pour qui les choses sont claires – se doit à la fois de reconnaître ces pratiques comme propres au théâtre et éviter les étiquettes creuses qui risquent de faire perdre de vue que ce nouvel objet d’étude est à examiner aussi dans son rapport au canon traditionnel.
Cependant, au-delà des étiquettes et de leur efficacité ou non, ces nouvelles formations théâtrales partagent une série de traits qui les placent sur une trajectoire à la fois de continuité et de discontinuité par rapport aux générations précédentes. Tout d’abord, elles refusent fermement de se considérer comme une génération, préférant mettre plutôt l’accent sur une multiplicité et une variété poétique, esthétique et matérielle. Elles accentuent de ce fait un sentiment d’orphelin ou, plus exactement, pour reprendre le néologisme italien, de bastardaggine. En d’autres termes, il n’y a pas de rejet direct d’une « paternité », mais plutôt la reconnaissance d’un système plus large et plus complexe d’affiliations et d’identités qui n’inclut pas un maître ou une icône spécifique qu’il faudrait suivre, mais plutôt un conglomérat de « parents » appartenant à différentes disciplines, fondamentalement extra-théâtrales :
Più che di orfananza parlerei di bastardaggine.[…] Nel nostro caso, avendo a disposizione più riferimenti, l’esperienza che si cerca di mettere in campo non fa capo soltanto a quello che ha realizzato quindici anni fa un determinato regista. Il nostro riferimento è quello che è successo nella performance, nel cinema, nella fotografia e in tutti i linguaggi che a noi sono accessibili. Questo rende il tutto più complicato, perché in realtà qualcuno ha sempre fatto prima di te quel che tu vuoi fare ed è difficile usare l’aggettivo ‘nuovo’. Portiamo avanti, tuttavia, una continua rielaborazione di cosa è successo e cosa potrebbe succedere in un altro campo, usando degli strumenti e delle domande che si sono aperte e non necessariamente chiuse 31.
Ainsi, pour reprendre les analyses de Mauro Petruzziello (2014), nous n’avons pas affaire à un phénomène qui naît de la nécessité de rompre avec les anciens codes théâtraux, ou de restaurer un « degré zéro » du théâtre ; les compagnies partent d’un point de départ, d’un fait, d’un « code génétique » et leurs membres sont issus de disciplines différentes32. Ce « code génétique » fait d’eux, précisément, des enfants de leur temps. Ils sont pleinement conscients des codes variés qu’ils manipulent et qu’ils se gardent bien d’organiser hiérarchiquement. Le théâtre pour eux se présente donc comme un moyen d’expression capable de synthétiser les différentes formes artistiques dont il est issu : depuis les arts plastiques, les arts visuels, le cinéma ou la musique, jusqu’à l’ingénierie informatique ou l’architecture.
Cette vision renouvelée de l’ensemble fait que les nouveaux artistes préfèrent parler de « concept » ou « d’idée » plutôt que de « mise en scène ». De cette manière, chaque code utilisé sur scène contient sa propre dramaturgie interne qui, à son tour, fait partie de la conception ou de l’idéation de la pièce. De même, face à la rupture du couple acteur/personnage qui s’est produite dès le milieu du XXe siècle, ce théâtre thématise le corps de l’acteur et introduit une dimension autoréférentielle, jusqu’à basculer même dans l’autobiographique ; les créateurs du nouveau millénaire préfèrent parler d’une « figure33 », de l’ordre de l’indicible et de l’indécidable, entre le réel et le fictif.
Par ailleurs, contrairement à la plupart des compagnies de la fin du siècle dernier, qui ont bénéficié d’aides institutionnelles substantielles, tant économiques qu’organisationnelles, les nouvelles formations théâtrales sont des enfants de la précarité, notamment au cours de la dernière décennie, années de la généralisation de la crise économique et de son aggravation, marquée pour l’Italie, comme pour les autres pays européens méditerranéens, de coupes sombres dans le domaine culturel. Cette situation les a amenés à reconfigurer leurs formes de production et de gestion artistique, pour la plupart converties en autoproduction ou en production interceptant des fonds occasionnels ne permettant pas de planification à long terme. Cela a eu aussi un impact sur leurs pratiques artistiques, remodelées par ce contexte précaire. Peut-être l’une des formules qui tient le mieux compte à la fois du projet artistique – mettre l’accent sur le caractère performatif – et de la réalité économique est-elle le « projet » tel que défini dans la citation suivante de Valentina Valentini :
Il progetto, e non lo spettacolo, diventa il contesto cui ricondurre una operatività che adotta il formato “studio”, il formato “trilogia” e insieme la performance, l’installazione, la produzione musicale, il DJ-set, le installazioni trans mediali, quelle site-specific, il video; inventi che possono anche prescindere dal confluire nello spettacolo, oppure essere il risultato dello spettacolo34.
Parmi les nouveaux groupes de la dernière décennie qui ont suivi cette voie les critiques s’accordent pour mentionner les compagnies suivantes : Anagoor, Babilonia Teatri, Città di Ebla, Codice Ivan, CollettivO CineticO, Cosmesi, Dewey Dell, Fiber Parallele, gruppo nanou, Menoventi, Muta Imago, Opera Bianco avec Vincenzo Schino et Marta Bichisao, Orthographe, Pathosformel, Silvia Costa/Plumes Dans La Tête, ricci/forte, Santasangre, Alessandro Sciarroni et Teatro Sotterraneo. Elles apparaissent dans un contexte où les échanges mutuels entre les arts visuels et les arts de la scène se sont désormais pleinement consolidés, le premier devenant un art plus performatif et le second un art plus visuel.
Le croisement des genres et des formats est devenu une pratique ancrée dans les territoires de l’expérimentation. Les différents langages propres à la scène sont exploités et rassemblés, au point que le texte dramatique a été remplacé par le travail sur la scène – ou une « cura della visione » – à travers une dramaturgie de l’espace, de la lumière, du son et de la présence d’un acteur qui nous est présentée comme un signe parmi les autres signes.