Théâtre universitaire et violence : motivations, modalités et limites

Témoignages à partir d’un corpus italien

Résumés

Pourquoi et comment mettre en scène la violence ? Quelles sont les motivations artistiques et idéologiques, quelles en sont les modalités et jusqu’où s’accorde-t-on une légitimité de montrer la violence sur le plateau ? Ici le thème de la violence est traité par le filtre de la dramaturgie italienne contemporaine, à travers un panorama de pièces sélectionnées, dont certaines sont éditées par la collection « Nouvelles Scènes-italien » des PUM de Toulouse.

Perché e come mettere in scena la violenza? Quali sono le motivazioni artistiche e ideologiche, quali le modalità e che legittimità ci si concede nel far salire la violenza sul palcoscenico? Qui il tema della violenza è trattato attraverso il filtro della drammaturgia italiana contemporanea tramite un panorama di pièces selezionate, alcune pubblicate nella collana « Nouvelles Scènes-italien » delle PUM di Toulouse.

Plan

Texte

p. 31-56

L’Université de Lyon 3, pour la deuxième édition du Festival international de théâtre étudiant « Meraki », a choisi le thème de la violence au théâtre. C’est à l’occasion de cette manifestation, que sont nées ces pages1 qui ouvrent une réflexion personnelle sur la gestion du thème de la violence dans le cadre d’ateliers et spectacles de théâtre universitaires. Si la spécificité du théâtre universitaire est l’amateurisme des participants, étudiantes et étudiants sans expérience et souvent sans velléités de professionnalisation dans le monde artistique, il ne faut pas oublier néanmoins que leur implication est spontanée, vivante, curieuse. Celles et ceux qui « font du théâtre » à l’université, le font souvent pour des raisons très différentes et plus ou moins conscientes : pour le plaisir, pour leur formation, pour l’apprentissage d’une langue, pour surmonter leur timidité... Cependant, ils ne vivront une vraie expérience collective, culturelle et personnelle que si l’atelier théâtral leur offre une matière artistique authentique, sans finalités autres que l’ambition de porter sur scène une parole, des personnages, des histoires. Des histoires qui sont souvent choisies pour leur engagement, leur regard sur la société où ces mêmes étudiants et étudiantes évoluent et mûrissent. Une thématique comme celle de la « violence » ne peut donc qu’avoir une résonance forte dans les textes et les dramaturgies que le théâtre étudiant peut proposer.

Au festival de Cannes 2023, Nanni Moretti a présenté son dernier film, Il sole dell’avvenire (sorti en France avec le titre Vers un avenir radieux). Moretti y interprète − en reprenant une obsession personnelle déjà illustrée dans nombre de ses films − un réalisateur en proie aux doutes et aux questionnements sur le cinéma, la vie, la politique. Dans une scène hilarante (pour ceux et celles qui apprécient son cinéma et sa posture décalée) il interrompt le tournage d’un film de genre (policier trash) et il « prend en otage » pendant toute une nuit l’équipe du film, car il est dérangé par la scène finale qui représente une exécution sommaire. C’est l’occasion pour lui de parler de la violence à l’écran : pourquoi mettre en scène la violence ? Il téléphone à des personnalités telles que l’architecte Renzo Piano, le réalisateur Martin Scorsese pour les interroger sur la violence au cinéma. Mais la vraie question de Nanni Moretti est surtout stylistique : pourquoi représenter la violence par une scène si banale, si attendue comme celle d’une exécution directe ? Qu’est-ce qu’elle apporte de plus, en quoi serait-elle artistique par rapport à la violence enracinée dans notre société, celle qu’on voit tous les jours ? Pourquoi donc il serait utile de représenter la violence de manière à solliciter une forme de voyeurisme (fût-il cathartique ou pas) qui aurait comme seule finalité la vision d’une action humaine qu’on voudrait exécrable et à bannir ? En d’autres mots : si on représente la violence dans une œuvre artistique, ne faudrait-il pas qu’elle soit force de réflexion et porteuse, sinon d’un message, au moins d’une pensée sur l’humain ?

Il semble que les questionnements de Nanni Moretti puissent s’appliquer aussi, sans problèmes, à la forme artistique qu’est le théâtre.

1. Finalités, modalités et légitimité : la violence sur scène

Patrick Primavesi, professeur en Études théâtrales à l’Université de Leipzig, dans son essai « Gewalt der Darstellung: Zur Inszenierung antiker Tragödien im (post)modernen Theater »2 (2006) qui traite de la violence et de l’esthétique dans le théâtre de la Grèce antique et le théâtre post-moderne, distingue entre représentation de la violence et violence dans la représentation. En effet, si le thème que nous abordons ici est la violence au théâtre, il est évident que ce terme peut être interprété de manière très large : violence comme thématique de la pièce ? Violence à l’intérieur de la pièce ? Violence hors de la pièce ? Toutes ces acceptions ne sont pas étanches, bien évidemment. Le choix thématique entraîne une mise en scène adaptée, qui va d’ailleurs impliquer le spectateur, en débordant de la scène vers la salle.

Selon Primavesi, la représentation de la violence aujourd’hui répond aux exigences d’un voyeurisme quotidien et exaspéré, notamment à cause des images véhiculées par les médias (on pense notamment aux faits divers dans les journaux télévisés) et les réseaux sociaux. La vision de cette violence est source d’horreur et de plaisir, une forme de sublime qui se consomme de manière individuelle et dans l’ombre de la salle. Cela pourrait concerner plus en particulier le cinéma. La violence dans la représentation serait en revanche propre au théâtre car elle se fonde sur la présence des acteurs et du public au même moment et dans le même lieu. Le public ne peut rester simple spectateur, mais il est sollicité à participer (émotionnellement, mais aussi physiquement dans certaines mises en scène performatives), de manière ponctuelle et transitoire. Cela rejoint, en fait, le paradoxe de la mimésis aristotélicienne qui veut que l’on prenne plaisir à la représentation de choses qui, dans la réalité, inspireraient le dégoût.

Il faut d’autre part rappeler que la « violence » peut ne pas être un acte, une action. Il n’y a pas de besoin d’actions cruelles, sanglantes ou physiques sur le plateau pour engendrer la violence. Elle peut se réaliser à travers la parole ou dans la suggestion d’un acte à venir, dans la tension créée par la situation présente. On parlera alors d’atmosphère violente, mais la tension émotionnelle présente ne sera pas moins forte pour impliquer le spectateur. Cette violence fait levier sur la capacité d’imagination du public qui se projette dans cet acte violent soutiré du regard. Il me semble, à vrai dire, que cette tension est un des éléments les plus importants quand on parle de violence au théâtre. Il serait étrange, voire déstabilisant, voire inutile, si la représentation ne pouvait pas engendrer et transmettre un état d’âme. Car c’est là – et non dans la pure présentation d’un acte – que le théâtre trouve son sens. En italien le verbe coinvolgere, impliquer, est formé de con- et involgere, qui signifie « envelopper entièrement » : il s’agit donc d’envelopper avec, d’impliquer le public dans un partage total d’émotions.

C’est d’ailleurs un problème épineux que celui de la violence sur le plateau. La tragédie grecque ne représentait que rarement l’acte violent sur scène et Horace, lui, conseillait de ne pas représenter l’infanticide de Médée. Comme nous le rappelle François Lecercle dans son article « La violence de la représentation »3, le théâtre classique français l’interdisait, tout en reconnaissant que la tragédie répondait au « goût du public pour les émotions fortes et l’horreur spectaculaire ». Mais selon Lecercle : « Ce refus n’est pas lié à des motivations morales, mais à la méfiance envers la réalisation scénique, qui présente des risques de trahison et de dérapage »4. Beaucoup de scènes violentes − meurtres, suicides, tortures − se passent donc dans les coulisses et ne sont qu’annoncées sur la scène. Voilà que le problème éthique devient (et continue de l’être pour une certaine forme de théâtre) un problème esthétique.

Le théâtre contemporain, de son côté, s’autorise à mélanger les formes, suggérer ou hurler la violence devant le spectateur. On a plusieurs fois assisté à des spectacles qui ont touché et dérangé le spectateur au point de le pousser à quitter la salle. Je me souviens d’un spectacle de Romeo Castellucci, dramaturge et metteur en scène italien connu pour ses spectacles particulièrement violents et tendus : Genesi, proposé au TNT de Toulouse il y a une vingtaine d’années5, avait soulevé une vague de protestations chez un public qui avait bruyamment quitté la salle. Genesi proposait en effet une réflexion sur la naissance de la violence, à travers trois tableaux s’inspirant de la découverte de la radioactivité par Marie Curie, de l’extermination des Juifs à Auschwitz, et du premier crime de la Bible, le meurtre d’Abel par Caïn.

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Par ailleurs, toujours selon François Lecercle :

Pour ce qui est de son utilisation théâtrale, la violence a deux particularités qui la rendent intéressante. La première est qu’elle pose des problèmes de réalisation : elle lance un défi à la fois au dramaturge et aux praticiens, en les forçant à explorer les limites de ce qu’ils peuvent montrer – au double sens de ce qui est tolérable par le public et de ce qui est faisable par les acteurs et les techniciens. La deuxième est qu’elle pose de manière aiguë la question de l’effet sur le spectateur : en poussant à expérimenter diverses façons de faire réagir le spectateur et de le manipuler, elle apparaît comme un véritable laboratoire cathartique6.

La forme de la violence, donc, thématique au début, est représentée sur la scène dans une communion physique des acteurs et des spectateurs qui va – a fortiori – s’élargir à toute la salle. C’est une violence de situation qui est imposée au public à un moment donné. Que cette violence passe par les genres tragique (avec une certaine fréquence, on assiste dernièrement à un grand succès de la réécriture des tragédies grecques et des mythes antiques7), épique, post-dramatique ou performatif. Peu importe, en réalité, car ce qu’on constate, c’est la volonté – voire, pour certains spectacles, la nécessité – d’atteindre le public et de parler d’une société qui est pénétrée de violence : violence entre civilisations, violence des rapports entre les individus, violence de genre, violence véhiculée par certaines idéologies souverainistes.

L’époque contemporaine, où le seuil de tolérance est plus faible que dans les époques précédentes, qui étaient habituées à une violence quotidienne et qui avaient aussi une autre approche et un autre point de vue, ne tolère plus la violence. L’idée que nous vivons dans une société violente rend la question politique (ou du moins, c’est la question dont s’empare la politique).

On voit donc bien que porter la violence sur la scène d’un théâtre peut s’apparenter à choisir une démarche politique. Qu’est-ce qu’un théâtre politique aujourd’hui ? Loin d’une forme de dramaturgie militante propre aux années 60-70, le théâtre contemporain qui se définit politique ou social (ou en italien aussi « civile ») tente cette opération que Dario Fo définissait par une métaphore : « spalancare i cervelli » (grand-ouvrir les cerveaux), c’est-à-dire faire penser, donner matière à réflexion au public, et donc l’impliquer (coinvolgerlo) dans un discours qui – même à travers des pièces qui paraissent loin du quotidien, comme les tragédies – va illustrer, sur un plateau, à un moment donné, dans un hic et nunc, des situations que le spectateur vit quotidiennement, mais qu’il peut côtoyer sans y prêter attention. Du moment où il assiste à ces situations, il ne peut plus y échapper, il doit non seulement les voir, mais les regarder, les soupeser, les « vivre ».

Il me semble que le théâtre universitaire est le lieu idéal pour cela : qui, mieux que des jeunes étudiants et étudiantes, peut transmettre un message politique sur la société dans laquelle ils et elles évoluent ? Il y a – je trouve – une forme de lucidité, de posture éclairée de la part des jeunes qui peut être une force de réflexion et d’analyse du monde qui nous entoure. Par expérience, je sais que les jeunes qui décident de se lancer dans le théâtre universitaire ont envie de parler de leur société, de leur monde, d’eux, à travers la parole des dramaturges et des personnages.

Si la finalité de représenter la violence sur scène – sous différentes formes et avec des buts différents – peut se résumer à la nécessité de porter une parole politique, de parler de ce que nous vivons à travers un texte dramatique, il est tout aussi important d’esquisser les modalités choisies pour parler de cette violence.

Chaque dramaturge et chaque metteur ou metteuse en scène vont trouver la stratégie pour répondre à cette interrogation : dispositif frontal, destruction du quatrième mur, ton grotesque ou parodique, comique ou sarcastique… les stratégies sont innombrables comme les sensibilités des auteurs et des autrices. Je pense d’ailleurs au potentiel du théâtre dit de narrazione (le théâtre de récit) où le dispositif frontal, sans quatrième mur, dispose de la force du débat, mais aussi du potentiel poétique du conteur. À ce propos, comment ne pas citer un texte contre la guerre comme Milite Ignoto quindici-diciotto / Soldat Inconnu quinze-dix-huit de Mario Perrotta8. Ici, à travers la parole d’un soldat rescapé d’un bombardement dans les tranchées, à travers les sensations, les odeurs, les bruits qu’il raconte dans un métissage de dialectes italiens, le public est plongé directement dans le combat et dans l’injustice de la guerre.

On peut bien sûr décider de mettre en scène la force violente, la tension, les actes et les gestes. On peut charger les acteurs d’incarner cette violence, d’immedesimarsi (un autre terme italien, créé par Dante, qui signifie « devenir le même que l’autre ») dans le personnage, se charger de son histoire et de sa parole.

Il est intéressant d’évoquer à ce propos les spectacles d’Emma Dante qui – par ses obsessions concernant la famille, la sexualité, la mort – a abordé de manière extrêmement violente et directe la situation de personnes confrontées à la pauvreté, à la discrimination (en grande partie sexuelle) et à la lutte quotidienne qu’elles mènent pour l’acceptation de leur différence. Dans sa carrière théâtrale (2001-2023), avec sa propre troupe, la Compagnia Sud Costa occidentale, la dramaturge sicilienne illustre sa poétique à travers un travail d’acteurs fondé sur l’écriture de plateau et une attention particulière au corps. Les entraînements intensifs sont à la base d’une technique qui porte les acteurs et les actrices à bout de force pour enclencher une sorte de réflexe du geste et de la parole, un désespoir qui est la clé de la transmission de la violence. Bien entendu les gestes et les chorégraphies s’accompagnent à la parole, mais – par le choix personnel et revendiqué d’Emma Dante – les échanges verbaux, souvent très répétitifs, saccadés, hurlés, sont en différents dialectes – sicilien, napolitain ou apulien – ce qui exclut une grande partie du public (italien et étranger) de la compréhension sémantique, mais garde sa place à une force phonétique et intuitive fondée sur la violence de la répétition gestuelle.

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On peut prendre comme exemple un des trois textes qui illustrent la violence de genre : Le Pulle. Operetta amorale9. Les Pulle sont les putes : elles vivent la nuit, fardées et travesties, aux prises avec leurs cauchemars et l’espoir d’une vie meilleure. La pièce met en scène des personnages de travestis et de transsexuels dans un milieu populaire et patriarcal, qui rêvent d’un avenir « normal » tout en s’adonnant à la prostitution et en vivant dans l’ombre. Ici, rien n’est épargné aux spectateurs en termes de dureté, de brutalité : de la violence des propos à la violence des corps qui se vendent, à la violence d’histoires de misère et de survie, dans un dialecte brut et grossier. Parfois poupées cassées aux mouvements saccadés et répétitifs, parfois dans une sorte de transe en musique, en utilisant la technique muette du mime et les objets scéniques, les interprètes vont déverser vers la salle leurs histoires et leurs espoirs. Le parti pris d’Emma Dante est de confronter le public à la réalité crue, car le récit de ces vies ne prend sens que dans la vérité de leur situation.

On peut ainsi se questionner sur la légitimité de l’incarnation de la violence sur le plateau, car il s’agit d’une vraie question éthique. La violence représentée est-elle légitime ? Ne risque-t-elle pas de sombrer dans la représentation voyeuriste ou – encore pire – de lancer un message tout aussi violent et contre-productif ?

La compagnie italienne De Florian-Tagliarini, habituée des planches des théâtres français, a poussé encore plus loin la réflexion dans deux de ses spectacles : Reality et Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni10. Le parcours artistique de ce duo s’inscrit d’ailleurs dans la tentative de parler de la réalité, en faisant les comptes avec la distance que l’artiste a par rapport à elle. Dans Reality, l’enjeu principal était le questionnement sur la possibilité par les acteurs de représenter la mort sur scène. C’est ainsi que le spectacle commence, avec des tentatives de la part des deux artistes de trouver le moyen de jouer la mort. Vaste questionnement, car – comme on le sait – tout peut se représenter sur un plateau sauf la mort. Non pas par pudeur ou bienséance (le théâtre contemporain ne se pose plus la question) mais parce que la mort est – dans un théâtre comme celui de la compagnie, performatif et qui a détruit le quatrième mur – le seul acte qui échappe complètement au pacte avec le lecteur. Le questionnement est poussé encore plus loin dans le spectacle Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni. Tiré d’un épisode du roman Le justicier d’Athènes de Petros Markaris (2013) qui met en scène des personnes âgées contraintes par la crise économiques de choisir le suicide (avec des échos avec la sombre actualité italienne), le spectacle – qui a obtenu le prestigieux « Premio UBU 2014 » – se fait porte-parole de la détresse face à la crise et à l’incapacité du théâtre d’en parler de manière légitime. La pièce commence d’ailleurs avec le renoncement de la part de la troupe à mettre en scène le spectacle et se termine par l’effacement des acteurs qui, habillés en noir, se fondent dans le décor et disparaissent :

DARIA Non siamo pronti.
Non è una questione di ritardo, dieci minuti, un problema tecnico…
Pensavamo di non farlo.
(guardano il pubblico)
Non è che non abbiamo lavorato, anzi probabilmente il problema è stato proprio questo: ci siamo persi in un meccanismo mentale fortissimo e (guardando lo spazio) non abbiamo trovato un’azione. Quindi.... 11

On remarquera que, sous-jacente à tout texte analysé, apparaît une macro-thématique : la crise ; crise des valeurs, crise économique, crise migratoire, crise idéologique, crise écologique…

C’est à partir de ces questionnements – possibilité, légitimité, finalité et moyens de représenter la violence des textes et de la société qui les a engendrés, que je voudrais proposer une illustration de cette violence, de cette tension, par une série de textes mis en scène par la compagnie universitaire « I Chiassosi » de l’Université Toulouse-Jean Jaurès et édités dans la collection « Nouvelles Scènes-italien » des Presses Universitaires du Midi (PUM). Et je voudrais le faire en deux temps : en illustrant des textes par le fil rouge « du geste à la parole », pour ensuite renverser le point de vue « de la parole au geste », et pour enfin conclure par « secouer les esprits ».

Bien que les deux formes de violences, gestuelle et verbale, soient étroitement liées, il me semble que l’acte violent sur scène est quand même un élément central, au point qu’il peut devenir un élément discriminatoire dans le choix de la pièce (jouer la violence n’est en effet pas un acte anodin, cela reste un acte difficile, en termes de jeu et en termes éthiques). Il peut précéder la parole ou en être la conclusion matérielle.

2. Du geste à la parole.

En 2022, la troupe étudiante en langue italienne de l’université Jean Jaurès a choisi de mettre en scène deux textes brefs, des « corti teatrali »12 qui n’avaient apparemment rien en commun, ou presque. Tout d’abord leur genèse, car les deux textes ont été présentés et primés pendant la première édition de l’appel à texte « Mezz’ore d’autore » de la Fondazione Teatro 2 de Parme, créé pendant la fermeture des théâtres due à la pandémie. Ensuite, leur posture vis-à-vis de la société. Et enfin, un geste commun, un léger acte de violence. En effet, au tournant de chacun des deux textes… on assiste à une gifle. Un geste assumé qui crée une pause dans l’action dramatique, un temps suspendu qui attire l’attention des spectateurs. Dans un cas, elle va marquer le début du déroulement de l’action, dans l’autre, elle va le clore. Il s’agit dans les deux cas d’une petite révolution qui, en frappant un personnage, se propage dans la salle.

Le premier texte, Focus Group, de Marco Di Stefano13, plonge le spectateur dans le monde du marketing et de ses dérives, où tout peut être objet d’enquête – même l’être humain et sa dignité – pourvu qu’à la fin on atteigne les objectifs et qu’on vende un produit. Carlo, trentenaire à la recherche d’un travail, mais surtout à la recherche de reconnaissance sociale, effectue un essai comme modérateur d’un focus group sur un produit dont il ignore la nature. Dans une agence à l’ambiance glaciale il est reçu par une femme qui semble vouloir lui donner une leçon de vie. Chaque action accomplie dans ce monde tient d’un combat : la métaphore de la guerre régit cet univers que – dans le projet étudiant lié à cette publication – le metteur en scène a imaginé en noir et blanc : pas de nuances, pas de demi-mesure14.

Secrétaire : Ne vous inquiétez pas. De toute façon, à la fin de la soirée, vous aurez compris une fois pour toute.
Carlo : Quoi ?
Secrétaire : Si ce travail est fait pour vous. Ici il n’y a pas de demi-mesure. Ou on est un génie ou est un looser.
[…]
Carlo : Je ne comprends pas.
Secrétaire : Ce n’est pas une question de points. C’est une question de nerfs, de tripes, de couilles au cul, bien dures, vous comprenez ?
Carlo reste en silence.
Secrétaire : Ici, c’est la guerre.

Carlo se fera dorénavant mettre à nu, réprimander, humilier, dans un crescendo qui atteindra son climax avec une gifle.

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Elle fera cesser le jeu cruel auquel s’est adonnée la Secrétaire :

Carlo : Mais je fais comment ?...
Secrétaire : Vous ouvrez le dossier bien sagement et vous lisez ce que je vous ai préparé.
Carlo : Mais le temps est trop court.
Secrétaire : Si vous vouliez du temps au travail, vous auriez dû choisir la fonction publique.
Carlo : Vous ne comprenez pas.
Secrétaire : Répétez.
Carlo : Quoi ?
Secrétaire : Que je ne comprends pas.
Carlo : Mais non, je ne voulais pas vous vexer.
Secrétaire : Répétez-le.
Carlo : C’était un malentendu.
Secrétaire : Répétez-le.
Carlo : Vous… ne comprenez pas…
La secrétaire frappe Carlo au visage.
Secrétaire : Bien. Maintenant, on peut continuer.

La gifle représente au premier degré un geste d’autorité. Elle sanctionne un manque de respect : dans les faits, le protagoniste se trouve dans une position d’infériorité, par ignorance de la situation et des objectifs. Mais ici, la gifle est surtout une punition vis-à-vis du manque de savoir-vivre de ce novice. Un savoir-vivre qui reflète la mentalité de l’entreprise, un mélange de cynisme, d’absence de scrupules au nom des lois du marketing.

Retournement de situation dans la deuxième partie du texte. C’est Carlo maintenant qui mène le groupe. Investi de sa nouvelle mission, il se libère de ses réticences et s’affranchit de sa morale, et finit ainsi par tenir les ficelles d’un jeu subtil et pervers pour amener les participants à la découverte du produit mystère : « Le kit du suicide parfait ». L’annonce du produit est le début de la fin : elle est la claque symbolique aux personnages et au public, qui détermine le démarrage d’un crescendo de tension qui les accompagnera jusqu’à la fin de la pièce. Carlo va dévoiler, devant les autres, les secrets les plus intimes des personnages, à la recherche du cobaye parfait pour son produit : et il va regarder, satisfait et cruel, l’affrontement verbal des trois victimes, la stratégie à la base de toute concurrence mercantile faite d’humiliation, de concurrence et de violence. La tension créée par la violence verbale va atteindre un paroxysme qui se termine seulement avec la chute finale (la mort par suicide d’un des personnages).

Dans notre expérience de spectacles étudiants, nous avons été confrontés, à plusieurs reprises, à des textes mettant en scène des moyens de perpétrer la violence. La mort sur scène a pris différents aspects : la défénestration – comme antidote à la crise économique et existentielle (dans Fuorigioco de Lisa Nur Sultan), le poison – comme « solution » marketing au mal de vivre dans Focus group, mais aussi comme arme d’élimination idéologique (dans Quadri di una rivoluzione de Tino Caspanello) –, les armes blanches, comme moyen de défense (dans In nome del popolo italiano de Matteo Bacchini) ou les armes à feu (dans Allarmi ! d’Emanuele Aldrovandi ou Pour le bien de tous de Francesco Randazzo). Ces dernières, lorsqu’elles interviennent dans un spectacle, sont souvent le cauchemar des techniciens de plateau : les tirs à blanc ne fonctionnent pas toujours comme il faut, les armes grippent… Et parfois l’effet escompté n’arrive pas au bon moment et fait passer le public de l’horreur au rire !

Mais, au-delà de l’objet lui-même, c’est sa signification qui compte. Bien que le public soit habitué à voir des armes au cinéma ou à la télévision, les armes au théâtre sont toujours plus… vivantes et effrayantes. Avec le son, l’odeur parfois, l’acte qu’elles présupposent…, elles sont porteuses d’une symbolique forte, celle du choix de la vie et de la mort, celle de la chute d’un personnage/acteur sur la scène. Et cela renvoie par conséquent au questionnement éthique que nous avons vu plus haut.

Les textes cités, où nous avons dû affronter le problème de la violence armée, concernent tous la thématique de la montée d’idéologies souverainistes et populistes qui trouvent leurs racines dans le fascisme historique. Depuis sa création, le fascisme a eu une prédilection pour les méthodes violentes et directes : l’autoritarisme des dictatures se décline aujourd’hui en programmes pseudo-démocratiques, mais les deux facettes du fascisme ont en commun la division de la société et la remise en question des droits des individus. La vague d’extrême droite (qui touche toute l’Europe et qui revient de manière cyclique) se confronte à la situation de la crise économique et migratoire de notre monde : face aux déplacements de population on érige des murs, on marque des frontières, on bannit et on choisit. Et on sort les armes.

En 2018 la compagnie étudiante a monté Allarmi! d’Emanuele Aldrovandi15, à l’époque encore un jeune auteur contemporain peu connu. Pour les italianistes, le titre est assez clair : il évoque à la fois « Alarmes » et « Aux armes ». S’il fait référence à la chanson fasciste « Allarmi siam fascisti, terror dei comunisti ! », il met en garde en même temps contre la montée de l’idéologie fasciste (en Italie et ailleurs…. triste présage). Un groupuscule de néo-fascistes, guidé par leur leader, Victoire, recrute des jeunes pour monter un coup d’État international, tuer le « Président » de l’union européenne et prendre le pouvoir. Il va sans dire que leur projet est voué à l’échec. Mais ils y croient. Et ils égrènent, pendant la période qui précède l’attentat, toute une série de propos l’un plus atroce que l’autre.

L’apparition de la scène armée se prépare, petit à petit tout le long de la pièce. Une pièce scandée par le rythme ternaire : « recrutement, entraînement, attentat », avec trois recrues, Futur, Assaut et Ordre (qui reprennent la devise fasciste « credere, obbedire e combattere »), et avec trois intermèdes. Aldrovandi met ainsi en place une forme rhétorique en crescendo qui débouche sur le climax final. La violence physique, le corps à corps, le combat sont illustrés dans chaque tableau. Dans le premier tableau on assiste à l’entretien d’embauche (échanges verbaux de plus en plus tendus) qui se focalise autour de l’acte violent (le chantage) où Futur doit tirer sur Assaut pour démontrer sa capacité morale à intégrer le groupe. Dans le deuxième tableau, l’entraînement physique menée par Victoire va dévoiler la violence physique d’Assaut qui prône les rondes et le « nettoyage ethnique » dans les rues de la ville. Frapper, donner des coups de massue, utiliser le couteau et la machette… Et voici le discours pour convaincre d’aller chercher des immigrés et les tabasser.

ASSAUT J’ai compris. Viens avec moi.
FUTUR Où ça ?
ASSAUT Au parc : il y a une bande de basanés, ils sont toujours là-bas, à traîner.
FUTUR Et alors ?
ASSAUT Allez, j’ai une batte pour toi aussi.
FUTUR Une batte ? Non, attends...
ASSAUT Je les ai entendus prier : ils sont musulmans.
FUTUR D’accord, mais on ne peut pas frapper comme ça à l’aveugle, juste parce que...
ASSAUT Tu as peur ?
FUTUR Non, mais… et puis à quoi ça sert, excuse-moi ? C’est justement ce genre de geste que l’opinion publique instrumentalise pour nous faire perdre le soutien des modérés.
ASSAUT Qu’elle aille se faire foutre l’opinion publique. Et les modérés aussi.
FUTUR Mais on ne réunira jamais une majorité si...
ASSAUT Va te faire foutre toi aussi, alors. J’y vais tout seul.
FUTUR Non, attends, attends. On peut en parler.
ASSAUT Je te l’ai dit, c’est des musulmans.
FUTUR Et alors ? Peut-être que c’en est justement qui se sont intégrés dans notre culture.
ASSAUT Intégrés dans notre culture ? Donc d’après toi si un arabe commence à parler ta langue, il devient comme toi ? Non, c’est juste un arabe qui parle ta langue. Et si tu dis qu’il s’est déjà « intégré », alors ça veut dire qu’il t’a déjà niqué. La culture, ça n’a rien à voir avec la culture ! La différence, elle est génétique16.

Et le troisième tableau met en scène l’attentat contre le « Président » de l’Union Européenne, qui est mis à nu (littéralement) et menacé par les pistolets du petit groupe d’exaltés révolutionnaires. Victoire tirera sur lui à plusieurs reprises, dans un crescendo grotesque, mais le président – la force institutionnelle − ne veut pas mourir. Ordre est blessé dans le combat avec les forces spéciales, Assaut tire sur Futur, Ordre tire sur Assaut…. Un carnage qui se retourne contre les terroristes, face à l’échec de l’attentat contre le système. Les trois intermèdes, qui scandent la pièce et qui mettent en scène des dialogues philosophiques platoniciens, montrent, eux aussi, la violence et le combat : Démocratie et Point de vue discutent à cheval sur un canon, Érostrate et le psychologue improvisent une séance d’analyse assis sur une guillotine et enfin, Jésus et Ponce Pilate discutaillent autour d’une croix.

La représentation de cette pièce et de certaines scènes a posé pas mal de problèmes à la troupe au moment des répétitions. Pour la scène finale il s’agissait de représenter un conflit avec armes à feu et la mort de trois personnages. Autant dire que tout se révélait compliqué : jouer l’agitation, l’angoisse, les blessures, la mort… Avec des acteurs-étudiants qui – bien que très impliqués dans le projet – étaient embarrassés par le type de jeu et par les propos du texte. La mise en scène a proposé un escamotage facile : le conflit et la mort se feraient dos au public, derrière les gradins, et seraient illustrés par les sons et les bruits. Mais finalement, ceci n’a pas été le plus difficile. Les acteurs et les participants ont surtout été frappés par la tension de la pièce, qui était la vraie arme sur scène. Car, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le climax final n’est pas la concrétisation de la violence physique, mais plutôt de la violence verbale.

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Les questionnements sur le plateau, pendant les répétitions concernaient la manière dont on pouvait ou devait parler des fascistes. Il a été parfois difficile que de reprendre les propos de Victoire sur les règles nécessaires pour la « société de demain ».

VICTOIRE Quand une baignoire fuit, c’est inutile de gaspiller son énergie à éponger l’eau qui coule. Il faut d’abord réparer la baignoire. Et si on ne peut pas la réparer, il faut s’en débarrasser et en trouver une autre. Ce n’est qu’après ça qu’on nettoie l’eau sale qui reste encore par terre. C’est pour cette raison que le 12 mars 2018, je suis entrée à la Fabrique de l’Université-Jean Jaurès de Toulouse17 et j’ai tué le président de l’Union Européenne. Aujourd’hui, pour l’anniversaire de ma dictature, je suis ici venue célébrer ce jour glorieux et vous dire que le renouveau de notre continent est enfin accompli : on a désormais fermé les frontières et expulsé les étrangers sans travail et sans domicile, toutes les religions à l’exception du catholicisme ont été abolies, le chômage est à 0,1% et le trou de la Sécurité sociale est derrière nous, les inégalités entre les riches et les pauvres ont diminué, les banques ont été nationalisées et les spéculateurs ont disparu, la maladie de l’homosexualité a été presque entièrement éradiquée, les prisons sont vides grâce à la peine de mort rétroactive et les trains arrivent toujours à l’heure18.

Difficile surtout de supporter (et faire supporter) les paroles du « Président » de l’Union Européenne qui sert un discours d’une cruauté et d’un cynisme impensables et qui dépassait même le discours des fascistes.

CHEVEUX BLANCS Mais pourquoi ? Pourquoi veux-tu me tuer ? Tu veux finir comme eux ?
VICTOIRE Toi et tes amis, vous avez ruiné l’Europe.
CHEVEUX BLANCS En réalité, moi je trouve qu’elle va très bien.
VICTOIRE Dans vingt ans, ils nous auront envahis et remplacés.
CHEVEUX BLANCS Mais qui ? Les djihadistes ? Mais alors tu n’as rien compris. Nous les laissons faire, c’est vrai, mais tout cela est intentionnel…
VICTOIRE Stop. Je n’en peux plus de t’entendre parler.
Victoire tire une balle dans la tête de Cheveux Blancs.
CHEVEUX BLANCS Tout cela est intentionnel. Nous leur donnons l’impression qu’ils peuvent gagner, et c’est justement pour ça qu’ils ne pourront pas gagner. Parce qu’il n’y aura plus aucune guerre. (Victoire tire) Oui, je sais, c’est difficile à imaginer, toi à présent tu vois tout ce qui se passe au Moyen Orient, tu vois les attentats ici chez nous et tu as l’impression que ça ne finira jamais. Pourtant ça finira. Parce que nous, au lieu de les combattre, nous allons leur donner une légitimité. (Victoire tire) Nous allons les intégrer, pas seulement ceux qui veulent déjà s’intégrer, mais même ceux qui veulent nous détruire. (Victoire tire) Nous dirons qu’ils ont raison de faire des attentats, nous les adulerons, nous les ferons devenir des révolutionnaires « admirés », peut-être même qu’on en fera des artistes. Comme ça au moins, nous aurons une excuse pour nous débarrasser des nôtres.
Victoire tire tous les coups qui lui sont restés.
VICTOIRE Tu vas mourir ou non ?
Cheveux Blancs tombe et reste à terre un moment, mais ensuite il se relève.
CHEVEUX BLANCS Le djihad, pour les nouvelles générations, sera un souvenir historique. Elles le célébreront dans les écoles et feront des pèlerinages aux minarets que nous leur aurons laissé construire. Et quand ils prendront un café dans un bar ou qu’ils achèteront un t-shirt commémoratif confectionné dans une de nos usines… ils ne s’en rendront pas compte, mais nous, nous saurons que nous avons gagné. (Victoire sort un couteau et commence à le frapper avec) Et ce qu’auront fait leurs parents aura été inutile. Tout aussi inutile que ce que tu fais en ce moment. (Victoire le frappe avec de plus en plus de force) Les dictatures ont toujours combattu les opposants, la démocratie post-capitaliste a fait un pas de plus : elle les accepte. Et elle les absorbe19.

La critique italienne, lors de la sortie du spectacle par la compagnie ErosAntEros de Bologne, s’était d’ailleurs focalisées sur cette tirade finale, incomprise, mais surtout très mal vécue par le public. On reconnait dans ce spectacle et surtout dans les figures de ces personnages la technique d’Aldrovandi, qui est celle de brouiller les pistes, de faire entendre les différents points de vue et, apparemment, de ne pas prendre parti, pour laisser le public faire la part des choses avec les images et les paroles qu’il a pu voir et entendre sur scène.

Si on y réfléchit a posteriori, il a été donc moins difficile de gérer la violence physique, qui en était un pilier de ce texte et qui avait effrayé la troupe étudiante au début du projet, que de gérer la violence verbale et symbolique : les propos racistes, le délire de suprématie et omnipotence, jusqu’au salut romain sur scène. Et c’est cette tension que la troupe a voulu transmettre au public, une tension qui naissait de l’insupportable. J’ajoute à ceci que la troupe était composée à l’époque d’étudiants et étudiantes issues de l’immigration, dont l’identité culturelle est en total contraste avec les propos délirants de Victoire. La distribution dévoilait, peut-être sans le vouloir, une force et un message supplémentaires.

3. De la parole au geste

La montée des idéologies néo-fascistes est présente dans de nombreux autres textes italiens contemporains. Contrairement aux pièces mentionnées précédemment, leur construction met en avant la parole – une parole obsédante, envahissante, bien que très différente d’un texte à l’autre – qui prend le dessus sur la violence des actes et devient elle-même violence.

Per il bene di tutti, du dramaturge sicilien Francesco Randazzo20 est une pièce de 1996 qui anticipait de manière troublante le phénomène des rondes mis en place par la Ligue du Nord en Italie, dans les années 2010-2018, pour – soi-disant – protéger les citoyens. Ici un groupe de néofascistes intercepte un clandestin lors d’une ronde nocturne, le fait prisonnier et le cache dans le sous-sol de la supérette du village. Ces « citoyens-modèle » portent des noms singuliers qui les placent dans une réalité non italienne, à la limite du dystopique : Zug, Zum, Topf, Luz… Endoctrinées par le médecin du village, les militants de la défense citoyenne finiront par tuer le prisonnier, « pour le bien de tous ». La pièce de Randazzo est un texte saturé de parole, de répétitions, jusqu’à l’insupportable. Les personnages semblent touchés par une forme de palilalie, ce trouble involontaire de la parole qui pousse les personnes à répéter les mots. Mais la répétition est ici le symptôme visible de l’angoisse qui les habite et – en même temps – de la violence qu’ils mettent en pratique et qu’ils sentent devoir justifier face à d’autres et face à eux-mêmes.

TOPF
Tu sais ce que j’aime
Zum
Tu sais ce que c’est Dans toute cette affaire
Toute cette histoire Nous Eux Les rondes
C’est la liberté que j’aime Sûr La liberté
Parce que nous on est libres On vit
dans un pays libre Démocratique
Démocratique
Nous on est démocratiques
Et démocratiquement on a décidé
de se défendre De sauvegarder sauvegarder
notre liberté Notre Démocratie
Nous Tout seuls Démocratiquement
Démo – Cratie Pouvoir du peuple
Ça veut dire pouvoir du peuple
Nous nous on est le peuple Nous
on peut décider nous-mêmes pour nous
et pour nos enfants Nous Tout seuls
C’est la première fois la première fois
que je la sens comme vraie cette démocratie
comme vraie tu comprends
[...]

 
ZUM
Je sais pas Je crois que oui Peut-être
Ça se peut C’est sûr que comme ça ça sonne bien
Mais je me fiche de savoir si c’est ça et ce que
c’est Moi je le fais parce que c’est la seule
chose à faire la seule chose possible
et si nous on la fait pas Nous
tout seuls personne personne le fera
jamais pour nous Personne Moi j’y crois pas
en la Démocratie Non j’y crois pas
Pendant des années on nous a trompés
avec ce joli mot Démocratie
[…]
Et maintenant ils veulent nous l’enlever parce que
sinon on est racistes et on n’est pas démocratiques
Moi je suis quelqu’un d’honnête. Juste
quelqu’un d’honnête Qui veut vivre
tranquillement Chez lui Et c’est tout21

Pour cette mise en scène, le metteur en scène Jean-Claude Bastos avait choisi de seconder cette logorrhée incessante, notamment dans la première partie du spectacle, en accompagnant le texte de gestes répétitifs, comme le déplacement de caisses en plastique transparent, dans un mouvement sans fin. L’action conjugué à la frénésie de la parole allait transmettre le même sentiment dans les rangs du public, qui finissait par suffoquer, pris au piège.

La violence verbale est aussi au centre de la pièce In nome del popolo italiano de Matteo Bacchini22, éditée en version bilingue en 2014. La situation initiale est simple : un frère et une sœur sont convoqués au commissariat pendant la fête de mariage de celle-ci, car un SDF a trouvé la mort par arme blanche à côté du banquet des mariés. Les propos des deux personnages, récités face à un public-témoin (de la déposition ? de la fête ? du procès qui s’en suivra ?), sont un fleuve en crue. Mais les discours sont creux, les paroles sont là pour combler un vide d’idéaux, de valeurs, de culture.

NATIONALITÉ

GIULIO : Nationalité romaine mon lieutenant ! Et j’ai même la louve tatouée sur le biceps si vous voulez la mettre dans le PV, et le drapeau tricolore : jaune-rouge. Oui mon lieutenant, c’était pour compléter le tableau. C’est qu’à Rome tu grandis depuis que t’es gosse avec ce concept de l’histoire qui flotte dans l’air comme la pollution et tu la respires jour après jour. L’histoire, pas la pollution. Rue des Forums Impériaux, rien que le nom ça devrait suffire lieutenant : rue des Forums Im-pé-ri-aux. C’est pas de la roupie de singe ! À Milan ils l’ont la rue des Forums Impériaux ? Non. Ils ont la rue Brambilla et ça suffit pour comprendre que l’empire romain il pouvait naître qu’à Rome. C’est écrit dans le nom. Et d’ailleurs dans la rue des Forums Impériaux y a les cartes en bronze qui pèsent une tonne avec les conquêtes de la Rome romaine, Illyrie Thrace Numidie Gaule Ossétie Bretagne et elles sont là comme un futur avertissement du présent et les romains qui passent pour aller prendre le tram peut-être qu’ils font pas gaffe mais passe un jour passe toujours le romain par la force des choses il se sent spécial, il sent qu’il fait partie de l’empire, même lui qui va prendre le tram. Ça mon lieutenant c’est le sens historique de l’histoire, que nous on a l’empire et les milanais ils ont la rue Brambilla et le vinaigre balsamique de Modène. Et si l’histoire on la connaît on la respecte, mais si on connaît que dalle l’histoire elle existe pas et d’ailleurs maintenant sur les escaliers de la rue des Forums y a des clodos qui dorment et le matin ils chient devant les conquêtes de l’empire, et y a aussi les manu chao avec leurs flûtes de pan qui fracassent les couilles aux touristes. Et les camions-snacks mon lieutenant ? Boissons Glaces Würst Welcome to Italy, ouelcome tou Italy mon cul, décrochez-vous de nos burnes et laissez-moi passer rue des Forums dans un religieux silence. Elles ont plus de respect les mouettes qui se postent au crépuscule sur les ruines pour contempler la colonne trajane. Moi quand je vois une mouette ça m’émeut mon lieutenant. Mais quand je vois un clochard je pète un câble, figurez-vous. Parce que bon ils sont pas tous pauvres les pauvres mon lieutenant, y en a aussi des riches il suffit d’aller vers Parioli ou Montesacro le samedi matin, ça grouille de philippins avec le caniche en laisse et les sacs de courses et qu’on vienne pas me dire qu’ils sont tous conchitas et garde-vieux tu parles ces gens-là ils ont du pouvoir d’achat mon lieutenant et ils amènent pisser le chien tôt le matin pour pas se faire choper par la brigade financière, sauf le respect que je dois à l’Arme-sœur mon lieutenant, c’était pour compléter le tableau23.

Je reprends les mots de Céline Frigau-Manning qui avait coordonné la traduction de ce texte avec le collectif « La langue du bourricot » de Paris 8 et avait co-écrit l’introduction :

C’est enfin avec le spectateur que le dialogue semble achopper. Saturé d’une logorrhée véritablement déboussolée – sans points cardinaux, tourbillonnant sur elle-même comme une mouche prise au piège d’un verre retourné – il peine à situer le spectacle dans un panorama culturel et historique. [...] Face à cette cascade d’amalgames et de clichés, le spectateur peine à entrer en contact avec les personnages. Point d’empathie chez Bacchini, point de recherche de catharsis. Endossant l’habit de l’entomologiste, le spectateur observe deux individus se débattre avec des préjugés idiots, avec leur langue usée jusqu’à la corde, sans que jamais lui soit arrachée la moindre compassion24.

La parole ici précède le geste : c’est seulement à la fin de la pièce que le spectateur connaîtra les conséquences de ce discours saturé, stérile et dérangeant, à savoir le meurtre par Giulio du SDF qui avait volé quelques couverts au banquet de mariage.

Dans ce panorama de textes et d’expérimentations théâtrales qui mettent en scène les tensions sociétales contemporaines, ne peuvent manquer deux thématiques centrales désormais dans les préoccupations du monde actuel, et en particulier des nouvelles générations : la violence de genre et la crise écologique.

La question du genre est un thème vaste qui met en crise (et pour une fois l’expression charge le mot « crise » d’une valeur positive) la société patriarcale et ses valeurs révolues. C’est la rébellion des femmes à des diktats ancestraux et aux conséquences néfastes pour elles. Cela touche particulièrement ces cultures latines qui fondaient leur société sur ces modèles masculinistes. Lorsqu’on effectue une recherche sur le web à propos de « violence au théâtre », dans les pages italiennes on tombe d’ailleurs, presque toujours, sur des pièces qui représentent la violence contre les femmes.

En 2016 nous avons édité et mis en scène le texte Blessées à mort de Serena Dandini25 (2011) sur le thème du féminicide. Il s’agit d’un recueil de 36 courts monologues où des femmes assassinées témoignent de leur situation. Il va sans dire que leurs histoires sont violentes, parfois à la limite du supportable. La montée de la violence contre les femmes est directement proportionnelle à l’incompréhension et à la colère que cela engendre.

On avait le monstre chez nous, et on ne le savait pas.
On avait le monstre chez nous, et on ne le savait pas, c’est ma mère qui l’a dit aux enquêteurs, on avait le monstre chez nous et on ne le savait pas...
Il était là, en train de fumer près de la cheminée, et on ne le savait pas ; on avait le monstre chez nous et on ne le savait pas, il regardait son match et on ne le savait pas.
Mais mon mari non plus ne le savait pas, c’est sûr, lui qui portait le monstre en lui, il ne le savait pas, le pauvre, il était toujours occupé, toujours sur la route avec sa Fiat Panda ; et même quand il m’a mise enceinte pour la troisième fois, il ne le savait pas. Moi si, évidemment, j’ai tout de suite été écœurée par les brocolis, et là, j’ai compris ; pas la peine de gaspiller l’argent pour le test, je me connais, le brocoli, c’est un signe infaillible, terrible ; cinq fois, je suis tombée enceinte, et c’est le brocoli qui me l’a dit. Des enfants, je n’en ai que trois : il y en a un que j’ai perdu à la naissance et un autre qui est resté sept mois dans mon ventre et qui n’est jamais sorti. Je suis morte avant.26

Mais Serena Dandini a fait le choix de ne pas sombrer dans le pathos. Au contraire, elle choisit souvent le ton de l’ironie et de la légèreté pour livrer aux spectateurs ces tranches de vie fauchées. Placées dans des limbes où elles se retrouvent toutes ensembles, les femmes ne sont plus en proie à leurs peurs : les langues se délient, les souvenirs remontent, elles peuvent enfin être libres de leur parole.

Ici, je suis une sorte de vétéran, j’accueille les nouvelles venues, je les mets à l’aise, je les répartis en secteurs... Du moins, c’était comme ça jusqu’à récemment ; maintenant, c’est la foule, nous sommes toutes mélangées.
Avant, on nous plaçait par religion, par race, par couleur, et puis ça a été la foire. De toute façon, tu sais comment sont les femmes, elles bavardent, elles deviennent vite copines. Il n’y a qu’à voir, maintenant, elles sont toutes ensemble, juives et Palestiniennes, Serbes et Bosniaques, chiens et chats. En plus, depuis que les transsexuelles sont arrivées, on danse tous les soirs, elles ont amené la musique brésilienne, et finie la tranquillité. « Seigneur, accorde-leur la paix éternelle » … J’espérais au moins me reposer, une fois trépassée, et au lieu de ça, c’est la fiesta tous les soirs, ces filles-là ne s’arrêtent jamais...
Tiens, en voilà une autre qui vient d’arriver, ça ne s’arrête plus, ils en tuent une tous les deux jours rien qu’en Italie. Fais le compte, je n’ai plus le temps de souffler.27

On assiste ainsi à une série de témoignages qui vont de la violence conjugale aux pratiques de jeux sexuels dangereux, du rituel de l’infibulation aux viols ethniques, et jusqu’au délit d’honneur et à la lapidation. Malgré le ton détaché de certains textes, le thème n’en est donc pas moins grave. La question s’est posée – au moment de la mise en scène au sein d’un groupe d’étudiants et étudiantes de l’université – sur la légitimité de mettre en scène cette parole et ces histoires. Cette année-là, un autre élément venait faire obstacle, d’une certaine manière, à la représentation de ces textes : le groupe universitaire était composé de filles et de garçons.

Par la lecture de metteur en scène Jean-Claude Bastos, cette contrainte de groupe est venue en aide à notre problème de représenter ces paroles et ces faits sur scène. La parole de ces femmes ne serait plus confiée à des actrices endossant le rôle de la victime et parlant aux spectateurs de sa vie ; elle serait en revanche répartie parmi les membres d’un groupe, de garçons et de filles, qui se chargeraient de raconter la vie et les vicissitudes de ces femmes28.

Le choix scénographique reprenait le symbole choisi par une plasticienne mexicaine, Elina Chauvet, qui lança le projet artistique « Zapatos Rojos » en 2009 à Ciudad Juárez, à l’époque une des villes avec le plus haut taux de féminicide au monde. Elle raconte les histoires des victimes par le biais de l’installation d’une procession de chaussures rouges : topos de la féminité, elles sont ici utilisées a contrario pour mettre en valeur une féminité blessée, exploitée, meurtrie. Le groupe déambulant parmi ces tas de chaussures, où il tente de retrouver les paires (de faire de l’ordre) témoignait des histoires des femmes, en leur laissant – pudiquement – l’identité et la souffrance.

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Leur témoignage, souvent raconté face au public, prenait donc à témoin le public qui à son tour prenait en charge ces histoires. De témoin à témoin, la violence des propos s’amplifiait, tout en respectant les victimes. Car, la parole – parfois chargée de la violence du geste qui est raconté, parfois éludée, dans une sorte de pudeur et de préservation de l’intime – est transformée en acte par la mise en scène : des monologues statiques deviennent des histoires qui se déroulent sous nos yeux.

Mais l’action que la mise ne scène a décidé de créer sur le plateau n’est pas l’action violente de la thématique traitée. Car finalement la prise de vue a changé : sortant de la diégèse, c’est l’action propre de l’interprète qui est mise en scène. Le geste de l’acteur se charge de transmettre au public l’existence de ces fantômes évoqués, de les faire exister pendant le temps du spectacle. Dans le but de laisser au public la charge de ces histoires et d’éviter à tout prix la catharsis de l’applaudissement, la troupe avait proposé de boycotter ou d’interdire les saluts de la fin, par respect pour les histoires racontées, par choix idéologique aussi : priver le public de ce geste – dont il a besoin – aurait été un acte militant ultime. Militant, mais extrême : la troupe a donc décidé de laisser le public s’exprimer et donc de récompenser par la même occasion la prestation des acteurs et actrices.

La crise écologique et l’engagement pour l’environnement créent aussi une tension, dans la société, dans la famille, sur les planches. Le texte par lequel va se terminer ce panorama commence par la parole et termine par une gifle – de manière spéculaire par rapport à la première pièce analysée ici. Dans Les Conséquences du réchauffement climatique, l’autrice Giulia Lombezzi29, manie avec habileté les codes de sa pièce à thèse, sans perdre de vue l’antithèse. Par le prisme d’une petite famille de la classe moyenne – un père, une mère, une adolescente –, elle illustre un véritable choc générationnel autour de l’engagement citoyen pour la sauvegarde de la planète. Olivia, dix-sept ans, se réveille en sursaut depuis qu’elle a épousé la cause de l’environnement : les images de bébés pingouins se noyant dans la mer, de cétacés remplis de plastique, de koalas encerclés par les flammes hantent son sommeil. Ses parents, Carla et Renato, sont de plus en plus préoccupés par l’engagement de leur fille, qu’ils jugent excessif, voire nuisible à son épanouissement. Cette disciple de Greta Thunberg, la jeune activiste suédoise, a instauré au sein de sa famille une atmosphère anxiogène, rythmée par des sermons sur le tri des déchets et par des avertissements apocalyptiques.30

OLIVIA : Les oiseaux tombent du ciel. Tu les vois ? Ils tombent du ciel. La cendre étouffe les poissons. Tu les vois ? Les arbres tremblent. Tu les vois ? Tu sens ? Tu sens comment l’air bouge ? Le vent de feu. Tu sens ? Le vent de feu galope et ils brûlent tous, brûlent tous, tout brûle, leurs pattes brûlent, leurs nez rôtissent, ils se roulent par terre creusent sous les clôtures pleurent de douleur se protègent le museau tandis que le feu les attrape tandis que les buissons s’embrasent les arbres s’évanouissent les oiseaux tombent les feuilles se recroquevillent les insectes explosent les grenouilles fondent la fumée monte et brûle le ciel et étrangle l’air et les oiseaux tombent et le feu mange l’herbe mange les yeux mange les queues mange la progéniture mange les cœurs les oreilles les œufs les langues la fourrure et il va trop vite, ils courent s’écrasent contre les grilles se jettent sur l’autoroute mais il va trop vite, ils lancent des appels grognent de douleur mais il va trop vite, la nuit a la couleur du jour et le jour a la couleur du feu et le chant sec des flammes blanches engloutit les hurlements des kangourous des colibris des koalas qui s’étreignent et fondent et brûlent et s’étreignent et fondent et brûlent et la soif les rend fous et ils lèchent les rues et les montagnes bleues sont rouges de cendre les arbres sont des tiges noires dans le ciel vide et le bois vomit des carcasses grises et les oiseaux tombent et les hommes s’enfuient et meurent et les maisons s’évanouissent et les voitures explosent et le vent pousse le pollen des flammes qui broient des branches sèches et des feuilles sèches le sol sec l’air sec et les oiseaux tombent et le feu fait la fête et rit et bave tandis que les animaux brûlent vivants et il n’y a pas de place pour l’eau et il ne pleut pas, ne pleut plus, plus jamais, ne pleut plus, ne pleut plus, plus jamais, plus jamais, il ne pleut plus jamais/
RENATO : Tout va bien, ma puce ?31

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La langue est volontairement suffocante, la ponctuation n’est pas régulière ou elle est omise, les mots sont souvent tronqués, les phrases sont interrompues par des barres obliques [/] comme si l’étouffement de la situation, du climat, pouvaient ôter la parole, la possibilité de communiquer, de dévoiler le fond de la pensée. En effet, les personnages sont dans une impasse complète.

Renato devient progressivement l’arbitre impuissant et le spectateur des disputes entre son épouse et sa fille. Dans une atmosphère désormais irrespirable, ses appels au calme ne suffisent plus : l’énième affrontement s’achève par une gifle que Carla donne à Olivia, au bout d’un échange véhément entre mère et fille qui illustre les deux positions extrêmes autour du sujet central, à savoir la perception de l’urgence et l’expérience de la vie.

CARLA : Mais c’est la vérité, ma cocotte. De votre histoire de sauver le monde, nous ne connaîtrons pas la fin. Vous nous accusez de voler votre futur. Alors qu’on n’a fait que des sacrifices pour vous en donner un. Nous. Tes grands-parents. Tes arrière-grands-parents. Tu nous… vous nous crachez à la figure.
RENATO : Nous voudrions seulement te voir heureuse.
OLIVIA : Je ne veux pas. Être. Heureuse. Je n’en ai rien à foutre. D’être. Heureuse. C’est pour ce besoin pathétique d’être toujours plus heureux que nous sommes en train de tuer tout ce qui existe. Je ne veux pas être heureuse. Je ne veux pas de vos anesthésies, je ne veux pas de vos conneries, je ne veux pas profiter. La terre, ce n’est pas quelque chose dont il faut profiter. Moi je veux réparer, pas profiter. On n’a plus le temps. Plus le temps. Le Groenland perd onze-mille tonnes de glace par jour. Vous réalisez ? Moi oui ! Je ne vois que ça. Si en trois ans on ne réduit pas nos émissions, c’est la fin. Si nous ne changeons pas de modèle économique, c’est la fin. La température ne descendra plus. La catastrophe a commencé, maman, en Australie il fait cinquante degrés, et il ne pleut pas, c’est pour ça qu’elle brûle. À cause de cela tout. Brûle. À cause de ça. À cause de nous. Et je devrais penser à profiter ? Un demi-milliard d’animaux sont morts. Un demi. Milliard. Et d’autres vont bientôt mourir, parce qu’ils ne savent pas où se cacher, que manger, leur maison est réduite en poussière, ils errent assoiffés comme des fous, un demi-milliard d’animaux morts carbonisés et je devrais penser à être heureuse ? Mais pourquoi ça ne vous inquiète pas ? Pourquoi ça vous blesse tant, que ça m’inquiète ?
CARLA : J’appelle le psy.
OLIVIA : Bravo, maman, fais-moi interner.
RENATO : Carla/
OLIVIA : Tu me dégoutes.
Carla donne une gifle à Olivia. Olivia regarde sa mère, incrédule, furieuse, puis sort.32

Comme le rappelle Claudio Pirisino dans l’introduction au texte, la gifle de la mère va ôter la parole non seulement à sa fille, qui quitte la scène, mais également à son mari. Elle est décochée là où la raison défaille : on est à l’acmé d’une spirale de mots et de propos regrettables des deux côtés. Est-ce la fin de la communication ? Une table rase ? Un nouveau départ ? La gifle va en quelque sorte se retourner contre Carla, pour qui cet instant de violence agit comme un interrupteur. Une gifle qui se retourne aussi vers un public qu’on a su coinvolgere, impliquer dans la cause, mais qui n’arrive pas à immedesimarsi, à prendre parti pour l’un ou pour l’autre.

La pièce en effet s’achève sur la tirade de la mère, dans un désespoir qui dévoile la prise de conscience, mais aussi l’impuissance de pouvoir agir sur sa situation familiale et la situation de la planète. Des jeunes étudiants qui auraient voulu participer au projet, à la première lecture du texte, nous ont fait part de leur désarroi : ils s’attendaient à des réponses, à une pièce militante et ils ont rencontré une œuvre où la thèse ne donne justement pas de réponses. Nous avons constaté par la suite que ce même désarroi a touché les publics à qui nous avons proposé le texte et le spectacle à Toulouse et à Tanger. Et nous avons compris – encore une fois – que ce n’est pas à partir des réponses qu’il peut donner, mais plutôt à partir des questions qu’il sait soulever, que le théâtre tire encore sa force et sa raison de continuer à exister.

4. Secouer les esprits : la liberté du théâtre universitaire ?

Cette année, certains théâtres européens ont accueilli la dernière création du dramaturge portugais Tiago Rodrigues : Catarina ou la beauté de tuer des fascistes (2020). Dans une famille qui chaque année célèbre, à travers un meurtre rituel, le souvenir de l’aïeule tuée par le régime fasciste, Catarina, la plus jeune descendante – à qui revient l’honneur de perpétuer la cérémonie de vengeance – se rebelle. Elle brise le cercle et refuse d’utiliser la violence lucide et consciente pour venger la violence subie. Mais en allant contre la volonté et la tradition de sa propre famille, elle va aussi créer la source d’une autre violence. Par son geste, en effet, Catarina donne la parole au seul personnage resté muet jusqu’à là, le prisonnier fasciste capturé pour l’exécution. Le discours réactionnaire, homophobe, raciste, violent du prisonnier brise le pacte de fiction et le quatrième mur et suscite, dans la salle de théâtre comme à l’extérieur, une réaction à son tour très violente. Cela renvoie au paradoxe de la tolérance dont Karl Popper, en référence à Platon, parle dans La Société ouverte et ses ennemis (1945) : l’idée que « pour maintenir une société tolérante, la société doit être intolérante à l’intolérance ». Si l’on peut avoir des doutes sur la spontanéité des réactions du public dans la salle, on peut en revanche être sûr que les polémiques engendrées en Italie lors de la tournée du spectacle ne sont pas une orchestration : certaines municipalités en Italie (à Rome et à Modène, plus précisément), n’ayant rien compris au message du spectacle et se limitant au titre de la pièce, ont tenté de la faire interdire. Finalement, on est face à un autre paradoxe : la non-violence prêchée sur le plateau engendre une autre forme de violence.

Porter la violence sur le plateau, raconter l’intolérance de la société par le biais du théâtre, signifie finalement lui donner corps, la créer, la rendre vivante, présente. Pour autant, le fait de ne pas suggérer de thèse, de ne pas donner de leçons, ouvre un débat important. La dramaturgie contemporaine, en effet, se pose comme miroir de la société actuelle, se faisant parfois porte-parole des problèmes, des tensions qui la traversent. Et donc de la violence, latente ou déclarée qui en découle. Mais elle ne propose pas de morale, pas de militantisme : comme un miroir, elle projette la réalité – avec un effet de loupe – pour la remettre sous les yeux du spectateur. Comme le rappelle François Lecercle :

[Les dramaturges contemporains] prennent ainsi position contre la tradition théâtrale d’un théâtre qui éduque et moralise : jouant Artaud contre Aristote, ils se situent du côté de l’anti-catharsis, d’un théâtre qui ouvre une crise et ne règle rien car il ne cherche qu’à laisser dans le spectateur une plaie ouverte.33

Cette dramaturgie permet donc – en reprenant les définitions données précédemment – de coinvolgere, mais non pas d’immedesimarsi. C’est une implication dans le questionnement plus que dans la résolution.

On pourrait alors se demander si le fait de laisser les spectateurs face à des dilemmes et des points de vue contradictoires ne peut pas exposer à des conséquences paradoxales. Comment représenter la violence, sans donner des directives précises et sans tomber dans le piège d’engendrer une autre violence ? Faut-il accompagner ces spectateurs ? Faut-il rouvrir le débat de l’après-spectacle, celui que Dario Fo appelait le troisième acte, fût-il houleux ou pas ? Une mission difficile, une situation souvent complexe à créer, dans une ambiance de consensus qui peut se former dans un contexte de théâtre institutionnel.

Mais il existe encore un endroit, où l’on peut créer une forme de liberté idéologique, esthétique qu’on n’a pas ailleurs : le théâtre étudiant. Pas de contraintes économiques (sinon le fait d’avoir très peu de moyens), pas de pressions politiques, pas de distribution imposée : aucun filtre ne s’interpose entre la volonté de porter un message, de dresser un portrait de votre société par une dramaturgie donnée et la manière de le transmettre au public. Le théâtre étudiant peut sans doute être vu comme le lieu de la liberté d’expression, de l’expérimentation possible, le tremplin pour la diffusion de textes qui seraient sans doute restés dans l’ombre sans cette niche curieuse et productive.

Droits pour les photos :

1 Romeo Castellucci / castellucci©SRS
2 Emma Dante / photos de Giuseppe di Stefano
3 Focus Group / ©Jean-Pierre Montagné
4 Allarmi / ©Jean-Pierre Montagné
5 Ferite a morte / ©Jean-Pierre Montagné
6 Le conseguenze del surriscaldamento globale / ©Jean-Pierre Montagné

Notes

1 Cet article est issu d’une conférence plénière présentée à la journée d’études « Quand le théâtre universitaire s’attaque à la violence », du 23 mai 2023, à l’Université de Lyon 3, à l’occasion du Festival international de théâtre universitaire « Meraki » (Lyon, 23-27 mai 2023). Retour au texte

2 Patrick Primavesi, « Gewalt der Darstellung: Zur Inszenierung antiker Tragödien im (post)modernen Theater » in Bernd Seidensticker  et Martin Vöhler (dir.), Gewalt und Ästhetik: Zur Gewalt und ihrer Darstellung in der griechischen Klassik, Berlin, New York, De Gruyter, 2006. Pour un résumé en italien : [https://www.visionideltragico.it/blog/parole/violenza]. Retour au texte

3 François Lecercle, « La violence de la représentation », in Spectacle de la violence, Comparatismes en Sorbonne, 2-2011. Université de Paris-Sorbonne (CRLC). Consultable ici : [http://www.crlc.paris-sorbonne.fr/FR/Page_revue_num.php?P1=2] Retour au texte

4 Ibidem. Retour au texte

5 Romeo Castellucci, Genesi, from the museum of sleep, créé en 1999. Retour au texte

6 Ibidem. Retour au texte

7 Pour un échantillon dans l’espace européen et africain, cf. Saïd Mouhamed Ba, Anne Bourrel, Emine Sevgi Özdamar, Francesco Randazzo, Marc Rosich, Sarah Ruhl, Réécrire le mythe, Collection Nouvelles Scènes-linguae, n° 3, Toulouse, PUM, 2023. Retour au texte

8 Le théâtre de Mario Perrotta n’est pas édité à ces jours, en Italie comme en France. Seule exception : Mario Perrotta, Milite Ignoto qiuindicidiciotto/ Soldat Inconnu quinze-dix-huit, coll. Nouvelles Scènes-italien, n°20, Toulouse, PUM, traduction coordonnée par Florence Courriol et Filippo Fonio, à paraître en septembre 2023. Retour au texte

9 Emma Dante, Le pulle. Operetta amorale, in Bestiario teatrale, Milano, Rizzoli, 2020. Retour au texte

10 Pour une étude plus approfondie de ces textes, cf. Antonella Capra, « La tentazione dell’abbandono », Line@editoriale [En ligne], 9 | 2017, mis en ligne le 21 janvier 2021, consulté le 20 juillet 2023. URL : [http://interfas.univ-tlse2.fr/lineaeditoriale/1422]. Retour au texte

11 De Florian-Tagliarini, Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni, in La trilogia dell’invisibile, Teatrino di Fondi/ Titivillus Mostre Editoria, Corazzano (Pisa), 2014, p. 87. Traduction : DARIA Nous ne sommes pas prêts. / Ce n’est une question de retard, dix minutes, un problème technique... / Nous pensions ne pas le faire. / (ils regardent le public) / Ce n’est pas qu’on ait pas travaillé, au contraire, probablement le problème est là : nous nous sommes perdus dans un mécanisme mentale très fort et (en regardant l’espace scénique) nous n’avons pas trouvé une action. Donc... Retour au texte

12 En italien on utilise le même terme qu’au cinéma : des courts théâtraux. Retour au texte

13 Marco Di Stefano, Focus Group, coll. Nouvelles Scènes-italien n° 21, Toulouse, PUM, traduction d’A. Capra, à paraître en décembre 2023. La pièce a été mise en scène, en mars 2022, par Jean-Claude Bastos pour la compagnie universitaire « I Chiassosi », à l’occasion du festival étudiant « Universcènes » de l’Université Toulouse-Jean Jaurès. Retour au texte

14 C. Pirisino et A. Capra, « Un objet compact sur l’actualité », in Marco Di Stefano, Focus Group, op. cit. Retour au texte

15 Emanuele Aldrovandi, Allarmi! / Alarmes !, coll. Nouvelles Scènes-italien n°17, Toulouse, PUM, 2018, traduction de Frédéric Sicamois. Pour approfondir autour du texte et de sa traduction, on peut consulter le dossier dans le numéro 10, 2018 de Line@editoriale, [https://interfas.univ-tlse2.fr/lineaeditoriale/981]. Retour au texte

16 Ibid., p. 71, 73. Retour au texte

17 Dans le texte, par vouloir de l’auteur, le nom du théâtre est chaque fois celui du théâtre où est mis en scène le spectacle. Retour au texte

18 Ibid., p. 83. Retour au texte

19 Ibid., p. 133, 135. Retour au texte

20 Francesco Randazzo, Per il bene di tutti/ Pour le bien de tous, coll. Nouvelles Scènes-italien, n°2, Toulouse, PUM, 2010, traduction de Laura Brignon. Retour au texte

21 Ibid., p. 71,73. Retour au texte

22 Matteo Bacchini, In nome del popolo italiano, Au nom du peuple italien, coll. Nouvelles Scènes-italien n° 9, Toulouse, PUM, 2014, traduction du collectif « La langue du bourricot », de l’Université Paris 8. Retour au texte

23 Ibid., p. 41, 43. Retour au texte

24 Cécile Frigau Manning, Paolo Bellomo et Romane Lafore, Introduction à Matteo Bacchini, op. cit., p. 12. Retour au texte

25 Serena Dandini, Ferite a morte/Blessées à mort, coll. Nouvelles Scènes-italien, n° 12, Toulouse, PUM, 2016, traduction collective de l’UFR d’Études Italiennes de l’Université Paris-Sorbonne sous la direction de Lucie Comparini. Retour au texte

26 « Le Monstre », ibid., p. 17. Retour au texte

27 « Le sens de l’honneur », ibid., p. 25. Retour au texte

28 Sur le choix de mise en scène, voir Jean-Claude Bastos, « Une proposition de mise en scène pour Ferite a morte de Serena Dandini », in M. Orsino, A. Capra, (dir.), Opera Contro. L’œuvre de rupture sur la scène italienne de 1960 à nos jours : théâtre, danse, opéra, performance, Collection de l’ÉCRIT, n° 16, Toulouse, 2018, p 59-63. Retour au texte

29 Giulia Lombezzi, Les conseguenze del surriscaldamento globale/Les conséquences du réchauffement climatique, coll. Nouvelles Scènes-italien, n° 21, Toulouse, PUM, à paraître en décembre 2023. Retour au texte

30 Propos tiré d’A. Capra, C. Pirisino, « Un objet compact sur l’actualité », introduction à Giulia Lombezzi, ibidem. Retour au texte

31 Ibidem. Retour au texte

32 Ibidem. Retour au texte

33 F. Lecercle, op. cit. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Antonella Capra, « Théâtre universitaire et violence : motivations, modalités et limites », Line@editoriale [En ligne],  | 2023, mis en ligne le 02 février 2024, consulté le 28 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lineaeditoriale/2091

Auteur

Antonella Capra

Il Laboratorio (EA4590) Université Toulouse Jean Jaurès

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